Chapitre 28 : Les cicatrices du Chaos

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Mais rien n’était vraiment terminé. Le silence qui régnait n’avait rien de rassurant. Certes, les créatures avaient disparu, la brèche s’était refermée, et le rituel — un pari insensé contre l’effondrement total — avait arraché la réalité au bord du néant. Pourtant, ce répit n’était qu’une illusion précaire. L’air lui-même semblait chargé de quelque chose de malsain, un poids invisible qui s’écrasait sur les épaules des survivants.

Les cicatrices de cette folie s’étendaient à perte de vue. Les villes alentour, autrefois pleines de vie, n’étaient plus que des squelettes brisés, figés dans des postures grotesques, déformées par des distorsions surnaturelles. Les rues, arrachées à toute logique, s’enroulaient sur elles-mêmes, formant des spirales absurdes ou s'effondrant en gouffres sans fond, comme si la réalité, traumatisée, refusait de retrouver sa cohérence. Des immeubles tordus grimaçaient vers le ciel, leurs structures noircies se désagrégeant lentement, rongées par une énergie sourde, vibrante, vestige invisible du chaos qu’ils avaient libéré.

Par endroits, des brumes épaisses rampaient encore entre les décombres, suintant des failles du sol. Elles pulsaient doucement, comme si quelque chose de vivant s’y dissimulait, et ceux qui avaient le malheur de s’en approcher voyaient leur esprit se fissurer, prisonniers d’hallucinations sans fin. La magie noire, loin d’être totalement éteinte, traînait dans l’air, pervertissant les sens, brouillant les frontières entre cauchemar et réalité.

Les rares survivants de cette apocalypse silencieuse n’étaient plus vraiment humains. Leur présence même semblait irréelle, comme des ombres vacillantes aux contours flous, errant sans but dans un monde dévasté. Leurs pas traînaient, lourds et incertains, tandis que leurs regards, vides et vitreux, semblaient refléter un abîme intérieur où rôdaient des cauchemars éveillés. Un souffle glacé semblait les envelopper, et parfois, on pouvait entendre leurs voix, faibles murmures d’incantations brisées ou de prières murmurées à demi, des mots déformés qui trahissaient leur emprise persistante par des forces obscures et invisibles. Leur peau, quand on osait s’approcher, ondulait bizarrement sous la lumière blafarde, parcourue de stries sombres, témoins d’une énergie noire qui les consumait de l’intérieur. La science, impuissante, avait jeté l’éponge. Ces êtres n’étaient plus que des coquilles fracturées, broyées par une terreur indicible — une panique qui dépassait la simple peur de la mort pour s’abîmer dans l’effroi d’une folie sans nom.

Dans ce décor sinistre, Kennywood, Jeff, Selina et Pauline — seuls survivants de l'équipe de chercheurs — restaient figés, figés dans un silence presque palpable, comme si le souffle même du vent osait à peine troubler l’air. Leurs yeux, rougis par la fatigue et la douleur, scrutaient les ruines fumantes du Centre Quanta, ce sanctuaire scientifique qui n’était plus qu’un tombeau de béton et de verre brisé.

Kennywood serrait les poings, ses doigts crispés trahissant la lutte entre le soulagement et le chagrin. Jeff, la mâchoire serrée, laissait échapper un soupir rauque, sa poitrine se soulevant difficilement sous le poids de la perte. Selina, le regard perdu, fixait un point invisible, les larmes menaçant de perler au bord de ses paupières. Pauline, tremblante, passait machinalement ses mains sur son visage comme pour chasser le cauchemar éveillé.

Le rituel avait fonctionné — la brèche était fermée. Mais le prix payé les avait brisés bien plus qu’ils ne l’avaient anticipé. La mort d’Elena, cette lumière parmi eux, hantait chacun de leurs pas, chaque respiration. Son sacrifice, douloureux et nécessaire, avait creusé un vide immense, un abîme dans leurs âmes fatiguées. Et pourtant, malgré son absence, son essence semblait imprégner les ruines, flottant dans l’air chargé comme un dernier souffle, un rappel cruel de tout ce qu’ils avaient perdu.

Un silence chargé de douleur enveloppait le groupe, comme si le monde lui-même retenait son souffle en mémoire d’Elena.

