Chapitre 7 : Les périls de Val'ishar.
Inkara parcourait avec inquiétude les ruelles quasi désertes d’Og’rolahr, le plus densément peuplé des trois villages de la tribu d’Ysa’marath. Une étoffe blanche imbibée de menthe lui couvrait le bas du visage, pour se protéger des germes et des odeurs putrescentes qui saturaient l'air ambiant.
Un mois s’était écoulé depuis le départ du navire, l'île de Val’ishar était entrée dans le cœur de l’hiver. Les travaux du chantier naval se poursuivaient malgré les nombreux départs. Les bâtisseurs avaient regagné leurs tribus respectives avec les plans de construction. Eux aussi devaient se préparer à l’exil. Seuls ceux d’Ysa’marath s’affairaient ici à construire des répliques du Val'yn Vel'ishar.
Les rues, jadis animées et bruyantes, faisaient à présent l’écho de ses pas sur la pierre pavée. Sur les portes des maisons de bois et de pierre, un sigil signifiant « harmonie » tracé à la craie. Une protection apposée par les sages pour préserver les foyers de la maladie qui décimait la population. Sur d’autres, ce même symbole était barré de haut en bas pour indiquer que la maladie était présente dans le foyer. Le sigil barré signifiait « dissonance ». Beaucoup trop étaient barrés.
Quelques gémissements sur sa gauche, un cri étouffé devant elle. Les seuls bruits qu’elle percevait ne faisaient qu’accentuer le caractère lugubre et mortifère d’un village à l’agonie. L’odeur des plantes médicinales embaumait la ruelle, s’extirpant des fenêtres des maisons contaminées.
Des guérisseurs passaient d’une bâtisse à l’autre, distribuant des bouquets d’herbes médicinales sur le pas des portes. Un parchemin détaillant les recettes des décoctions accompagnait chaque livraison. Ils ne pouvaient plus se permettre d’entrer pour s’occuper des malades ; ils étaient trop nombreux et eux, si peu. Inkara interpella l’un d’entre eux.
— Guérisseur ? ton rapport de situation, ordonna-t-elle à l’homme dont le bas du visage était couvert d’une étoffe imbibée de menthe et de thym.
— Critique. On ne contient rien, confia-t-il, les yeux cernés de fatigue.
Inkara grinça des dents, la mesure prise pour endiguer la maladie s’avérait inefficace, comme les autres.
— Les baumes ont-ils un effet ? Vous parvenez à traiter les maux ? s’inquiéta-t-elle, une main passant derrière sa tête comme pour soulager son fardeau.
— Rien n’apaise leur souffrance ou ne retarde l’inévitable, regretta le guérisseur en regardant vers le sol. Il secoua la tête tout en prononçant ses mots, et poursuivit : « Et nous allons bientôt manquer de plantes et d’herbes, nous ne pouvons déjà plus en donner préventivement… »
— Je vois… En savons-nous plus sur la transmission de la maladie ? demanda-t-elle avec un air grave.
— Non. Il n’y a aucune logique. Nous sommes dépassés, c’est la seule chose dont je suis sûr, avoua presque honteusement l’homme.
— Et vous ? Vos proches ? s’inquiéta-t-elle, un regard sincère plongeant dans les yeux du guérisseur.
Le guérisseur secoua la tête lentement de gauche à droite, en guise de réponse. Ses yeux étaient voilés d’une brume de tristesse.
— Je suis désolée… sincèrement. Merci pour ce que vous faites. Même si les résultats ne sont pas concluants, je ne peux que saluer votre dévotion envers les malades. Vous avez la gratitude de toute la tribu, et la mienne, conclut Inkara, se voulant encourageante.
Elle posa une main ferme sur l’épaule du guérisseur et poursuivit :
— Je vous laisse continuer, je ne vous retiens pas davantage. Je vais vous faire réapprovisionner dès que je rentre à la capitale.
Elle s’éloigna sur ces dernières paroles. Elle savait pertinemment qu’elles n’apportaient aucun réconfort, mais c’est tout ce qu’elle pouvait leur offrir.
