ACTE I, Scène 3 : révélation de droite

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Retour dans le petit salon. La poursuite diffuse une faible lumière rougeoyante
et la scène est plongée dans la pénombre.

BERNAL. – (pensif) Il est magnifique, ce coucher de soleil. Un soleil rouge, découpé par le rideau des arbres… Un soleil qui se couche, c’est toujours la fin de quelque chose… C’est étrange. C’est un point final. Ce coucher de soleil est un point final.

Juillet se lève pour appuyer sur l’interrupteur et immédiatement le petit salon est inondé d’une lumière vive. Bernal cligne des yeux. Desfossés regarde Juillet avec un demi-sourire.

JUILLET. – (avec agacement) Oui, oui, tu es un poète, Bernal, nous le savons tous. Ça a même été l’un des points qui nous ont permis de séduire ton électorat. Mais maintenant, c’est fini, la poésie. On est de retour sur terre, place aux choses sérieuses. On a du travail. Pas vrai, Desfossés ?

DESFOSSÉS. – (onctueux) Absolument. La poésie est importante, je dirais même qu’elle est utile. Mais elle n’est pas toujours fructueuse. Chaque chose en son temps.

JUILLET. – Parfait. Donc… Ton Premier ministre ?

BERNAL. – Sarmente.

JUILLET. – (crie et bat des mains pour marquer son propos. Ses doigts crispés forment deux mains crochues, comme s’il voulait étrangler quelqu’un) Non, Bernal, non ! Je croyais qu’on avait été clairs !

DESFOSSÉS. – (amusé) Tu tiens vraiment à gérer une cohabitation ?

BERNAL. – Oui.

DESFOSSÉS. – (il sourit) Tu n’es pas sérieux.

JUILLET. – Ah ça ! En effet, tu n’es vraiment pas sérieux !

DESFOSSÉS. – (pédagogue) Ça sera ingérable, Bernal. Elle fera ce qu’elle voudra, elle fera passer ses intérêts et son parti avant les tiens. Elle va ruiner notre programme, elle va ruiner notre parti, elle va ruiner le pays, Bernal…

JUILLET. – Parce que je te rappelle tout de même qu’elle est peut-être très jolie, je ne sais pas, mais elle n’en est pas moins de gauche !

BERNAL. – Justement.

JUILLET. – Encore ?!

DESFOSSÉS. – (toujours calme et mesuré) Comment ça, ‘’justement’’ ? Tu es de gauche, toi, maintenant? Sois raisonnable, Bernal. C’est vraiment une très, très mauvaise idée.

BERNAL. – (il regarde à nouveau les dessins du tapis. Il semble les étudier comme s’il tentait de déchiffrer le mystère des arabesques complexes et de l’agencement des couleurs) Voyez-vous, je pense que la politique, c’est comme les arabesques de ce tapis…

JUILLET. – (l’interrompt en bafouillant) Non mais enfin … Ah ben voilà autre chose !

Desfossés laisse échapper un petit rire moqueur dont on ne sait s’il concerne les propos de Bernal, la réaction de Juillet ou les deux.

BERNAL. – Ces arabesques sont fascinantes. Elles forment des motifs complexes et toute l’esthétique du tapis vient du fait qu’elles se complètent. Chacune en contrepoint de l’autre.

DESFOSSÉS. – Bernal, voyons, la politique n’est pas une question de contrepoints.

BERNAL. – (lève un regard victorieux vers Desfossés) Justement, si !

JUILLET. – (explose) Encore ce mot ? Arrête avec ce mot, Bernal ! Arrête avec tes « justement » énigmatiques ! Arrête tes élucubrations sur un tapis ! Merde, Bernal, merde ! On t’a tous suivi parce que tu étais celui qui passait le mieux auprès du public. Maintenant que tu es président, c’est à toi de nous suivre, bon dieu ! Qu’est-ce qu’on va dire à ceux qui ont financé ta campagne ? Tu sais combien il a donné, d’Arbeau ?

BERNAL. – Je vous avais dit que c’était une mauvaise idée.

JUILLET. – (exaspéré) Mais bon sang Bernal, tu nous fatigues ! Tu n’y serais pas arrivé sans ce fric !

