ACTE I, Scène 5 : révélation de gauche
La poursuite éclaire le séjour de Sarmente.
Deligny est toujours assis à table. Sarmente, en pleine réflexion, marche de long en large…
SARMENTE. – Je vais contre-attaquer.
DELIGNY. – (désabusé) Contre-attaquer ? Mais comment ? Vous avez tout perdu ! Votre cagnotte est vide et vos militants sont déprimés.
SARMENTE. – Ma cagnotte est vide, en effet. Mais les militants… Je ne suis pas sûre qu’ils soient si déprimés que cela. Nous avions des projets, un programme qui tenait la route, j’avais même quelques puissants soutiens de l’ombre… (elle s’arrête pour réfléchir) D’ailleurs, je pense que parmi les patrons, certains ne supportent plus cette situation. Si j’entreprends quelque chose, ils seront peut-être prêts à me suivre.
DELIGNY. – Les patrons ? Mais… Malheureuse ! Si vous vous mettez à frayer avec ces gens-là, votre crédibilité est foutue ! Plus personne ne vous suivra et vous perdrez le peu de militants qu’il vous reste !
SARMENTE. – Vous vous rappelez, Deligny, les créneaux en gris sur mon agenda ? Vous m’aviez demandé ce que c’était…
DELIGNY. – (ouvre de grands yeux, semble comprendre ce qu’elle sous-entend) Vous avez trahi ???
SARMENTE. – Oh Deligny ! Arrêtez avec vos bêtises ! (elle feint de geindre) « Je suis de gauche, j’exècre les patrons ! Mon dieu qu’ils sont affreux ! » Ça suffit. Il faut qu’on sorte de ça. (elle s’emporte) C’est ça qui nous tue, cette espèce de clivage ancestral qui a peut-être eu du sens à moment donné, mais qui n’en a plus aucun aujourd’hui. Il faut qu’on arrête cette alternance qui bloque tout. Et ça ne se fera pas en appliquant les vieilles idées rétrogrades de nos parents, nos grands-parents et nos arrière-grands-parents. (un temps puis elle reprend, avec passion) Et puis cette logique binaire de la gauche et de la droite… c’est le Bien contre le Mal, c’est les Jedi contre l’Empire, le gentil prince anticapitaliste contre la méchante sorcière libérale ! Ça n’est plus possible, vraiment… Ça nous tue, cette logique binaire. Ça nous achève. Ça nous épuise !
Elle s’arrête, presque essoufflée. Deligny la regarde, terrorisé.
SARMENTE. – (avec un vague sourire carnassier sur les lèvres) Je vous ai fait peur ? Nous en avions déjà parlé. Je pensais que vous aviez compris. Les électeurs en tout cas, eux, ils ont compris.
DELIGNY. – Mais, mais, mais… mais je pensais que c’était une stratégie, un personnage. Je pensais que vous jouiez un rôle ! Vraiment, madame Sarmente, je pensais que tout ça, c’était de la comédie juste pour manipuler les électeurs ! Vraiment… Vraiment… Je n’imaginais pas que vous étiez sérieuse et que vous croyiez une seconde en ce que vous disiez… !
SARMENTE. – (agacée, avec mépris) Encore ces discours éculés, encore… ! On dirait les conseillers de Bernal, vous parlez comme eux : avoir une stratégie, manipuler l’opinion publique, établir des plans sur des comètes lointaines, faire avaler des couleuvres, faire passer des vessies pour des lanternes... Je vous ai dit qu’il fallait arrêter les vieilles recettes moisies de grand-papa. Ça ne sert plus à rien. Et les gens ne sont pas dupes, vous savez. (elle sourit en fronçant les sourcils) C’est là votre plus grossière erreur stratégique, d’ailleurs. Vous pensez tous que ‘’faire de la stratégie’’ consiste à mentir, tricher, tromper, manipuler, fomenter…
DELIGNY. – Mais c’est exactement ça, madame…
SARMENTE. – (elle hurle) Non ! Non ce n’est pas ça ! C’est tout sauf ça ! Mentir, ce n’est pas de la stratégie, c’est juste mentir, c’est avoir l’assurance de se faire prendre et de passer pour ce qu’on est: un menteur. Manipuler, ce n’est pas de la stratégie, c’est juste manipuler, c’est avoir l’assurance de se faire prendre et de passer pour ce qu’on est : un manipulateur. Dans tous les cas, trahir la confiance des gens, c’est prendre un billet gagnant pour le mépris. (elle souffle bruyamment) La confiance ne se construit pas sur le mensonge, n’est-ce pas ? Et la politique est une affaire de confiance, n’est-ce pas ? Le peuple remet entre les mains de son représentant le pouvoir de décider d’une partie de sa destinée. C’est fort, ça, quand même. Et ça devrait être respecté ! (Deligny veut ouvrir la bouche mais elle l’en empêche en levant son index) Et vous savez pourquoi ça devrait être respecté ? Non par crainte du déshonneur, les politiciens ont montré une incroyable capacité à rebondir et à faire fi de leurs erreurs passées. Non plus par crainte des sanctions, ils achètent les juges, les peines sont allégées et quand ils sortent de prison, ils retournent dans l’arène frais comme des gardons ou vont pantoufler chez d’Arbeau. Vous savez pourquoi ça devrait être respecté ? (il veut à nouveau ouvrir la bouche mais elle maintient son index levé et enchaîne avec passion) Parce que les politiciens doivent se respecter eux-mêmes et, ce faisant, respecter les fonctions qu’ils occupent. Parce que le pouvoir, ça ne se conquiert pas, ça ne s’arrache pas, ça ne se truque pas. Ça se respecte, bon sang !