Inkara poursuivit son état des lieux. En elle, un torrent d’émotions la traversait. Ces nouvelles décourageantes s’ajoutaient à ses propres souffrances. Pourquoi rien ne fonctionne ? C’est incompréhensible ! Elle réprima les larmes qui lui montaient aux yeux, elle devait montrer au peuple qu’elle était là, forte, pour eux. Une pensée fugace pour le corps expéditionnaire la traversa. J’espère qu’eux vont bien ? cela fait une semaine que nous n’avons pas recueilli de capsule de Tynkhor… se demanda-t-elle.
Un jeune garçon, dix ou douze ans tout au plus, la tira de ses pensées.
— Madame ! Madame !?
Inkara se tourna et baissa les yeux vers l’enfant emmitouflé dans une vieille étoffe jaunie, ses pieds nus sur la pierre gelée. L’enfant grelotait et sautillait pour tenter de mieux supporter la morsure glaciale.
— Que fais-tu dehors par ce froid !? le rabroua Inkara avant de s’empresser de le porter dans ses bras et le couvrir de sa cape.
— Ma… ma maman… elle est malade, sanglota-t-il
— Où est ta maison ? emmène-moi.
Le jeune garçon montra de sa petite main amaigrie et bleuit par le froid, la direction à suivre. Inkara à petites foulées, avança vers une maisonnette dont la porte était entrouverte. Elle y entra et déposa le garçon qui courut en direction de l’âtre agonisant.
Une femme, était effondrée sur le sol, recroquevillée comme un foetus. Inkara s’empressa de lui porter assistance, s’assurant de ressentir son pouls.
— Madame ! lui dit-elle, tapotant sa joue pour la tirer de l’inconscience.
Ses joues étaient fines et elle pouvait sentir les os de sa mâchoire rien qu’en l’effleurant.
— Maman ! Maman réveille-toi ! cria l’enfant en pleurs.
Les paupières vibrèrent quelques secondes, puis elle ouvrit les yeux. Hagarde, elle balaya du regard autour d’elle puis son fils et enfin Inkara.
— Je… Je vais bien Vynka, je vais bien, balbutia-t-elle, l’esprit encore embrumé.
L’enfant se jeta sur sa mère, éclatant en sanglots.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ? demanda Inkara, qui maintenait la femme fébrile.
— Une faiblesse, nous n’avons presque pas mangé ces derniers jours, confia-t-elle.
Inkara tressaillit. Les récoltes faibles de cette année n’avaient pas permis de remplir les greniers entièrement. Les réserves du village étaient maigres et l’hiver ne faisait que commencer.
— Vous n’avez pas été ravitaillés ? s’étonna Inkara
— Non. Plus depuis cinq jours, confirma la mère avant de poursuivre « Je pensais que ça allait reprendre alors j’ai d’abord nourri mon fils, je pensais pouvoir manger le lendemain, mais personne n’est venu ».
Inkara sentait son cœur bondir dans sa poitrine. Elle savait que la situation serait critique dans les jours à venir, mais ne s’imaginait pas qu’elle l’était déjà.
— Je suis désolée. Tenez bon, je vais tout arranger, d’ici un ou deux jours vous aurez de nouvelles livraisons.
La femme fixa les yeux d’Inkara. Une ombre de fatigue et de renoncement voilait son regard, mais derrière cette lassitude, brillait une reconnaissance muette, profonde, presque tangible. Inkara hocha la tête et quitta la petite maison, bouleversée jusqu’aux tréfonds de son être.
Elle jura qu’à son retour à la capitale, elle répartirait les réserves de céréales entre les villages en proie à la famine. Elle ne supporterait pas de laisser son peuple mourir de faim. Les réserves de la capitale étaient là pour ça et non pas pour assurer son propre confort. S’il lui fallait partager chaque épreuve avec sa tribu, elle le ferait.
Inkara se décida d’écourter sa visite. L’urgence était sur tous les fronts. L’épidémie touchait toute la population de Val’ishar, aucune tribu n’était épargnée. Une maladie insidieuse dont les modalités de transmission restaient inconnues. Les guérisseurs évoquaient des poussières toxiques dans l’air, dont la présence résulterait de l’érosion des sols volcaniques par les vents. Cette affliction atteignait les Ysharii sans distinction d’âge, de sexe ou de condition de santé particulière. Les principaux symptômes étaient une fièvre élevée accompagnée d’épisodes de démence ; les malades s’écorchaient la peau tant elle semblait brûler.
