ACTE III, Scène 2 : indiscrétion
Les mêmes. La salle s’éclaire sur une assemblée très agitée. Sarmente a repris place derrière le pupitre.
SARMENTE. – Oui, je vous ai piégés.
Brouhaha dans l’assemblée.
UNE VOIX. – C’est impossible ! C’est interdit par le règlement !
SARMENTE. – Vous avez raison, l’ancienne version du règlement l’interdisait. Mais je pense avoir été suffisamment claire : avec moi, les choses changent.
UNE VOIX. – Nous aurions dû en être informés ! C’est inadmissible ! Vous piétinez nos droits, Julia Sarmente !
SARMENTE. – Le nouveau règlement intérieur est à jour et accessible à quiconque se donne la peine de le consulter.
UNE VOIX. – Mais vous avez fait cela en cachette, sans rien dire à personne !
SARMENTE. – (un temps. Elle prend une profonde inspiration) Je me rappelle d’une loi… une loi qui devait durablement et profondément modifier les libertés individuelles… (elle regarde une personne en particulier) Vous en étiez à l’origine, je crois, n’est-ce pas ? (la personne concernée s’insurge, mais Sarmente lève l’index pour la faire taire) Oui, vous voyez de quelle loi je veux parler. Rappelez-moi dans quelles conditions elle a été votée… un vendredi, c’est ça ? Un vendredi 14 février… une soirée que la plupart des gens passent au restaurant, avec leur tendre moitié, n’est-ce pas ? À quelle heure a eu lieu le vote ? À… (la personne parle mais avec le brouhaha on n’entend rien) À…
LA VOIX. – (en haussant le ton, avec agacement) À vingt-trois heure quinze, oui à vingt-trois heure quinze ! Et alors ?!
SARMENTE. – Et combien de ministres et députés étaient présents dans l’hémicycle ?
UNE AUTRE VOIX. – Dix-sept !
SARMENTE. – Dix-sept… Dix-sept représentants du peuple, un vendredi soir, 14 février, à vingt-trois heure quinze, pour une loi qui devait durablement et profondément modifier les libertés individuelles dans ce pays. Dix-sept à vingt-trois heure quinze. Je pense qu’il était important de le rappeler.
LA VOIX. – Mais cela n’a rien à voir !
SARMENTE. – Cela a tout à voir, au contraire. Vous me reprochez d’avoir pris une décision grave concernant votre avenir sans vous avoir explicitement avertis et informés. Je suis bien heureuse de votre réaction et je me réjouis de constater que vous êtes légitimement scandalisés.
DES VOIX. – Oui, c’est un scandale ! Un scandale ! Ah, elle est belle, la république !
Sarmente savoure son effet. Bernal la regarde avec un mélange de crainte et de satisfaction.
La partie n’est pas encore gagnée.
SARMENTE. – Je pense que vous souhaitez des explications ?
DE NOMBREUSES VOIX. – Ah oui, des explications ! Ce flagrant mépris de nos droits les plus élémentaires mérite une explication !
D’AUTRES VOIX. – Et des excuses !
L’assemblée renchérit et répète « Des excuses ! »
SARMENTE. – Vous voulez des excuses ? (un temps) Vous avez raison. Ce genre de trahison mérite des excuses. Ce « flagrant mépris », comme vous l’avez si bien formulé, mérite des excuses. (elle refait le tour du pupitre et vient se poster devant la caméra, tournant à nouveau le dos à l’assemblée de ses ministres) Alors au nom de mon gouvernement, mesdames et messieurs, chères concitoyennes, chers concitoyens, je vous présente nos plus sincères excuses pour toutes les décisions qui ont été prises sans votre consentement, contre vos intérêts et contre vos libertés.
Stupeur dans l’assemblée. On entend des « Oh » de surprise ou d’indignation. On entend même un « Mais à quoi est-ce qu’elle joue ? » Et enfin, on entend un « Mais bon sang, c’est en direct ?! »
Sarmente revient se poster derrière le pupitre et regarde l‘assemblée.
SARMENTE. – Alors ? Qu’est-ce que ça fait, d’être à la place du peuple ? (sans laisser à ses ministres le temps de répondre, elle enchaîne) Vous savez pourquoi je vous ai piégés, comme ça ? (un temps) Parce que j’ai décidé de vous appliquer, à vous, les vieilles recettes éculées que je dénonce depuis toujours. Parce que mentir, tricher, manipuler, tordre la réalité dans tous les sens par la grâce des mots et d’un langage truqué, vous l’avez dit vous-mêmes, c’est ce que nous faisons de mieux, parce que c’est ainsi que nous avons été formés, dans nos grandes écoles qui ont totalement oublié leur vocation et qui n’ont surtout pas vu que le monde avait changé. (soupirs dans la salle) Oui, mes amis, le monde a changé. Et même si c’est affreusement banal à dire, ça n’en est pas moins vrai. (brouhaha dans la salle. On entend des « Mais Julia, arrête ! » Ils sont tous très agités et Sarmente, parfaitement calme, garde le silence le temps qu’ils reprennent leurs esprits) Vous pensez que j’ai trahi votre confiance ?
UNE VOIX. – Il ne s’agit pas de le penser, Julia Sarmente ! Vous l’avez fait ! Vous avez trahi notre confiance et nous sommes positivement abasourdis !
UNE VOIX. – Tout-à-fait ! Vous qui prônez l’honnêteté, la loyauté, vous qui vous êtes toujours battue pour le peuple, comment avez-vous pu faire preuve d’une telle mesquinerie ?
Sarmente sourit. Elle semble beaucoup s’amuser et chaque nouveau reproche semble apporter de l’eau à son moulin.
SARMENTE. – Mais vous tous qui me reprochez cette surveillance à votre insu, n’avez-vous pas voté la loi de surveillance de masse sous un ancien gouvernement ? Vous qui vous sentez aujourd’hui trahis par celle en qui vous aviez placé votre confiance, par celle qui vous a offert le « job de votre vie » – oui, oui, j’ai entendu l’un d’entre vous le dire –, n’avez-vous pas, par le passé, abusé de cette confiance ? Vous savez, cette confiance par laquelle le peuple choisit de nous déléguer la responsabilité d’une partie de son destin… (silence dans l’assemblée. Les dernières petites conversations au creux de l’oreille cessent et toutes les têtes se tournent vers Sarmente). Oui, mesdames, messieurs, vous m’avez délégué la responsabilité de gérer une partie de votre destin tout comme les électeurs le font avec nous. Et aujourd’hui, vous vivez la trahison qu’ils vivent tous depuis des décennies. (satisfaite) Eh bien moi je trouve qu’il n’y a pas de meilleure façon d’entrer dans la peau du personnage, vous n'en serez que plus performants !
Ils restent cois. Sarmente poursuit.
SARMENTE. – Mais enchaînons. Car nous ne sommes qu’au début !
Noir.

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