Chapitre 5 : Mithrael, l'architecte.
*** Village d’Og’rolahr – Chantier naval des cinq tribus, un mois avant le solstice d’hiver.
Le grondement sourd des marteaux emplissait l’air, ponctué par les grincements des cordages et les ordres lancés d’une voix ferme. Og’rolahr vibrait comme un cœur en fièvre : le chantier naval battait au rythme des cinq tribus. Les échafaudages de bois s’élevaient telles des forêts artificielles, enserrant les coques immenses que l’on caressait, ajustait, renforçait. Sous leurs mains tannées par le labeur, les artisans mêlaient leurs savoirs, abolissant les clivages ancestraux pour ne devenir qu’un seul peuple : les Ysharii. Cinq mois qu’ils façonnaient, sans relâche, des vaisseaux capables de défier l’inconnu et de porter les rêves de milliers d’âmes.
Inkara, cheffe d’Ysamaralt, avançait d’un pas mesuré entre les travées du chantier. Un signe de tête adressé à une patrouille. Un autre aux gardes en faction assurant la sécurité des artisans. Cet endroit porteur d’espoirs fut le théâtre sanglant des exactions du Ressac Noir. Il s’étoffa ensuite de nombreux défenseurs. Aucune récidive ne serait permise. Malgré cela, aucun artisan ne semblait serein. La peur persistait, ancrée dans les têtes et les cœurs, comme le souvenir des compagnons disparus.
Son regard passait des poutres aux cordages, des visages tendus aux coques encore ouvertes. Ici, la science du bois et la sagesse des flots s’unissaient dans une symphonie de gestes. La brise marine apportait le sel et l’odeur résineuse du goudron : l’océan et l’homme s’entremêlaient déjà.
Un peu à l’écart, un homme penché sur des parchemins annotés semblait isolé du tumulte. La cheffe s’approcha, reconnaissant Mithrael, maître-architecte des navires. Ses doigts effleuraient le plan comme si chaque trait pouvait céder, ou révéler une faille invisible.
— Tout se passe comme tu veux, Mithrael ? lança-t-elle d’une voix claire.
Il sursauta, redressant la tête. Ses traits fatigués s’adoucirent quand il la reconnut.
— Oui, Cheffe… Tout avance, mais j’ai le sentiment qu’un détail m’échappe. Quelque chose d’important.
— Important comment ?
— L’océan, répondit-il après un silence. Il cache ses humeurs. Nous avons appris de nos échecs, de nos épaves englouties… mais face à lui, nous ne sommes jamais certains de rien.
Le souvenir de navires arrachés par la houle, brisés par les vagues, traversa leurs regards. Des mois de travail effacés en une nuit. Pourtant, de ces naufrages naissait aussi une science nouvelle, forgée dans l’humilité.
— Tu crains qu’ils ne résistent pas ?
— Je crains seulement d’ignorer ce que je ne peux prévoir, souffla-t-il. Le bois est solide, les coques enduites de résine. Mais comparée à la force des courants, cette embarcation reste une brindille dans la main de l’océan. Et le large… Que nous réserve-t-il ?
Inkara posa sa paume sur la rambarde du navire inachevé. Le bois vibrait encore des coups de maillet, comme s’il respirait déjà.
— J’ai confiance en toi, Mithrael. Cette mission est vitale pour nos tribus. C’est pourquoi je veux que tu prennes part à l’expédition. Ton savoir, ta prudence et ta mémoire de ce chantier doivent voyager de l’autre côté de la mer.
Il demeura figé. Derrière ses yeux s’entrechoquaient le désir d’horizons lointains et la morsure de la culpabilité. Il pensa aux compagnons disparus : certains sous les poutres effondrées, d’autres sous les coups ou les flammes de l’attentat du Ressac Noir. Tant avaient payé de leur vie ce rêve de navire. Et lui… serait choisi pour le porter ?
— Rien ne m’honorerait davantage, murmura-t-il enfin. Mais j’aurai l’impression d’usurper leurs sacrifices.
Un silence les enveloppa, troublé seulement par le ressac. Inkara détourna les yeux vers la mer, puis planta son regard dans le sien avec une force tranquille.
— Tu te trompes. Porter leur mémoire, ce n’est pas trahir leur mort. C’est l’accomplir. Je t’ordonne, Mithrael, d’ériger, sur la terre nouvelle, un monument à ceux qui ne verront jamais ces rivages.
Les épaules de l’architecte s’affaissèrent, mais ce n’était plus sous le poids de la culpabilité. Inkara venait de le délester. Il s’inclina, ranimé.
— À vos ordres, Cheffe.
Un sourire rare, éclatant, fendit le visage d’Inkara. Ses fossettes en creusèrent la sincérité, fugace mais vive.
— Me voilà rassurée. Tu ne seras pas seul. Mon second choix te complétera parfaitement.
Mithrael arqua un sourcil.
— Qui donc ?
— Thynkor, le cartographe. Ses cartes guideront vos pas dans l’inconnu. Tu le rencontreras bientôt.
Puis elle repartit, laissant derrière elle le parfum du sel et la vibration de ses mots. Ses traits redevenus graves, elle portait de nouveau sur ses épaules la souffrance de tout un peuple.
Mithrael, resté seul, reprit ses plans. Mais un nom l’obsédait, cognant dans sa mémoire. Thynkor… Puis l’évidence s’imposa.
L’explorateur qui avait osé cartographier Val’ishar seul… Alors, il aurait terminé ? murmura-t-il, frappé par l’écho de cette annonce.
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