Chapitre 24 : La Brèche
Des failles grotesques s’ouvraient dans l’espace, déchirant la structure du laboratoire comme si elle n’était qu’un simple parchemin. Les murs, naguère solides, se contorsionnaient dans un vacarme assourdissant de métal broyé et de verre éclaté. À travers ces fissures béantes, un néant insondable se dévoilait, un abîme oppressant, froid et affamé, qui aspirait tout sur son passage. L’air vibrait sous la tension, saturé de cris déchirants qui arrachaient l’âme. Des collègues, foudroyés par la panique, tentaient de s’agripper aux équipements ou aux meubles, mais leurs doigts glissaient sur les surfaces lisses. L’un après l’autre, ils étaient happés par les gouffres noirs, leurs hurlements s’étouffant dans un silence brutal, comme si l’univers même se refermait sur eux.
Ceux qui échappèrent à cet enfer n’étaient plus que des ombres d’eux-mêmes. Leurs visages pâles, figés dans une expression de terreur muette, racontaient l’indicible.
— C’était... impossible..., bredouillait l’un d’eux, ses mains tremblantes comme si elles tentaient encore de repousser une vision trop insoutenable.
Il parlait d’un monde absurde, où chaque loi naturelle était pervertie. Des formes indéchiffrables ondulaient dans un paysage distordu, leurs contours flous laissant deviner des silhouettes hostiles, presque conscientes.
— Le temps là-bas..., murmura Martha la voix brisée, il s’entortille et se replie sur lui-même. Chaque seconde pèse comme une éternité.
Ses yeux cherchaient un réconfort impossible, tandis que d’autres hochaient la tête, le regard vide. Les cieux de cette dimension, décrits comme un chaos de couleurs inconnues, semblaient émettre un grondement sourd, une sorte de moquerie cosmique. Ces survivants savaient qu’ils ne retrouveraient jamais la paix ; les ombres, même revenues à la lumière du laboratoire, dansaient encore dans leurs esprits, chuchotant des promesses de retour.
L’angoisse dévorait le reste de l’équipe comme un feu incontrôlable. Dans cet environnement devenu oppressant, chaque échange de regards reflétait une peur viscérale, une horreur si palpable qu’elle semblait imprégner l’air. Leurs certitudes, jadis inébranlables, s’effondraient à mesure qu’ils réalisaient, avec une lucidité terrifiante, qu’ils avaient franchi une frontière interdite. Ils n’étaient plus des pionniers de la science, mais des proies, exposées à une force qu’ils avaient, volontairement ou non, appelée à l’existence.
La panique s’insinuait dans les esprits, tel un poison invisible. Chaque respiration semblait plus lourde, chaque murmure plus sinistre. Une question lancinante martelait leurs pensées : « que se passait-il vraiment ici, et combien de temps avant que tout ne bascule ? » Les ombres des expériences passées se dressaient dans leurs souvenirs, et les murmures sur des projets secrets prenaient des allures de condamnation. La ligne ténue entre l’innovation et l’abomination s’effritait, laissant place à un gouffre béant d’incertitude et de peur.
Puis, le cauchemar prit forme. Un hurlement déchira le silence déjà fragile, suivi d’un grondement caverneux. Une faille béante s’ouvrit au cœur du laboratoire, vomissant une créature qui semblait jaillir des pires rêves de l’humanité. Cette entité, informe et changeante, oscillait entre matière et vide, son corps pulsant comme s’il rejetait les lois mêmes de l’univers. Chaque mouvement de la créature défiait l’esprit, sa fluidité grotesque évoquant une réalité brisée, impossible à comprendre.
Les alarmes se déclenchèrent dans un concert de cris stridents, mais elles ne firent qu’amplifier le chaos. Les agents de sécurité, formés pour affronter des menaces humaines, restèrent figés un instant de trop. La créature, comme une vague dévastatrice, se jeta sur eux avec une vitesse inhumaine, pulvérisant tout sur son passage. Les murs du Centre Quanta tremblèrent sous la violence de l’assaut, et ce qui avait été un sanctuaire de savoir se transformait en un tombeau de désespoir.
Certains hurlaient, d’autres fuyaient en silence, leurs visages frappés d’une expression de terreur pure. Ils savaient tous, au plus profond de leur être, que cette chose n’était qu’un avant-goût d’un destin bien plus sombre.
