Chapitre 4 : Sabotage.

8 minutes de lecture

*** Chantier naval d’Og’rolahr – Quatre mois avant le solstice d’hiver.

Les vagues déferlaient avec rage contre les parois rocheuses des quais d’Og’rolahr, éclaboussant d’écume les abords du chantier naval. Un violent ouragan sévissait au large. Les vents soufflaient par bourrasque, chahutant dangereusement les grues et leur imposant chargement. Des trombes d’eau s’abattaient sur les téméraires constructeurs qui s'évertuaient à la tâche.

À la tombée de la nuit, la mer retrouva doucement sa quiétude et les pluies diluviennes cédèrent la place à une épaisse brume marine. La relève s’effectua. Les bâtisseurs éreintés et détrempés regagnèrent les baraquements de Khol’myrisi, la capitale de la tribu d’Ysa’marath.

Assurant la continuité des œuvres, une jeune femme coordonnait les équipes et distribuait le travail. Nasharen, une brillante ingénieur originaire de la tribu d’Elda’ryon. Elle avait conçu les plans et supervisé la réalisation des équipements qui facilitèrent la tâche des constructeurs. Grues, palans, poulies et surtout la création de forme de radoub, permettant de concevoir les navires et de faciliter la mise à l’eau ou à sec. Ce dispositif s’avérait particulièrement ingénieux et permit aux architectes de procéder à de nombreux essais.

— Il faut huit à la coque Deux, on poursuit l’imperméabilisation, annonça-t-elle.

Des hommes et des femmes se regroupaient alors pour constituer l’équipe, une fois au nombre requis, ils gagnèrent la forme de radoub numéro deux.

— Cinq pour la Trois, il faut cheviller l’ossature la quille a été changée.

Comme le groupe précédent, les ouvriers s’alignèrent dans les files pour accéder aux différents chantiers.

Après avoir organisé les dix postes et répartit près de soixante artisans, Nasharen souffla, épuisée. Seize heures qu’elle arpentait les quais, assurait la logistique, l’approvisionnement des matériaux, évaluait l’avancement de chaque poste de fabrication et notait toutes les informations essentielles pour le changement d’équipes. Cela faisait deux mois qu’elle assurait la fonction. Elle voyait chaque jour les mêmes visages, les mêmes équipes. Malgré la fatigue et la brume, il lui sembla pourtant que certains lui étaient inconnus. Elle voulait s’en assurer avant de pouvoir partir se reposer.

— Mithrael ? héla-t-elle dans la direction des cabines d’architectes.

Le Maître Architecte de la tribu d’Ysa’marath, lui répondit en monosyllabe, levant un bras à peine visible au travers de la bruine. L’homme charpenté était, comme à son habitude, plongé dans les plans qu’il traçait et étudiait avec minutie.

— Mithrael, tu sais s’il y a des nouveaux ? s’enquit Nasharen.

— Des nouveaux ? Non, pas que je sache. Pourquoi ?

Il posa la question par politesse plus que par intérêt. Lever la tête de ses plans de construction et adresser un regard à son interlocutrice lui demanda un effort certain.

— Je ne sais pas, j’ai eu l’impression de voir de nouvelles têtes… Ou je suis juste épuisée, reconnu-t-elle.

La jeune femme semblait réellement troublée par cette inconnue dans l’équation. Mithrael se redressa et par une posture avenante lui montra qu’il prenait les choses en main.

— Va donc souffler un peu. Tu sais quoi ? Je n’ai pas fait ma petite ronde du soir. Je vais en profiter pour distribuer quelques poignées de mains, dit-il avec un clignement d’œil.

Elle lui sourit, appréciant sa bienveillance.

— Je viens avec toi ! Je dormirai mieux avec le doute levé !

Nasharen et Mithrael arpentèrent donc ensemble les quais de nuit, saluant individuellement chaque ouvrier affecté aux postes Un à Cinq... Tout semblait normal, jusqu’à ce qu’ils arrivent au poste Six.

L’immense coque du navire du Six était abandonnée des huit bâtisseurs chargés de renforcer la ligne de flottaison.

