Chapitre 6 : Le départ.
Au premier jour du solstice d’hiver, les chefs se rejoignirent au village d’Og’rolahr, comme ils l’avaient convenu. La mise à l’eau de l’embarcation allait pouvoir débuter. Les habitants du village et les centaines d’artisans qui œuvraient depuis six mois sur le projet naval se massèrent, attendant l’intervention des dirigeants.
Le quai était effervescent. Des grues mobiles chargeaient des caisses de matériel à bord du navire. Des ouvriers sur le pont les transportaient vers la cale. À la manœuvre de toute cette agitation, une femme brune d’une trentaine d’années, un rouleau de parchemin dans la main, portait la voix.
Maeldrys, accompagnée de sa fille Vyralith, l'approcha. Lorsqu'elle les vit, elle se fendit d’un grand sourire.
— Vyralith, je n’ai pas eu l’occasion de te présenter Nasharen plus tôt, elle était ici depuis le commencement du chantier naval.
Vyralith et Nasharen s'échangèrent un regard et inclinèrent la tête en guise de salutation.
— Ravie de faire ta connaissance et surtout de t’accompagner dans ce voyage, dit Nasharen.
Avant que Vyralith n'ai le temps de lui retourner les politesses, sa mère poursuivit la présentation du contremaitre.
— Nasharen est en grande partie responsable de la réussite du chantier. C’est elle qui a imaginé et conçu tous ces dispositifs qui ont facilité et accéléré le travail des constructeurs.
Maeldrys balaya de la main, les grues et poulies mobiles qui s’affairaient encore sur le chantier. Puis elle poursuivit :
— Nasharen a également élaboré le revêtement de la coque, la rendant imperméable. Ses connaissances dans les matériaux naturels est incroyable. Elle s’est également occupée de toute la logistique de l’expédition. Provisions, équipements, matériaux…
Vyralith inclina la tête en signe de respect et de reconnaissance. Elle se sentit rassurée de savoir que l’équipage compterait des personnalités de son envergure. Elle s’interrogea sur les profils des autres Ysharii sélectionnés pour l’expédition. L’accepterait-elle comme leur guide comme le lui avait suggéré sa mère ou devrait-elle faire ses preuves ?
Alors qu’elle se perdait dans ses inquiétudes, elle aperçut Ithariel, lui aussi en pleine discussion avec un homme d’une quarantaine d’années, dont les traits marqués de son visage démontraient un épuisement certain. Attirant sa curiosité, elle tendit l'oreille.
— Je vois que tu as finalement changé d’avis Eshtoran, lança Ithariel tendant son bras pour le saluer.
Le talentueux guérisseur répondit à son geste avec un certain détachement.
— Cette décision n’est pas entièrement de mon fait, mais oui, je partirai, répondit-il sur un ton neutre.
Ithariel leva un sourcil, un peu confus.
— L’essentiel est que tu sois là. Rejoins les autres, nous allons démarrer, conclu-t-il.
Ithariel gagna, à la hâte, l’estrade improvisée où se tenaient déjà ses homologues. Il était le premier à parler. Il leva les bras pour capter l’attention de la foule :
— Ysharii, peuple des cinq tribus ! Nous voici aux devants d’un moment charnière de notre histoire. Val’ishar, notre terre sacrée, façonnée par nos ancêtres et sanctifiée par la volonté de Thyra’harel, est en danger. Une force obscure et malfaisante nous oblige à partir. Mais ce n’est pas un abandon. C’est un acte de survie, un devoir envers nos descendants. Nous devons chercher au-delà des horizons, pour que notre peuple prospère à nouveau.
Un silence poignant s’installa, avant que Thalvynn (Kha’rzûn) ne prenne la relève, d'un ton grave mais pragmatique :
— Ce navire n’est pas un simple assemblage de bois et de voiles. Il est le fruit de mois de labeur, des savoirs millénaires de nos tribus, et d’un travail collectif sans égal. Chaque artisan ici présent a gravé une partie de son âme dans cette création. Regardez-le ! Ce n’est pas juste un navire, c’est notre espoir incarné.