DESFOSSÉS. – (pousse un long soupir, ferme les yeux, joint le bout de ses doigts dans une posture de contrôle de soi et finit par ouvrir la bouche) Bernal, on en a déjà discuté. Le financement d’une campagne compte pour soixante-quinze pourcents du succès de l’élection. Ce n’est pas sur ton programme que tu t’es fait élire, ce n’est pas non plus sur ta bonne bouille, encore moins sur tes idées – certes savamment formulées… C’est grâce à l’incommensurable contribution de d’Arbeau qui nous a permis d’arroser les médias avec ta promotion et les rumeurs qui ont fait perdre son avance à Sarmente. Tu ne peux pas, tu ne dois pas oublier d’où tu viens et qui t’a permis d’en arriver là.

Bernal reste silencieux. Il regarde intensément ses compagnons.
Son esprit semble à la fois ici et ailleurs. Juillet enchaîne.

JUILLET. – Donc tu arrêtes avec ça. Tu as la chance d’avoir pu t’appuyer sur un système solide pour devenir chef d’État, maintenant tu dois gérer tous les renvois d’ascenseur. C’est comme ça que ça se passe. Et ce n’est pas négociable.

Bernal regarde toujours le tapis. Il est toujours silencieux.

DESFOSSÉS. – Bernal, réagis, dis quelque chose… Tu n’envisages tout de même pas de ne pas respecter le protocole… ? (définitif) Des gens t’ont aidé, tu les aides en retour.

JUILLET. – (renchérit) Des gens t’ont aidé à parvenir au sommet, Bernal. Au sommet !... Bernal, bon dieu !

BERNAL. – (redresse la tête et regarde les deux autres avec dans les yeux une lueur qui les effraie. Il soupire et lâche en souriant) Je supposais qu’on m’avait aidé parce qu’on croyait en moi et en mes idées…

JUILLET. – Non mais oui, Bernal, oui, tout le monde croit en tes idées, tout le monde croit en toi, mais à condition que tu respectes tes engagements !

DESFOSSÉS. – (joignant à nouveau le bout de ses doigts, avec une infinie patience dans la voix) Bernal, je crois que ce que Juillet essaie de te dire c’est que… Tu es un homme respectable, tu es un homme sérieux, c’est l’image de toi qu’on a construite auprès des médias. C’est ce que ton électorat attend de toi.

On entend une voix féminine dans les coulisses.
Enjouée, chaleureuse, elle salue diverses personnes
puis entre dans la pièce avec détermination mais sans ostentation.
On comprend qu’elle est décidée à interrompre cette conversation.

AUGUSTA. – Bonjour messieurs, j’espère que cette première réunion stratégique se passe bien ?

JUILLET. – (se précipite pour la saluer) Madame Bernal, quelle joie de vous voir ! Comment va votre frère ?

AUGUSTA. – Mon frère va bien, monsieur Juillet. Et il vous salue, d’ailleurs. Nous avions justement ce matin notre rendez-vous trimestriel.

JUILLET. – (tique sur le mot « justement » mais se reprend instantanément) Ah parfait ! Et comment vont les affaires ?

AUGUSTA. – Les affaires vont bien, je vous remercie. (elle se dirige vers Desfossés qui s’est levé pour lui serrer la main). Monsieur Desfossés, j’ai croisé votre épouse, une femme charmante. J’ai hâte de vous avoir tous les deux à dîner. (puis elle va se poster au côté de son mari) J’espère que vos conversations ont été fructueuses. Le peuple est impatient !

JUILLET. – (saisit la balle au bond et sur un ton plaintif) Ah, madame Bernal ! Si vous saviez ! Votre mari est parfois tout-à-fait obstiné !

DESFOSSÉS. – (l’interrompt et temporise) Mais cette opiniâtreté est une qualité que nous lui reconnaissons tous. (commence à ranger son ordinateur) Nous allons vous laisser, nous avions terminé de toute façon. (avec hésitation) Madame Bernal… Votre mari…

AUGUSTA. – Oui ?

DESFOSSÉS. – Voudriez-vous essayer de le convaincre de réfléchir aux décisions radicales qu’il veut prendre ? Il faut parfois savoir composer avec la situation et…

AUGUSTA. – Ah, vous savez mon cher, je ne suis pas chef d’Etat, c’est mon mari qui l’est. (elle regarde Bernal en souriant) Et je n’ai que très peu d’influence sur lui.

BERNAL.(reprenant les choses en main, il s’avance vers ses deux conseillers pour leur serrer la main et acter la fin de la conversation) Je vous ferai savoir quand j’aurai pris ma décision.

Juillet et Desfossés sortent. Bernal reste seul avec sa femme.
Il s’effondre dans le fauteuil laissé libre par Juillet. Son épouse reste debout.

Noir.

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