ACTE V, Intermède

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PRÉSENTATRICE. – (exaltée) Mon cher Oreste-Basile, nous vivons une série de rebondissements absolument incroyables avec ce gouvernement ! Voici un Premier ministre qui a eu l’audace de trahir ses ministres en exposant publiquement leur mépris du peuple, un Premier ministre qui, quoi qu’on en pense, s’est rendu coupable de ce qu’elle avait passé son temps à dénoncer, un conseiller personnel du chef d’État qui s’est rendu coupable de fraude interplanétaire et… et la liste est encore longue ! Qu’en pensez-vous, Oreste-Basile ?

COPRÉSENTATEUR. – (se gausse) Interplanétaire, interplanétaire, comme vous y allez, Mallory ! (un temps) Mais pour autant, on peut en effet s’interroger sur l’ampleur du système de corruption qu’il avait monté de toute pièce.

PRÉSENTATRICE. – En effet, Oreste-Basile, en effet ! Qu’il avait monté, lui, de toute pièce. Quel redoutable politicien corrompu… Et ce n’est pas tout, car nous avons eu non seulement la trahison de Sarmente et la corruption de Desfossés, mais nous avons pu observer un chef d’État qui, de son côté, ne semble plus savoir où il en est, qui parle de sacrifice tout en parlant de sens de l’honneur, qui n’a pas véritablement eu le courage de dénoncer son ex-conseiller finissant même, je crois bien, par prendre sa défense… et ce n’est pas encore fini !

COPRÉSENTATEUR. – Bien sûr, chaque nouvel épisode expose un peu plus les contorsions de cette caste politique qui, dès qu’elle arrive au pouvoir, n’en finit plus de démontrer son incompétence. Car à la trahison de Sarmente a succédé la corruption de Desfossés et à la corruption de Desfossés ont succédé les tergiversations de Bernal… dont je crois deviner que personne ne fut dupe.

PRÉSENTATRICE. – Et aujourd’hui, le clou du spectacle nous est offert par le Premier ministre Sarmente elle-même qui met en scène sa lâcheté.

COPRÉSENTATEUR. – (sourit avec une gêne feinte) Oh, Mallory, vous êtes décidément très en verve, aujourd’hui !

PRÉSENTATRICE. – Mais je ne fais que mon travail, mon cher Oreste-Basile, nous sommes un média et à ce titre, nous devons être l’écho du peuple : il nous appartient de montrer ce qui nous indigne. Car le Premier ministre Sarmente, après avoir sabordé l’ensemble de la classe politique avec sa trahison, abandonne aujourd’hui le navire en démissionnant !

COPRÉSENTATEUR. – C’est, en effet Mallory, ce que nous avons pu recueillir auprès du peuple que nous n’avons pas manqué d’interroger. Il faut croire que le courage de cette personne n’était qu’une feinte et que l’indignation dont elle a su faire preuve pour se faire connaître faisait partie d’une stratégie bien huilée.

PRÉSENTATRICE. – Je crois d’ailleurs, Oreste-Basile, que Gaspard Trémond lui-même a annoncé sa profonde déception et sa désapprobation…

COPRÉSENTATEUR. – Gaspard Trémond, premier patron à avoir officiellement soutenu Julia Sarmente, aura également été le premier patron à commenter l’annonce de sa démission en exprimant, je cite, sa « profonde déception à l’égard d’une femme politique qu’il pensait courageuse et qu’il espérait sincère ».

PRÉSENTATRICE. – (se régale) Quelle sévérité, Oreste-Basile, de la part de celui qui fut son complice des premières heures !

COPRÉSENTATEUR. – Et c’est bien là que le bât blesse, Mallory. Car si l’un des premiers à lui avoir fait confiance finit par la dénoncer, c’est qu’il y a probablement anguille sous roche. Ces gens sont intelligents… et informés ! Et lorsque ces hommes de l’ombre que sont les patrons, s’exposent pour exprimer une opinion, c’est généralement parce qu’ils savent des choses que nous ignorons. Peut-être que l’ampleur de la trahison et de la pusillanimité de Sarmente sont bien pires que ce que nous imaginons !