Valethar (Thaala’sthyr), plus inspiré, s’avança d’un pas, une lueur dans le regard :
— Nous venons de cinq tribus, de cinq horizons. Mais ici, nous ne formons qu’un seul peuple. Chaque clou, chaque fibre de ce navire est un témoignage de notre unité. Et c’est cette unité qui fera de ce voyage une réussite. Ensemble, nous avons appris à comprendre l’océan. Ensemble, nous avons transformé nos échecs en victoires. Ensemble, nous vaincrons les tempêtes à venir, ensemble il n’y a rien que l’on ne peut accomplir ! Et tant que brûleront nos âmes de l’ardeur de vivre, nous triompherons !
Inkara (Ysa’marath), le regard rivé sur la foule, s’exprima avec force :
— Ce chemin n’a pas été facile. Nos rêves ont manqué de sombrer dans les abysses ou dans les flammes. L’océan nous a rappelé sa toute-puissance et le Ressac Noir, cette faction de fanatiques, son ignominie. Mais jamais nous n’avons cédé. Chaque défaite nous a rendus plus forts, plus sages et mieux préparés. Ce navire n’est pas parfait, mais il est prêt, car il porte en lui nos erreurs, nos triomphes et notre résilience.
Enfin, Maeldrys (Elda’ryon) conclut avec une voix vibrante d’émotion :
— Aujourd’hui, nous confions nos espoirs à ces hommes et ces femmes qui partiront vers l’inconnu pour notre salut. Ils porteront nos cœurs et nos prières au-delà des mers. Ils seront nos éclaireurs, guidés par la main de la Troisième Mystique qui sera le porte-voix de Thyra’harel. Peuple Ysharii, que cet instant reste gravé dans vos mémoires comme le début d’un nouveau chapitre pour nous tous.
La foule retint son souffle, puis éclata en acclamations alors qu’Ithariel ordonna la mise à l’eau du navire. Les premiers remous apparurent. L’embarcation épousa la mer.
— Ce navire représente l’avenir de notre peuple et nous misons tous nos espoirs sur sa capacité à mener nos courageux Éclaireurs sur des terres nouvelles ! Ce navire, nous le baptisons le Val'yn Vel'ishar, le porteur des espoirs !
La foule acclama avec ferveur. L’émotion était palpable. Des centaines d’yeux observaient le Val'yn Vel'ishar glisser sur l’eau. Il était une prouesse de savoir-faire et de dévotion. Il imposait le respect par son allure massive, tout en conservant une élégance presque mystique. Son grand corps en bois sombre s'élevait sur l'eau. Ses bordés solides, aux formes arrondies, étaient conçus pour résister aux assauts des vagues tumultueuses. Trois mâts robustes s'élançaient vers le ciel, comme des arbres vénérables dressés pour capter les vents, soutenant des voilages clairs et souples. Ceux-ci se déployaient avec grâce, prêts à capturer chaque souffle qui pousserait le navire vers l’inconnu.
Alors qu’il effectuait quelques manœuvres en mer et s’en revenait à quai, Valethar s’approcha des dix Ysharii qui composaient le corps expéditionnaire, les passa en revue, un à un. Par son regard, il leur transmettait sa force, sa fierté et toute sa gratitude. Puis il prit la parole :
— Peuple de Val’ishar, voici celles et ceux qui braveront l’inconnu avec courage et dévotion pour nous tous, voici les noms de nos héros !
La foule acclama une nouvelle fois, scandant des mots d’encouragement et de gratitude, leurs voix résonnaient jusque dans les cœurs des dix élus. Valethar laissa les vivats s’exprimer quelques instants, puis leva la main pour ramener le silence.
— Représentants de nos tribus unies, voici ceux qui porteront notre espoir au-delà des flots. Arthuun et Kareth, l’épée et le bouclier de Thaala’sthyr. Thynkor et Mithrael d’Ysa’marath, en charge de la navigation et du navire. Lysara et Zalkora, de Kha’rzûn, les éclaireurs de la nature. Shanael et Eshtoran de Var’nalesh, les mains guérisseuses qui veilleront sur chaque vie.
Il fit un pas en arrière, laissant Maeldrys s’avancer lentement.
— Et pour Elda’ryon : Nasharen, maîtresse artisan en ingénierie des mécanismes et des équipements, et enfin… Vyralith, la troisième Mystique innée, celle qui portera la lumière de Thyra’harel vers l’inconnu.