Alors qu’Inkara achevait son inspection, un bruit étrange attira son attention. Elle se retourna pour apercevoir un homme, pieds nus et vêtu de haillons, sortant de chez lui avec une expression égarée. Son visage présentait des stigmates étranges et de ses veines étonnamment visibles, pulsaient un liquide noirâtre. Ses gestes étaient erratiques, comme si son propre corps lui échappait. Ses yeux, rougis et hagards, cherchaient quelque chose dans le vide, scrutant l’espace autour de lui.
Puis, soudain, son regard se fixa sur une vieille femme accroupie près d’une porte, ramassant les herbes déposées par un guérisseur. L’homme sembla pétrifié, son souffle se raccourcissant, un tremblement gagnant tout son être. Dans un élan incontrôlable, il se précipita vers elle, ses mains se crispant, griffant l’air.
Inkara, surprise par la violence de la scène, hésita un court instant, puis s’élança vivement pour éviter le drame. L’homme, dans un râle, agrippa la femme avec une force désespérée. Elle cria, essayant de se dégager, mais il la maintenait fermement, le regard perdu, comme s’il ne la reconnaissait même pas. Son visage déformé par la peur, il marmonnait des mots incompréhensibles, sa voix était rauque, brisée.
L’homme chancela avant qu'Inkara n'eut le temps d'intervenir. Ses membres soudain affaiblis, il relâcha sa victime et s’effondra sur le sol, secoué de spasmes avant de sombrer dans une immobilité inquiétante.
L'ainée battit des pieds et des mains pour s’éloigner du dément, traînant son corps assis sur le sol comme si celui-ci brûlait. Incrédule, son regard passa de l’homme au sol à Inkara, qui s’approcha d’elle. Sans un mot, elle l’aida à se relever, conservant toute son attention sur le corps inerte. Elle ouvrit la porte, faisant rentrer la femme tétanisée et la fît assoir.
— Tout va bien ? s’inquiéta la cheffe de tribu.
— Thyra’harel, balbutia-t-elle, ses membres s’agitaient comme s’ils voulaient se rattraper à quelque chose.
— Oui prions la, qu’elle nous vienne en aide, suggéra Inkara se voulant rassurante, pour elle comme pour la vieille dame.
— Non, Thyra’harel se retire de nous, elle se meure et nous mourrons tous avec elle, je l’ai vu dans ses yeux fous, l’océan est corrompu, sanglota-t-elle.
Une peur, un doute profond. Une brèche s’était formée au cœur même de sa foi… Un vide, une place pour quelque chose d’autre.
— Je vois, je vais vous aider à vous allonger un peu, menez-moi à votre chambre.
La vieille femme accrochée à son bras, Inkara se laissa guider jusqu’à la chambre. Une odeur âcre en émanait, incommodant Inkara au point de lui en soulever l’estomac. Gisant sur le lit, un vieil homme dont la peau jaunâtre se nuançait de tâches bleues et blanches. Des veines noires couraient de son cou vers ses yeux, comme un poison qui progressait. Et si elle disait vrai ? Se pourrait-il que l’épidémie soit liée à Thyra’harel ? se demanda-t-elle.
— Comme il est beau ! n’est-ce pas ? s’écria l’ainée avec passion.
Ce changement radical d’état d’esprit créa la surprise. Inkara observa l’épouse se blottir contre le corps froid de l’homme qu’elle aimait. Ne sachant ce qui était le mieux, elle choisit de la conforter.
— Votre époux est charmant, vous avez beaucoup de chance, mentit-elle.
La vieille femme se tourna et lui sourit. Inkara aperçut alors, à la naissance de son cou, des ramifications noires pulsantes. La maladie s’était immiscée. Voilà donc la raison de son déni… supposa-t-elle.
Inkara tourna les talons et quitta la demeure. Il n’y avait rien à faire de plus pour eux. Le poing serré sur la garde de sa lame, elle déglutit difficilement et étouffa un sanglot. Dehors, un silence absolu régnait. Le corps du dément avait disparu. Org’rohlar s’éteignait doucement.
Annotations