— Poste Six ? Où êtes-vous ? lança Mithrael d’une voix grave mais claire.

Un silence de mort pour seule réponse à son appel. Seuls les bruits de la mer du vent leur revenaient.

— Ça n’est pourtant pas déjà le moment de la pause, souligna Nasharen.

— Non et il ne manque pas de matériel, regarde ; tout est là, indiqua Mithrael.

Ils firent le tour de la coque, inspectant chaque recoin. Puis ils entrèrent dans la structure en cours d’assemblage. Nasharen étouffa un cri. Mithrael sursauta, ses poils s’hérissèrent sur ses bras alors qu’un frisson de dégoût le traversa.

Accrochés à l’intérieur de la coque, trois bâtisseurs dont le sang gouttait de l’extrémité de leurs doigts. Poignardés à la base du cou. Plusieurs entailles. Un acharnement. Pour couronner, ils avaient été accrochés à l’aide d’une barre à mine, enfoncée au travers de leur torse. Un symbole, peint sur le bois avec leur sang. Une spirale inversée, traversée d’une barre oblique.

— On est attaqués ! hurla Mithrael d’une voix puissante, alors qu’il remontait vers les quais pour sonner l’alerte.

Nasharen sentit des larmes de colère lui piquer les yeux. Comment pouvaient-ils commettre de telles atrocités ? ça n’était plus une faction dissidente, c’était un groupe d’assassins sanguinaires ! Des terroristes ! L’incompréhension, la rage et le dépit formaient en elle un bouillon d’émotions qu’elle peinait à maîtriser. Au prix d’un violent effort, elle se ressaisit. Mithrael beuglait des ordres depuis les quais. Elle remonta les marches quatre à quatre, pour contempler une colonne de feu surmontée par une fumée noire qui s’élevait à perte de vue dans l’obscurité de la nuit.

— Le poste Huit brûle, on ne peut rien y faire, c’est la poix… déplora Mithrael, la mâchoire serrée.

— Il faut protéger Sept et Neuf au plus vite, s’écria Nasharen.

— C’est fait. Sept et Neuf ont ouvert les portes de barrage. Les structures seront immergées le temps que ça passe.

Dans leurs dos, des pas précipités les firent se retourner. Cinq individus, encapuchonnés de noir couraient vers eux. Ils portaient des masques blanc-ivoire qui ne laissaient paraître que leurs yeux. Et ceux-ci brûlaient de démence. La silhouette de tête tendit vers eux la pointe de sa lame et cria avec détermination :

— Que la vérité chasse l’imposture !

Quatre fanatiques le dépassèrent, sabres au clair. Sans doute leur chef. Ils chargèrent. Frapper les superviseurs pour retarder le chantier, tel semblait être le plan des soldats du Ressac Noir.

— Cours ! rugit Mithrael.

Nasharen obéit sans discuter. Diviser les poursuivants, les éloigner de leur chef et de ses ordres était la meilleure option.

Mithrael resta en position. Deux assaillants s’élancèrent à la poursuite de l’ingénieure avant qu’elle ne disparaisse dans la brume. L’autre duo fondit vers lui. Le chef restait en retrait, s’appuyant des deux mains sur la garde de son épée.

L’architecte évita la frappe descendante du premier assaillant d’un bon sur le côté. Il lui balança son énorme poing dans les côtes alors que sa lame tintait au sol. Un craquement sourd. Un cri écorché. Il s’effondra sur la pierre détrempée, cambré par la douleur. Le second surgit dans l’instant suivant. Mithrael parvint à lui saisir le bras avant qu’il n’abatte sa lame d’acier sur lui. Un duel de force brute prit place.

Nasharen courait aussi vite que lui permettait l’épais brouillard côtier. Elle plongea dans les sillons étroits de la zone de stockage des matériaux. Elle se faufila, s’enfonça dans les travées. Une arme vite ! Elle se saisit d’une planche qu’elle tint fermement de ses deux mains. Elle attendit, cachée, à l’intersection, maîtrisant son souffle haletant pour se dissimuler et écouter. Son tambour de vie frappait à grands coups dans sa poitrine, tumulte d’émotions passant de la peur à la colère, de la tristesse à l’envie de venger les victimes de ces êtres impies.