Un silence sacré s’abattit. Aucun applaudissement, seulement une onde de révérence. La foule s’agenouilla, d’un seul mouvement. Et des voix s’élevèrent, d’abord timides, puis nombreuses, entonnant un chant ancestral, porté par l’émotion :
« Ô Thyra’harel, lumière des âges anciens,
Ton souffle sacré veille sur les Ysharii… »
Et la prière enfla, vibrante, enveloppant les élus comme une bénédiction vivante.
Le navire appareilla, un pont mobile jouxtait son flanc pour faciliter l’embarcation. Arthuun et Kareth embarquèrent, ouvrant la marche. Les huit autres suivirent. Dans leurs regards un mélange de fascination et d’appréhension de l’aventure qui les attendait. Maeldrys enlaça sa fille comme si c’était la dernière fois.
Pour Arthuun, les premiers instants à bord du Val'yn Vel'ishar furent particulièrement déroutants. Son équilibre était fragile, comme s'il avait trop bu et à mesure que la mer oscillait, les soubresauts d'estomac menaçaient sa dignité. Il parvint finalement à trouver la posture idéale, facilitant ses déplacements à bord. Les autres n’étaient guère mieux lotis que lui, ce qui le réconforta. Il s’appuya sur le plat-bord du navire, regardant la foule massée sur la plage de galets. Reverrais-je un jour ces rivages ?
Trente marins, tous ouvriers du chantier naval, accompagnaient les dix hommes et femmes sélectionnés par les chefs de tribus. Ils avaient participé aux différents essais en mer et connaissaient les manœuvres. Ils s’affairaient aux derniers préparatifs avant le grand départ, détachant les cordages qui retenaient encore le vaisseau à l’île et hissant les voiles sur les mâts. La structure de bois émit un grincement lorsque les voiles se tendirent, puis la rive s’éloigna peu à peu. La foule criait des mots d’encouragement et d’espoir à l’attention de ceux qui partaient au-devant de dangers inconnus. Ils y risquaient leurs vies pour sauver les leurs. Ael’tharyn, l’astre du jour, se leva, illuminant la poupe de l’embarcation. Le navire glissait à présent sur des flots bleus aux reflets scintillants.
Vyralith, une main posée sur la rambarde pour se stabiliser, salua de l’autre la foule qui s’éloignait déjà. Les voix s’estompèrent, masquées par le bruissement des vagues et du vent capté par les voilures. Elle ne sut dire si c’était l’air marin chargé de sels ou l’émotion de quitter ce qu’elle avait toujours connu jusque-là, mais ses yeux brûlaient et sa gorge se nouait. Un homme d’équipage l’invita à rejoindre le reste du groupe afin qu’ils puissent découvrir le navire et déposer leurs paquetages dans les cabines.
L'assemblée qu’elle rejoignit était hétéroclite. Elle discernait, par son don, des flux d’énergies bien plus élevés que la normale, notamment les deux champions nommés par Valethar, le chef de Thaala’sthyr. Cela l’impressionnait, mais ne l'étonnait pas. Valethar était un personnage haut en couleur, loyal, altruiste, mais très orgueilleux et impulsif, il était évident qu’il proposerait deux personnalités exceptionnelles.
Une troisième aura atypique, cette fois-ci, provenant d’une jeune femme. Une silhouette d’apparence fine et débordante de vitalité. En elle circulait une énergie pure : l’Anar’yn — l’essence céleste, que la Déesse ne conférait pourtant qu'aux Chefs de tribu. Vyralith en était certaine. Comment se pouvait-il ? s’interrogea-t-elle. Cette jeune femme venait de la tribu Kha’rzûn, dirigée par Thalvynn, le colosse placide, l’homme des bois. Des cinq, il était le plus mystérieux. Il donnait souvent l’impression d'en savoir davantage, mais sans jamais le dire. Il parlait peu, mais lorsqu’il le faisait, il était écouté et rarement contredit. Une force tranquille qui imposait un respect naturel à tous ceux qui le côtoyaient.
Un point d’ombre dans le groupe l’interpella. Vyralith se concentra, essayant de déterminer la provenance de cette imperceptible nuance qui la dérangeait. C’était diffus, noyé parmi les auras de toutes ces personnes sur le pont. Alors qu’elle focalisait son attention sur cette étrangeté, elle disparut simplement. Vyralith lâcha prise. Peut-être avait-elle juste halluciné ? Le stress du départ pouvait l’avoir perturbé. Elle décida d’en faire fi pour le moment. Mais elle resterait vigilante.
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