Il y a des gens qu’on remarque. D’autres qu’on ressent.

Côme, elle ne l’avait pas remarqué. Il l’avait frappée, sans bruit, sans geste, sans rien faire de spécial. Il était simplement là, dans l’amphi B4, ce matin de rentrée, et il avait posé son sac avec nonchalance sur une chaise deux rangs devant elle.

Et son monde avait basculé, doucement.

Il portait un vieux pull gris à col roulé, un jean un peu froissé, et il avait ces cheveux bruns qui bouclaient légèrement à la nuque. Mais ce n’est pas ça qui l’avait touchée. C’était son calme. Son regard posé sur le monde comme s’il observait des choses que les autres ne voyaient pas.

Marie-Louise s’était figée, le souffle suspendu. Elle ne savait pas encore qu’il s’appelait Côme. Mais déjà, quelque chose en elle savait.

Les jours passaient, puis les semaines, et elle le croisait de plus en plus souvent. Il venait toujours quelques minutes avant le début des cours, s’asseyait au même endroit, et lisait. Pas sur son téléphone. Un vrai livre. Parfois, il annotait les marges. Parfois, il rêvassait, le regard perdu vers la fenêtre. Il n’était pas comme les autres. Il semblait vivre à côté du monde, dans un coin invisible où elle avait envie d’entrer, sans savoir comment frapper à la porte.

Elle, elle ne disait rien. Elle l’aimait déjà – ou peut-être l’idée de lui – mais elle ne savait pas mettre de mots sur ce qu’elle ressentait. Elle le regardait. Elle écoutait sa voix quand il répondait en cours. Elle notait le timbre grave, la façon dont il choisissait ses mots avec soin.

Elle avait honte de l’intensité de ce qu’elle ressentait.

Elle se détestait de ne rien dire.

Elle s’inventait des excuses : “Tu n’es pas son genre.” “Il ne te remarque même pas.” “Tu vas te ridiculiser.” “Et si tu lui dis, tu détruis tout.”

Erine l’avait très vite compris. Son regard n’avait besoin de rien entendre de plus.

— C’est lui, hein ?
— Quoi, lui ?
— Côme. Je t’ai vue. Tu l’as regardé comme on regarde une chanson qu’on aime en secret.

Marie-Louise avait rougi jusqu’aux oreilles. Elle avait voulu nier. Mais à quoi bon ?

— Il ne me connaît même pas, avait-elle murmuré.
— Alors fais en sorte qu’il te connaisse.
— Je peux pas, Erine. C’est… c’est pas si simple.

Mais en réalité, si. C’était simple. Il suffisait d’un “salut”. D’un sourire. D’un mot.

Mais quand on aime en silence, tout devient vertigineux.

Elle avait appris à vivre comme ça. À aimer dans l’ombre. À attendre les jours où il venait en cours. À marcher plus lentement dans les couloirs s’il était devant. À rire plus fort à une blague si lui riait aussi.

Et puis, il y avait ce moment. Ce petit instant, un matin de novembre. Il pleuvait, ils étaient dans le hall, elle avait glissé en marchant trop vite, ses feuilles s’étaient éparpillées sur le sol. Et c’est lui qui les avait ramassées.

— T’es pas blessée ?
— Non… merci.

Elle avait croisé son regard pour la première fois, vraiment. Elle s’était noyée dans ses yeux. Lui, il avait souri, calmement, et il était reparti, sans un mot de plus.

Mais ce moment-là, elle l’avait rejoué mille fois dans sa tête. Chaque détail. La chaleur de ses doigts effleurant les siens. L’odeur de la pluie sur ses vêtements. Le frisson dans sa poitrine. La sensation de vivre quelque chose qui n’avait pas eu lieu.

Trois ans ont passé. Et elle l’a aimé tout ce temps. Sans jamais lui dire.

Pas une lettre. Pas une confession.

Seulement des regards. Des silences. Des rêves.

Et parfois, très tard, dans la solitude de sa chambre, elle se posait la question :

Est-ce que c’est encore de l’amour, quand l’autre ne sait même pas qu’il est aimé ?

Et elle pleurait doucement.

Pas parce qu’elle était malheureuse.

Mais parce qu’elle avait tout donné à l’intérieur.

Et qu’il n’en saurait peut-être jamais rien.