PRÉSENTATRICE. – (porte une main à son oreillette et lève l’autre en direction du coprésentateur) Mais priorité au direct, on m’informe que Julia Sarmente va monter à la tribune de l’Assemblée nationale pour son ultime discours.

À l’Assemblée nationale. Tous les bancs sont occupés. Un gros plan sur quelques ministres montre leur satisfaction. Ils se penchent les uns vers les autres et se murmurent des choses. Certains ricanent.

Dans les hauteurs, les députés de droite montrent un visage satisfait.
Étonnamment, ceux de gauche également.

PRÉSIDENT DE L’ASSEMBLÉE. – La parole est à madame Julia Sarmente.

SARMENTE. – Mesdames et messieurs (un temps) voyez-vous, j’ai revu récemment un grand classique du cinéma, film dans lequel le discours du président au conseil constitue un morceau de bravoure comme on n’en voie… (elle sourit) qu’au cinéma. Ce film, je l’avais vu enfant et il m’avait impressionnée. J’avais été transportée par ce vieil homme combattif dont l’unique but était de défendre les intérêts de la nation… Cette nation qui n’existerait pas sans le peuple qui la compose. Ce peuple que nous n’avons jamais cessé d’étouffer de taxes et de règlements.

Brouhaha. On entend des « Toujours les mêmes discours ! » … « Changez de disque, Sarmente ! » Elle ne se démonte pas. Elle tourne la tête vers les fauteurs de trouble et se contente de leur adresser un regard noir.

SARMENTE. – Oui, ce peuple que nous étouffons de taxes et de règlements ! Toujours les mêmes discours car toujours les mêmes problèmes !

Brouhaha. Sarmente lève la main pour réclamer le silence.

SARMENTE. – Mais ce peuple qui crève sous le poids de nos normes et de nos décisions, ce peuple exsangue qui agonise alors que nous assouvissons notre appétit de pouvoir et d’argent, ce peuple constitue l’unique socle de notre pouvoir politique.

UNE VOIX. – Acceptez votre défaite, Sarmente ! Et laissez travailler ceux qui ont du respect pour la fonction !

UNE AUTRE VOIX. – Nous, au moins, nous ne trahissons personne !

SARMENTE. – (à la dernière voix) Croyez-vous ? Croyez-vous vraiment que vous ne trahissez personne (en regardant Juillet) quand certains anciens ministres manigancent des crucifixions et s’estiment tellement importants qu’ils croient pouvoir gouverner sans ce peuple sur lequel se bâtit une nation ? Croyez-vous pouvoir licencier le peuple comme vous licenciez un salarié d’entreprise ? Croyez-vous qu’une nation puisse se diriger comme une entreprise dont l’unique objectif est le profit?

UNE VOIX. – Mais voyons, Sarmente, il nous faut bien de l’argent pour payer les fonctionnaires ! Et pour réaliser des investissements, et projeter le pays dans le futur !

SARMENTE. – En effet ! Et l’argent pris au peuple doit retourner au peuple… sans passer par la poche des intermédiaires !

Brouhaha. On entend quelques exclamations : « Quel scandale ! » …
« Ces accusations sont inadmissibles ! » … « On aurait dû s’en douter, elle avait montré son vrai visage ! »

SARMENTE. – Oui des intermédiaires qui se servent et prennent leur petite commission sur chaque transaction, chaque impôt, chaque investissement. (elle mime) Mais quelle importance, puisque c’est le peuple qui paie ! Et de toute façon, nos activités sont tellement stratégiques, nous avons tellement de responsabilités, après tout, pourquoi nous priverions-nous de ces petits bonus, n’est-ce pas ? Car si l’on mesure notre investissement personnel, corps et âme, c’est bien peu cher payé en regard de notre sacrifice !

UNE VOIX. – En effet, Julia Sarmente ! Vous voyez que vous êtes d’ac…

UNE AUTRE VOIX. – Mais non ! Taisez-vous ! Vous ne voyez pas que c’est un piège !

SARMENTE. – Un piège… absolument ! C’est une chausse-trape dans lequel le peuple se débat. Un piège que vous avez tendu pour le rendre totalement dépendant de ce système et pour l’épuiser au travail afin qu’il ne se révolte pas !