Kennywood leva les yeux vers le ciel. Bien que les tempêtes magiques se dissipaient lentement, le ciel restait marqué par d'étranges couleurs et des éclairs sporadiques rappelaient les événements des derniers jours. Des nuages d’un noir surnaturel persistaient à l’horizon, comme une cicatrice indélébile imprimée sur la toile du monde.

Une pensée fulgurante déchira l’esprit du professeur, le laissant presque vaciller sur place. Son cœur accéléra, ses tempes martelaient sous la pression de cette question obsédante : la réalité, après avoir été si sauvagement brisée, pourrait-elle seulement cicatriser? Il sentit un frisson glacé lui remonter l’échine, comme si la réponse, tapie dans l'ombre, n'était qu'un murmure funeste.

Autour de lui, le monde semblait retenu dans un souffle, suspendu entre deux battements. Les forces qu’il avait osé invoquer… Il les avait senties, palpables, comme des torrents indomptés rugissant à travers ses veines. Anciennes. Sauvages. Incontrôlables. Il se souvenait des distorsions qui déchiraient les cieux, des craquements dans la trame même du réel. Elles se résorbaient peut-être, oui, mais à quel prix ? Le paysage des villes n’était plus tout à fait le même. Il le savait. L’humanité elle-même semblait vaciller sur des fondations fissurées.

Ses poings se crispèrent, une sueur froide perlait sur sa nuque. Les rumeurs s’insinuaient déjà dans les rues, portées par des voix fébriles. Ce qu’ils avaient déclenché allait se répandre comme une traînée de poudre. Et dans le silence qui suivit, il sentit un poids terrible peser sur lui — la peur. Celle d’un avenir incertain, d’un futur qui lui échapperait, façonné par des forces qu’il ne maîtrisait plus.

La magie noire, autrefois perçue par Kennywood et ses pairs comme une source de pouvoir infini, s’était révélée être une force bien trop grande pour les mortels. Il repensait à toutes les fois où il avait ignoré les mises en garde, convaincu que son savoir et celui de son équipe suffiraient à maîtriser l’incontrôlable. Mais l’arrogance avait un prix. Et aujourd’hui, le monde entier en payait les conséquences. L’humanité venait de franchir un seuil qu’elle n’aurait jamais dû approcher. Alors qu’il s’éloignait des ruines de son projet, Kennywood sentait le poids de chaque décision prise peser sur ses épaules. La science, telle qu’il la concevait, n’avait plus de sens. Ce n’était plus un simple jeu de connaissances et de découvertes. C’était devenu une arme, capable de détruire des réalités entières.

Pauline, quant à elle, restait figée, les yeux rivés au sol, comme si ce simple geste pouvait l’empêcher de sombrer. Ses poings tremblaient, mais ses yeux, eux, demeuraient secs — elle n’avait plus de larmes, plus rien à offrir à la douleur. Un poids écrasant lui broyait la poitrine, un étau de culpabilité qui se resserrait à chaque battement de cœur. Les visages déchirés par la peur, les cris étouffés dans l’écho de la catastrophe… tout défilait dans son esprit, implacable. Elle revoyait ceux qui n’avaient pas eu la chance de s’enfuir, et pire encore, ceux qui avaient survécu, mais qui, derrière leurs regards vides, restaient à jamais prisonniers de leurs propres cauchemars.

Un frisson glacé lui parcourut l’échine. L’humanité venait de recevoir une leçon cruelle, se dit-elle en serrant les dents. Il y avait des limites qu’il ne fallait pas franchir, des forces qu’il ne fallait jamais invoquer. Certaines portes, une fois ouvertes, refusaient obstinément de se refermer. Ce que Kennywood et ses collègues avaient arraché aux ténèbres n’était pas de l’ordre du progrès ; c’était une intrusion brutale dans des mystères primordiaux, des vérités interdites, capables de broyer la raison elle-même.

Un goût amer lui envahit la bouche, un goût de remords et de peur mêlés. Et si… Et si tout cela avait pu être évité ? Si elle avait accepté de participer au projet Codex Obscura, de mêler son ADN à cette expérience insensée ? Avait-elle, par son refus, condamné ces âmes, nourri la tragédie ? La question la martelait, sans relâche, un poison dans ses veines. Mais la réponse, elle le savait, demeurerait à jamais hors de portée. Seul Dieu, peut-être, détenait cette réponse — s’Il existait encore pour des gens comme eux.