Deligny ouvre la bouche puis se ravise. Sarmente est hors d’elle.
SARMENTE. – (vient se planter devant Deligny toujours assis sur sa chaise, le regarde droit dans les yeux et prend un ton inquisiteur) Et au final, vous savez ce que c’est, la stratégie ?
Deligny se méfie. Silencieux, il attend sagement qu’elle reprenne son monologue.
Mais cette fois-ci, elle semble attendre une réponse.
DELIGNY. – (bafouille) Mais… je ne sais pas… je ne sais plus trop à vrai dire. La stratégie c’est quand on fait des plans… C’est… C’est… (désespéré, comme un collégien qui ignore la réponse) Mais madame ! La stratégie, c’est les manipulations qu’on prévoit pour orienter le peuple vers notre cause !
SARMENTE. – (elle jubile, on sent qu’elle attendait précisément cette réponse, voire qu’elle aurait été déçue si Deligny avait répondu différemment) Faux ! Faux, faux, faux, faux, faux ! Vous avez tout faux, Deligny ! Ha ! (elle se calme et reprend un air sérieux) Deligny… Le pire c’est que vous avez la réponse à ma question, vous la connaissez, cette réponse. Mais vous pensez que vous devez recracher les cours de votre grande école, les ‘’bonnes recettes’’ que vous avez vues cent fois, les postures des vieux dinosaures de la politique qui répètent les mêmes erreurs depuis trente ans. (un temps, elle soupire) En réalité, Deligny, la stratégie, ce n’est pas compliqué. C’est juste un peu de bon sens. C’est le cortex qui prend la main… mais… mais sans faire taire complètement le cerveau limbique. C’est le cortex qui travaille avec le cerveau limbique. C’est le rationnel qui tient compte de l’irrationnel. C’est une complétude, Deligny. La stratégie, c’est une complétude.
DELIGNY. – (interdit, hébété, la regarde d’un air ahuri tout en répétant du bout des lèvres ce qu’elle vient de dire) La stratégie est une complétude ?
DELIGNY (en voix off). – Elle a tourné autour de moi comme si j’étais sa proie. Elle m’a asséné ses idées et ses discours avec la même assurance qu’elle avait sur les plateaux de télévision. Elle est à la fois hors d’elle et totalement centrée. Elle parle comme si elle était possédée, animée par un esprit, un souffle qui la transcendent… En réalité c’est ça qui a fait son succès : ce souffle spontané, cette fougue, cette énergie brute qui la propulsent à mille lieux des autres politiciens froids et calculateurs. C’est fou, cette énergie… presque palpable. C’est pour ça que les électeurs ont voté pour elle. C’est pour ça qu’elle dit que l’élection a été truquée… Son ascension, quoi qu’en pense le parti victorieux, est irrésistible. Irrésistible… Elle va tout balayer… ou alors elle va se crasher contre un mur.
DELIGNY. – (il reprend, posément) Donc selon vous, la stratégie est une simple projection dans le futur. (Sarmente se tourne vers lui, un sourire immense lui éclaire le visage) La stratégie ne consiste pas à mentir, mais simplement à prévoir. (Sarmente tressaille) Et si on tente de duper un électorat en s’appuyant sur la stratégie, on le perd. Parce que la stratégie, c’est juste du bon sens et de l’anticipation. C’est juste… comment dire… voir un peu plus loin que les autres. Ai-je bien résumé ce que vous vouliez dire ?
SARMENTE. – (calmée, elle s’assoit sur la chaise à côté de Deligny) Oui. Et toute stratégie implique de rester fidèle à soi-même. Établir une stratégie ne signifie pas renoncer à ses valeurs, à ses croyances ou à ses engagements. Établir une stratégie, c’est anticiper les événements tout en restant fidèle à soi et aux autres.
À cet instant, le téléphone de Sarmente, posé sur la table, se met à vibrer brièvement, indiquant la réception d’un SMS. Mais en le lisant, Sarmente pousse un cri de surprise.
SARMENTE. – C’est Bernal ! (elle ouvre le SMS et lit à haute voix) Chère madame, je serais heureux de pouvoir compter sur votre aide pour construire un gouvernement cohérent, dans le respect des votes de tous nos concitoyens.
DELIGNY. – (victorieux, surexcité, ne peut s’empêcher de retomber dans ses travers) Il est cuit !
SARMENTE (en voix off). – Oh mais c’est pas vrai, il est incorrigible !
Noir.

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