UNE VOIX. – Quelle honte ! C’est insupportable.

SARMENTE. – C’est vous qui êtes insupportables ! Oui, vous et vos petites tractations, vos combines de couloirs et autres manigances d’alcôves ! Vos ententes cordiales, vos calculs délirants et vos stratagèmes de cour de récréation ! (la salle s’agite à nouveau mais Sarmente continue sans écouter les critiques) Oui, de cour de récréation ! Alors silence ! Vous allez écouter la voix du peuple ! Comment avez-vous pu à ce point vous perdre dans le labyrinthe de votre individualisme ? Comment avez-vous pu oublier que si les profits sont individuels, les pertes seront mutualisées ? (un temps, elle reprend, plus calme) Tout au long de ces derniers mois, je crois que Pierre Bernal et moi avons passé plus de temps à tenter d’identifier et de désamorcer tous les petits complots que vous ourdissiez contre nous, qu’à réellement travailler pour le pays et pour le peuple. Et à chaque fois que nous pensions faire un pas en avant, vous nous faisiez faire trois pas en arrière. Et tout ça pour quoi? Dans l’intérêt de qui ? D’une poignée qui se voudrait seuls au monde et dont seul compte l’avis car leur réussite flamboyante justifie leur soif de pouvoir ? Le pouvoir dont nous sommes investis par le peuple justifie-t-il que nous le retournions contre lui ?

UNE VOIX. – Vous êtes indigne, Sarmente ! Vous portez contre nous des accusations sans fondement ! Vous accumulez les clichés en oubliant soigneusement de rappeler ce qui marche, ce que nous avons fait pour le peuple.

SARMENTE. – Ah bien sûr, toutes mes excuses ! Quelques pauvres réformettes qui touchent à chaque fois quelques minorités éparses ? En effet, je l’ai volontairement éludé, veuillez me pardonner, je pensais ce faisant ne pas vous accabler encore plus !

Brouhaha. Sarmente continue.

SARMENTE. – Mais vous avez raison, je vous accuse, en effet. Et vous avez raison, c’est très injuste. Car vous n’êtes pas les seuls à porter une responsabilité dans la situation où nous nous retrouvons acculés. Il est temps que le peuple se prenne en main. (cris et éclats de voix) Oui il est temps, mes amis, que vous cessiez de confier votre destin à ceux qui n’en ont cure ! Il est temps que vous acceptiez votre propre pouvoir, que vous l’assumiez sans crainte de vous tromper, sans crainte de mal faire mais parce que votre destin vous appartient ! Cessez de croire au mythe du sauveur car il ne viendra pas ! (on la siffle de toutes parts) Vous êtes votre propre sauveur, vous êtes, chacun de vous, le meilleur chef d’État possible pour cette nation ! Car c’est ensemble que nous devons travailler et pas les uns contre les autres, c’est la seule sol…

L’image tressaute et le son se brouille. On voit la présentatrice, une main collée sur son oreillette.

PRÉSENTATRICE. – (feignant la déception) Ah là là ! Ah là là ! La transmission vient malheureusement d’être coupée alors même que Julia Sarmente s’adressait directement au peuple. Ah quel dommage que nous ayons eu un souci technique, comme cela.

COPRÉSENTATEUR. – Oui, Mallory, je crois savoir que les satellites de Gérard d’Arbeau connaissent quelques petits problèmes, ces derniers temps. Ce serait dû à des tempêtes solaires, selon les scientifiques.

PRÉSENTATRICE. – Funestes tempêtes solaires, en effet… Qu’un discours aussi fort, aussi virulent soit interrompu par des particules venues de si loin, c’est tout-à-fait fâcheux.

COPRÉSENTATEUR. – Je dirais même frustrant, Mallory. Mais je vous propose d’aller immédiatement faire un tour du côté du peuple qui n’a sûrement pas manqué cet incroyable moment politique.

PRÉSENTATRICE. – Absolument ! Nawel, êtes-vous parmi nous ? Les petites particules solaires ne vous ont pas coupé le micro, j’espère ?