Selina Rochard promenait ses doigts sur les artefacts, lentement, presque à contrecœur. Chaque relief, chaque gravure semblait murmurer sous sa peau, réactivant les échos du rituel. Ses épaules étaient lourdes, son souffle irrégulier, comme si l’air lui-même s’était épaissi, saturé d’une magie ancienne et malveillante. Elle ferma brièvement les yeux, ressentant la pulsation sourde qui vibrait encore dans la pierre sous ses paumes — une force indomptable, étrangère, terriblement vivante.

Dans un coin reculé de son esprit, une pensée insistante martelait : ces objets, ces symboles, n’étaient peut-être pas de simples outils. Ils étaient les messagers d’une volonté plus vaste, plus ancienne, qui s’était servie d’eux comme de pions dans un jeu qui les dépassait.

La brèche avait été refermée — du moins en surface. Mais Selina percevait l’empreinte résiduelle, comme une tension électrique rampant sous la peau du monde. C’était là, dans le vent qui semblait soupirer de fatigue, dans la terre qui battait encore d’une fièvre noire, dans les ombres aux aguets qui frôlaient sa vision périphérique.

Un frisson la traversa, plus glacial que la nuit elle-même. Cette peur qu’elle avait autrefois apprivoisée, qui l’avait nourrie, galvanisée, pesait maintenant sur elle comme une entrave. Ce n’était plus de l’ambition, c’était un poids, un gouffre prêt à l’engloutir. Elle savait — dans ses os, dans sa chair — que le monde portait désormais une cicatrice, une faille invisible mais béante, et que les ténèbres, tapies dans les replis du réel, n’attendaient qu’un moment de faiblesse pour frapper de nouveau.

Le quatuor avançait lentement, chacun traînant derrière lui non seulement ses pas lourds, mais aussi le poids des ruines fumantes du Centre Quanta. À chaque foulée, les graviers craquaient sous leurs bottes, un bruit sec et régulier, semblable à un glas funèbre martelant l’écho de leur échec. La brèche était refermée… mais à quel prix ? Autour d’eux, le monde semblait suspendu, silencieux, comme s’il retenait son souffle face aux cicatrices qui zébreraient désormais son visage. Des villes dévastées, des terres mortes, des quartiers devenus fantômes… la folie des hommes continuerait de murmurer au creux des ruelles désertes.

Arrivés aux lourdes portes en fer forgé du complexe, Kennywood ralentit, ses épaules se voûtant sous une fatigue qu’aucun repos ne pourrait soulager. Ses doigts effleurèrent le métal froid, comme pour y graver une dernière empreinte, avant de pivoter lentement. Ses yeux s’attardèrent sur le chaos qu’ils laissaient derrière eux : des structures éventrées, des lumières mourantes, des souvenirs brisés. Son cœur se serra, un goût métallique dans la bouche. Il savait que leur mission était accomplie, mais la question s’insinua dans son esprit, cruelle et persistante : Et si un jour… quelqu’un d’autre… recommençait ? Si la vanité et la soif de pouvoir rouvraient un jour cette porte maudite ?

À ses côtés, Pauline Lemoine serrait les poings, ses jointures blanchies par la colère étouffée, luttant contre l’envie de se retourner elle aussi. Jeff Davis, habituellement si bavard, fixait ses bottes, mâchoire crispée, prisonnier d’un silence inhabituel. Selina Rochard, le visage fermé, se contentait de marcher droit devant, mais ses yeux, sombres et vigilants, trahissaient l’ombre qui la rongeait.

Kennywood baissa la tête, incapable de donner une réponse, incapable même de se rassurer. Il expira longuement, avant de forcer ses jambes à avancer. Le monde ne serait plus jamais le même… et eux non plus.

Derrière eux, les cendres du passé dansaient encore dans l’air crépusculaire. Devant eux, l’avenir s’étendait comme un gouffre insondable. Chaque pas résonnait dans le silence, battement sourd d’une promesse sombre : celle que les ténèbres ne dorment jamais vraiment.

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