Le chaos ne se limita bientôt plus aux murs du laboratoire. Les distorsions se propagèrent comme une onde maléfique à travers la forêt, atteignant les villes voisines. Ce qui n’était autrefois qu’un ensemble d’expériences isolées au sein du Centre Quanta s’immisça sans pitié dans la trame même de la réalité. Les rues, autrefois familières et sécurisantes, se tordaient désormais sous les yeux horrifiés des habitants, comme pliées par une force perverse et invisible. Les bâtiments, déformés, semblaient vivants, leurs structures urbaines se métamorphosant en formes grotesques et impossibles. Le ciel, déchiré par des éclairs de magie noire, vomissait des gerbes d’énergie malveillante, frappant lampadaires et véhicules, les réduisant à des masses informes qui fondaient comme de la cire. À l’horizon, un spectacle apocalyptique s’offrait à ceux qui osaient lever les yeux : des tempêtes occultes hurlaient et des vortex s’ouvraient et se refermaient comme des gueules avides prêtes à engloutir le monde.
*
La panique s’immisçait à l’intérieur du laboratoire, l’atmosphère était saturée d’effroi. L’air vibrait sous l’effet des anomalies, empli d’un mélange oppressant de chaleur et de pression. L’affolement avait consumé le peu de calme qui restait à l’équipe scientifique. Certains s’effondraient au sol, paralysés par la peur, tandis que d’autres tentaient de fuir, mais se retrouvaient piégés par les couloirs distordus, qui semblaient les enfermer dans un labyrinthe mouvant.
Le professeur Kennywood, au bord de la folie, hurlait à s’en briser la voix.
— Rassemblez-vous ! Reprenez le contrôle ! Nous pouvons encore réparer ça !
Mais ses ordres se noyaient dans le chaos. Les alarmes retentissaient sans relâche, leur hurlement strident se mêlant aux rugissements des distorsions. Des arcs d’énergie jaillissaient des instruments défaillants, éclatant en gerbes d’étincelles brûlantes qui forçaient les scientifiques à reculer en criant.
Kennywood se tourna désespérément vers Pauline, la seule encore debout, bien que ses jambes tremblent sous le poids de l’angoisse. Il s’approcha d’elle, agrippant ses épaules avec une urgence presque violente, un peu comme un appel à l’impossible.
— Pauline ! C’est toi ! Tu es la clé ! Fais-le ! Maintenant !
Les mots frappèrent Pauline comme une gifle. Elle déglutit difficilement, ses yeux fixant le chaos autour d’elle. Une force puissante vibrait au fond d’elle, une énergie qu’elle avait toujours ressentie mais jamais comprise. Elle savait qu’elle pouvait l’utiliser, mais la peur la paralysait. Chaque pensée qu’elle tentait de rassembler était comme dispersée par une tempête intérieure.
Les souvenirs de ses premiers jours au laboratoire resurgirent brusquement. Kennywood lui avait toujours dit qu’elle était spéciale, qu’elle possédait une affinité unique avec les champs d’énergie instables. Pourtant, elle n’avait jamais voulu croire qu’elle pourrait en arriver là : être le dernier rempart entre l’ordre et l’anéantissement total.
— Je ne peux pas ! murmura-t-elle, presque inaudible. Ses mains tremblaient, et des larmes montaient à ses yeux.
— Si ! aboya Kennywood. Si tu ne fais rien, tout est perdu ! Tu es la seule !
Les hurlements des distorsions semblaient répondre à ses doutes. Une masse d’énergie sombre éclata près d’eux, envoyant des éclats de verre dans toutes les directions. Pauline leva les bras par réflexe pour se protéger, mais elle sentit soudain une chaleur étrange s’emparer de son corps. Elle ne comprenait pas cette force, mais elle savait qu’elle devait l’apprivoiser.
Un souffle haletant, elle ferma les yeux, cherchant au plus profond d’elle-même. Une douleur sourde monta en elle, mais aussi une clarté nouvelle. L’énergie bouillonnait, réclamant d’être libérée. Autour d’elle, les ombres semblaient se resserrer, comme si elles savaient que le moment décisif était venu.
Pauline inspira profondément.
— D’accord… mais si ça tourne mal, ce sera à vous d’arrêter ce qui reste.
Kennywood hocha la tête, le visage dur mais terrifié.
— Fais-le !
Et dans cet instant suspendu, Pauline laissa enfin le chaos la traverser, non pas pour le fuir, mais pour le dompter.
Malgré la menace omniprésente, même lorsque la tension dans la pièce atteignait un point presque insupportable et que l'angoisse semblait étouffer ceux qui l'entouraient, Pauline refusa de céder. Une étincelle obstinée brillait dans ses yeux, une lueur fragile mais inébranlable. Devant elle, Kennywood, imposant et dérangé, la fixait avec une intensité dévorante. Son regard trahissait une obsession qui la faisait frissonner – une soif de pouvoir si purement destructrice qu'elle paraissait irréelle. Ce n’était pas seulement une ambition ; c’était un gouffre.
Il n’agissait pas par opportunisme. Pauline comprit alors que son but allait bien au-delà de la simple domination : Kennywood voulait redéfinir le cours même de l’humanité, la plier à ses propres visions tordues. Mais elle n’était pas prête à devenir l’instrument de son délire.