NAWEL. – Pas du tout, Mallory, et je peux même vous dire que j’ai retrouvé notre vieille complice Mamie Bernadette, à la salle des fêtes, avec toute sa famille autour d’elle.

Le caméraman zoome avant sur Mamie Bernadette
puis zoome arrière pour montrer toutes les personnes réunies autour d’elle.

NAWEL. – Mamie Bernadette, pouvez-vous nous expliquer pourquoi vous m’avez donné rendez-vous à la salle des fêtes ?

MAMIE BERNADETTE. – Nous sommes plusieurs voisins à apprécier de se réunir de temps en temps, pour parler politique et nous avons pensé que le discours de Julia Sarmente méritait qu’on l’écoute vraiment et qu’on puisse en débattre directement.

NAWEL. – Ah mais vous êtes très investie, Mam…

UN VOISIN. – J’étais sûr qu’elle nous trahirait nous aussi… C’était clair qu’en faisant ce qu’elle a fait aux ministres, ça ne pouvait pas fonctionner. C’était évident qu’elle faisait partie de toute cette caste, de tout ce système.

SON ÉPOUSE. – Mais non, mon chéri, moi je l’ai trouvée incroyable. Et puis elle a tenté quelque chose avec les ministères bicéphales. C’était fort, ça, c’était osé de les obliger à travailler ensemble.

LE VOISIN. – C’était débile !

DES VOIX. – Ah non, ce n’était pas débile !

Nawel tend son micro au hasard.

UNE FEMME. – C’était loin d’être idiot. Cette alternance droite-gauche n’est vraiment plus possible. C’est ça qui nous tue, en réalité.

NAWEL. – Que voulez-vous dire ?

LA FEMME. – Mais parce que chacun finit toujours par détricoter ce que l’autre a essayé de faire, au nom d’une idéologie qui ne correspond plus à rien aujourd’hui et, de toute façon, systématiquement au détriment du peuple.

UN JEUNE HOMME. – Ah non, je ne suis pas d’accord avec vous ! La gauche a toujours travaillé dans l’intérêt du peuple.

LA FEMME. – (excédée) Mais la gauuuche… la droiiiiite… ! Ils ne travaillent que dans leur propre intérêt ! L’idéologie donne simplement une couleur différente à la justification qu’ils nous brandiront comme un étendard alors qu’ils n’en croient pas un mot ! Julia Sarmente, elle, elle croyait en ce qu’elle faisait ! Elle y croyait, elle était sincère…

LE VOISIN. – Mais pas du tout ! Julia Sarmente était comme tous les autres. Et je suis bien content qu’elle ait démissionné. Et puis elle était trop jeune, totalement inexpérimentée. Les autres, ils ont l’habitude, ils sont rompus aux négociations.

UNE VOIX. – C’est pour ça qu’ils nous escroquent plus facilement !

LE VOISIN. – Eh bien je préfère être escroqué par un expert que d’être envoyé dans le mur par une débutante !

NAWEL. – Ce débat est vraiment très intéressant, mais qu’en pense notre doyenne, Mamie Bernadette ?

MAMIE BERNADETTE. – Ah, voyez-vous mademoiselle, à mon âge, on prend le temps, on prend du recul, on regarde les choses différemment.

NAWEL. – Et comment voyez-vous les choses, Mamie Bernadette ?

MAMIE BERNADETTE. – Julia Sarmente a dit quelque chose de très intéressant quand elle s’est fait couper le sifflet.

NAWEL. – Par les petites particules solaires, bien sûr.

MAMIE BERNADETTE. – Non, pas du tout. Par Gérard d’Arbeau lui-même car elle était en train d’appeler le peuple à la révolte, en tout cas à se prendre en main et je pense qu’elle a raison. Nous devons devenir adultes et commencer à assumer…

L’image tressaute et le son se brouille. On voit la présentatrice, une main collée sur son oreillette.

PRÉSENTATRICE. – Ah, ah… Nawel ? Nawel vous m’entendez ? Je crois que les satellites de Gérard d’Arbeau sont de nouveau chatouillés par des petites particules solaires facétieuses.

Noir.

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