ACTE III, Scène 1 : incitation
Le bureau a disparu. Seul un pupitre est placé sur une estrade au centre de la scène.
Dans la façade en carton, un petit orifice rond semble vide.
Sur le devant de la scène, une trentaine de personnes, debout, tourne le dos au public. Elles discutent entre elles à mi-voix et semblent attendre que quelqu’un prenne place au pupitre. On peut entendre leurs commentaires : « On est quand même très nombreux… » … « Vous avez remarqué, nous sommes quasiment le même nombre de gauche et de droite » … « Tu as vu le pupitre ? Tu crois que la caméra est branchée ? » … « On nous l’aurait dit, si c’était filmé, c’est une obligation » … « Pourtant, on dirait qu’il y a une lumière rouge » … « Mais non, c’est un reflet » … « Chut, tais-toi ! Les voilà ! »
Entrent Bernal et Sarmente. Tout le monde les applaudit.
Bernal se poste derrière le pupitre, Julia à ses côtés.
BERNAL. – (souriant) Bonjour à tous. N’applaudissez pas, n’applaudissez pas, vous ne savez pas encore à quelle sauce nous allons vous manger.
Rire dans l’assemblée.
BERNAL. – (en désignant Sarmente) Je vais laisser la parole à votre nouvelle patronne dans un instant, mais je souhaitais vous dire deux choses. Nous vous avons sollicités pour devenir ministres et vous avez répondu présent. Sachez que nous vous en remercions. Mais ceci n’est que le début de votre engagement. Vous avez toutes et tous entendu le discours de nomination de Julia Sarmente. Vous êtes donc conscients que si vous êtes ici, ce n’est pas selon les anciennes règles. De nombreux changements sont à l’ordre du jour et Julia va vous en annoncer dès à présent. D’autres interviendront au cours de votre mandat. Julia ?
Bernal s’efface et laisse Sarmente prendre place devant le pupitre.
Elle y dépose ses notes mais elle ne les regardera pas une fois durant toute son intervention.
SARMENTE. – Chers ministres, je suis réellement très heureuse, satisfaite de vous retrouver tous aujourd’hui. Vous avez constaté ces dernières années que nous vivions une époque inédite. Dure, exigeante, épuisante, mais inédite. Et à événements inédits, solutions inédites. Vous connaissez mes idées et vous savez que je me suis toujours appliquée à faire entendre la voix du peuple, celui que dans nos grandes écoles, on nous a appris à mépriser et à manipuler. Je crois d’ailleurs que la pire période de ma vie a été celle de mes études. Comment justifier que nous méprisions à ce point ceux qui nous portent au pouvoir ?
Elle se tait. Un étrange silence s’abat sur la pièce.
Les futurs ministres sont décontenancés et se mettent à chuchoter jusqu’à ce qu’une voix brise le silence.
UNE VOIX. – Parce qu’ils savent, mais ils votent quand même pour nous.
UNE VOIX. – Parce qu’ils sont idiots !
UNE VOIX. – Parce qu’ils n’ont pas été acceptés dans les grandes écoles.
Rires.
SARMENTE. – Mais cela justifie-t-il que nous les méprisions ?
UNE VOIX. – Absolument !
On entend à nouveau des ricanements. Sarmente sourit.
SARMENTE. – Mais pourtant ce sont bien leurs impôts qui paient nos salaires ? Est-ce qu’il vous viendrait à l’idée, vous qui pour la plupart avez déjà travaillé dans des entreprises, de mépriser celui qui paie votre salaire ?
UNE VOIX. – Julia, tu te moques de nous ? En entreprise, c’est pareil. Les salaires sont payés par les clients, voyons. Et on méprise les clients tout autant que les électeurs.
UNE VOIX. – Qui sont d’ailleurs des clients !
Rires. Bernal, gêné, vient se pencher vers Julia : « Tout ceci est-il bien nécessaire ? J’espère vraiment que tu sais ce que tu fais. » Sarmente lui décoche un sourire féroce.
SARMENTE. – Vous avez bien raison, mesdames et messieurs les ministres, nous sommes ici entre gens intelligents. Nous sommes entre nous, nous qui sommes les seuls, grâce à notre formation pointue, à comprendre les subtilités de la politique. N’est-ce pas ?
UNE VOIX. – Tu ne crois pas si bien dire, Julia, toi qui étais avec moi durant nos études !
UNE VOIX. Nous sommes formés à l’argumentation, nous sommes maîtres en négociation !
SARMENTE. – D’habiles vendeurs de voitures, en somme ?
Brouhaha. On entend des « Ah non, Julia tu exagères ! » et des « Ah mais on s’est quand même engagés pour l’avenir du pays ! »
UNE VOIX. – Julia Sarmente, vous ne pouvez pas résumer ainsi la posture des politiciens du pays, c’est indigne !
UNE VOIX. – On a quand même fait des études !
UNE VOIX. – (timidement) En même temps, elle n’a pas tout-à-fait tort…
Silence dans l’assemblée. Tous les autres se demandent ce qu’a voulu dire celui qui vient de s’exprimer. Julia le regarde intensément.
LA VOIX. – Julia Sarmente, si vous voulez à tout prix réduire la fonction d’homme ou de femme politique à sa plus simple expression, bien sûr qu’une partie de notre boulot consiste à vendre : des idées, des réformes, des levées d’impôts… L’art du politicien est aussi de convaincre.
Tous les autres renchérissent, comme s’il s’agissait d’une interrogation orale.
DES VOIX. – Oui, oui, l’art subtil du politicien est de convaincre !
UNE VOIX. – Convaincre le peuple d’accepter encore plus d’impôts !
Éclats de rire. Julia ne se déstabilise pas : elle les laisse rire et reprend.
SARMENTE. – Et d’administrer, peut-être, aussi ?
UNE VOIX. – Ah non ! Ça c’est juste bon pour les maires !
Nouveaux éclats de rire. Tout le monde s’amuse beaucoup. Julia laisse l’assemblée se calmer puis se tourne vers Bernal et lui murmure : « Je crois qu’on en a assez. »
SARMENTE. – Ah au fait, mes amis, mes amis ! Oui, s’il vous plaît. J’ai oublié de vous dire quelque chose d’important… (Elle fait le tour du pupitre, se poste devant l’orifice permettant d’insérer une caméra et agite la main) Faites coucou à la caméra !
Noir.

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