Autour d’elle, la réalité se fissurait, presque littéralement. Les murs, qui autrefois témoignaient des triomphes de la science, vibraient d’une énergie sombre et incohérente. Des craquements sinistres résonnaient, ponctuant les échos des sirènes d’alerte. Et pourtant, une étrange chaleur l’envahissait, une sensation inexplicable de protection malgré le chaos. Était-ce une illusion ? Une ruse ?
— Tu es la clé, Pauline. Tout repose sur toi ! cracha Kennywood avec un mélange d’urgence et de triomphe.
Sa voix était comme un coup de tonnerre dans l’air chargé, mais Pauline ne bougea pas. Les chaînes qu’il tentait de passer à son âme se heurtaient à un mur invisible. Sa détermination grandissait à chaque seconde, alimentée par l'idée que céder ne signerait pas seulement sa fin, mais celle de bien plus.
Cependant, chaque instant rendait son échappatoire plus improbable. Les failles s’élargissaient, déchirant l’espace d’une manière terrifiante. Chaque pas menaçait de la précipiter dans un abîme sans fond. Le Centre Quanta, autrefois un bastion d’innovation scientifique, était devenu un théâtre d’horreur où la logique cédait la place à la démence.
Ces expériences, conçues pour repousser les limites de la compréhension humaine, avaient éveillé des forces anciennes, quelque chose de bien plus ancien et effrayant que ce que Kennywood lui-même pouvait concevoir. Les chercheurs, autrefois audacieux, étaient désormais des captifs – non seulement de cette magie insaisissable qu’ils avaient invoquée, mais aussi de leurs propres regrets, leurs ambitions devenues cauchemar.
Et Kennywood, toujours aveuglé par son obsession, continuait. Son rêve de dominer les mystères de l’univers avait accouché de monstres. Les sujets d’expérimentation, forgés à partir de manipulations génétiques osées et de rituels impies, étaient des échecs – des corps déformés, des vies brisées, des cris étouffés. Face à ces échecs, il avait conçu une solution encore plus radicale : utiliser les hybrides qu’il avait créés, ces êtres condamnés à une existence moribonde, enfermés dans leurs cuves comme des témoins muets d’une folie dépassée.
Pauline savait qu’elle n’avait pas le choix. Elle devait résister, non seulement pour elle-même, mais pour éviter que ce chaos n’engloutisse tout. Pourtant, une pensée s’infiltrait en elle, insidieuse et terrifiante : et si elle échouait ?
Une chaleur oppressante emplissait le laboratoire. Kennywood, le visage tendu, fixait les cuves où les hybrides somnolaient dans un liquide opaque, leur silence seulement brisé par le bruit sourd des machines. Ces êtres n’étaient pas des échecs, il en était convaincu. Quelque chose d’indicible vibrait en eux, un potentiel qu'il n’avait jamais pu exploiter. Mais le temps pressait.
Les souvenirs des expériences en Afrique du Sud s’imposèrent à lui. Une explosion, des hurlements, et cette chose… non, ces choses qui s’étaient échappées, affamées, insaisissables. Elles n’étaient pas des entités dociles ou manipulables. Elles avaient une faim vorace, une soif de domination. La peur mordait son estomac. Et maintenant ? Il avait ouvert une brèche vers elles. Une brèche qui s’élargissait.
— Varek, libère-les. Tout de suite !
Sa voix claqua comme un fouet.
Virgil hésita, son regard passant des cuves aux yeux fous de Kennywood.
— Si on fait ça… elles…
— Fais-le ! hurla Kennywood, les mains tremblantes mais le regard brûlant d’une détermination désespérée.
Un cliquetis mécanique répondit à l’ordre. Les cuves tremblèrent, un vrombissement emplissant l’air tandis que le liquide commençait à bouillonner. La première fissure apparut, un craquement sinistre dans le verre. Puis un cri—mi humain, mi animal—fendit l’espace. Une à une, les cuves explosèrent, libérant des créatures grotesques, torses hérissés de pics, yeux brûlants d’une rage ancienne. Leurs respirations rauques résonnaient, amplifiées par l’écho métallique des lieux.
Kennywood recula instinctivement. Ces hybrides, il les avait créés pour servir, mais leurs regards lui promettaient autre chose. Une vengeance. Une liberté arrachée de force. Et pourtant, il ne bougea pas. La peur était là, mais plus forte encore, une fascination.
— Venez mes enfants, montrez-moi ce que vous êtes capables de faire… murmura-t-il, comme pour se convaincre que ce chaos avait encore un sens.
L’une des créatures se tourna vers lui, son visage difforme illuminé d’une intelligence terrible. Et dans cette seconde, Kennywood comprit qu'il avait franchi une limite qu’il ne pourrait jamais effacer.
Une brèche qu’il ne pourrait refermer.
Annotations
Versions