Des pas hésitants se rapprochèrent d’elle. Les chausses de cuir froissaient la pierre humide d’un bruit sourd et glissant. Il était assez proche. Maintenant ! Elle surgit en criant et balaya d’un grand coup circulaire, faisant siffler le morceau de bois dans les airs. Avant qu’il n’eût le temps de réagir, le chant de la planche s’écrasa sur son visage. Une gerbe de sang suivit presqu’immédiatement le craquement sonore du masque d’os qui vola en éclats. Un corps sans vie s’effondra lourdement en arrière. Il est mort ?! Elle secoua la tête, faisant taire sa conscience. Nasharen troqua la planche contre l’épée. Un frisson glacé lui parcouru l’échine. Elle se retourna instinctivement. L’autre poursuivant tentait de la prendre de revers.

— C’est entre toi et moi ! Tu te rends ou tu veux finir comme lui ? lança Nasharen à l’assaillant en lui montrant de la tête la dépouille de son compère.

La jeune ingénieure espérait qu’il se rende, alors elle accentua la provocation. Quelques moulinets, quelques petits coups de lame contre la pierre. Elle lui sembla particulièrement à l’aise avec le maniement des armes et c’était le cas. Elle s’avança de quelques pas, réduisant l’espace entre elle et lui, le tenant en en joue avec l’épée.

— Sais-tu que je suis à moitié Thaala’sthyrienne ? Rends-toi et tu vivras, lança-t-elle.

Nasharen était sérieuse, un passé martial était à son actif. La silhouette d’ombre serra la garde de son épée, faisant grincer le cuir de ses gants. Le message était reçu.

— Je n’entends que le souffle impie du mensonge au travers de ta voix. Qu’importe ta naissance et ton talent, tu pues l’imposture de Thyra’harel, lui cracha-t-il avant de charger.

Nasharen para facilement. Une fois, deux fois. Elle esquiva la troisième, fluide. Puis un flash : Mithrael. Seul contre l’escouade de deux soldats et de leur chef. Elle revint à elle. Un coup de genou dans le quadriceps fit flancher l’agresseur puis un coup de pommeau imprégné de sa colère sur la nuque. Les cervicales se fracassèrent, il s’effondra avec mollesse. Nasharen courut vers l’entrée des quais où des échos métalliques retentissaient.

Mithrael affrontait le chef de l’escouade et le second soldat. L’autre gisait toujours à terre, incapable de se relever. Il s’était emparé de l’arme de l’assaillant neutralisé. À la différence de Nasharen, il ne savait pas l’utiliser de façon aussi raffinée. Il optait davantage pour une approche plus pragmatique. Taper fort et en finir vite, le faisant ressembler davantage à un forgeron en rogne contre une enclume.

Le soldat semblait essuyer de plus en plus difficilement les coups du maitre artisan qui finirent par le désarmer. Son poignet céda sous la brutalité des coups. Mithrael frappa du plat de la lame, nulle question de tuer, ce serait se rabaisser à leur niveau, mais le choc le souleva du sol. Sa vision s’assombrit et dans le fin interstice de ses paupières qui se fermaient, il aperçut Nasharen revenir en courant vers son solide compagnon.

— Où est le dernier ? demanda Nasharen en scrutant les alentours.

— Il vient de disparaître, répondit Mithrael tout en reprenant son souffle.

— Attachons ces deux-là et prévenons les autorités. Ils auront à répondre de leurs actes.

— Et les autres ? demanda Mithrael.

Nasharen détourna les yeux. Mithrael n’insista pas davantage. Elle n’avait fait preuve d’aucune pitié vis-à-vis de ces monstres. Elle regrettait le sang qu’elle avait sur les mains, mais aucunement le châtiment qu’elle leur avait donné. Leur sort était amplement mérité.

Alors qu’ils les ligotaient, les deux soldats convulsèrent et rendirent leur dernier souffle. Non loin d'eux, le chef s'éloignait des quais, libérant de sa poigne les éclats de deux pierres qu'il venait de briser l'une contre l'autre.

Annotations

Vous aimez lire Zedh ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0