Partie 4 / Chapitre 30 : Le fardeau des Ombres

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Pauline, épuisée par les événements traumatisants qu’elle venait de vivre, nourrissait l’espoir qu’un retour prochain en France lui offrirait enfin un peu de paix. Elle s’empressa de noter son nom sur une liste d’attente ouverte par les militaires sur des avions cargos, dans cette attente, elle décida de se rendre quelques temps dans le village de Munduruku chez Jeff.

Pauline se tenait devant la petite maison en bois de Jeff, près de la rivière Tapajos, la forêt dense qui entourait le village semblait se refermer sur elle, les arbres sombres et imposants formant une muraille naturelle la rendait mal à l’aise. Elle hésitait à franchir le seuil. Son cœur battait la chamade alors qu'elle se remémorait les dires de Virgil Varek. Pouvait-elle lui faire confiance et faire table rase du passé de toutes les horreurs traversées ? À chaque fois qu’elle pensait à lui, une voix intérieure l’avertissait, lui rappelant les doutes qui s'étaient accumulés au fil des mois. Pourquoi ressentait-elle ce mélange d'attirance et de méfiance envers celui qui se disait son ami ?

Une fois à l’intérieur, elle fut accueillie dans la pénombre, enveloppée d’une odeur d’herbes sèches dans une atmosphère inquiétante. Jeff se tenait là, silhouetté par la faible lumière d'une bougie vacillante, un sourire sur les lèvres.

— Pauline, je suis heureux que tu sois venue, dit-il la voix grave résonnant dans l’air lourd de fin d’après-midi.

Ses yeux pétillaient d’une lueur étrange, mélange de soulagement et de mystère. Il se tenait là, droit, confiant comme s’il savait depuis toujours qu’elle viendrait.

— J’étais sûr que tu finirais par venir avant ton départ pour la France, ajouta-t-il avec un sourire énigmatique, tandis qu'il faisait un pas vers elle, ses mouvements mesurés, presque solennels.

Pauline resta immobile un instant, déstabilisée par cette assurance presque surnaturelle. La jeune femme ressentit comme une présence invisible qui la scrutait, mais elle ne voyait personne hormis Jeff. Le village autour d’eux semblait étrangement calme, comme s’il retenait son souffle. L'atmosphère était chargée, une tension subtile planait, imprégnant l'air d'une gravité qu'elle ne pouvait ignorer. Les lumières des quelques maisons voisines s’éteignaient une à une, plongeant la scène dans une obscurité croissante, renforçant l’intimité de leur échange.

— Les esprits de mon village m’ont prévenu de ton arrivée, murmura Jeff, le regard perçant essayant d’accrocher celui de Pauline.

Il parlait avec une conviction qui la troubla profondément, comme s'il avait accès à un savoir caché auquel elle ne pouvait prétendre. Pendant un instant, elle sentit une hésitation monter en elle. Elle avait l'impression d'être happée dans un autre monde, celui où les frontières du visible et de l'invisible étaient bien plus fines qu’à l’accoutumée.

Un silence s’installa entre eux, lourd de non-dits, avant que Jeff ne fasse un geste de la main, l'invitant à s'avancer.

— Viens, approche. J’ai un élément important à te montrer, insista-t-il, son sourire s’élargissant, mais sans que la chaleur qu'elle lui connaissait ne l'accompagne.

Une tension flottait dans l'air, imperceptible, mais présente. Pauline hésita, son cœur battant un peu plus vite. Une sensation indéfinissable se jouait ici, et elle pressentait que cette rencontre n'était pas une simple coïncidence, elle ressentait toujours cette présence invisible qui la contemplait sans en trouver la source. Doucement, elle fit un pas en avant, son regard toujours accroché à celui de Jeff, tentant de lire dans ses yeux ce qu’il s’apprêtait à lui révéler.

Son regard brillait d’un éclat que Pauline ne parvint pas à décrypter, mais qui lui donna une sensation d'inquiétude grandissante. Elle s’approcha et s’assit, le regardant avec une méfiance croissante, son instinct pourtant lui hurlait de ne pas lui faire confiance.

Jeff sortit de sa poche un petit sac en cuir, l’ouvrit avec précaution et en tira une pierre noire, lisse et polie. Elle brillait d’une lueur étrange, presque hypnotique.

— C’est un artefact que j’ai obtenu lors d’une cérémonie avec les Indiens initiés de mon village. On dit qu’il porte bonheur à celui qui le possède. J’ai tout de suite pensée à toi au vu de tout ce qu’il vient de se passer.

Il tendit la pierre vers elle, le sourire toujours figé sur son visage. Mais au fond de ses yeux, Pauline percevait une lueur sombre, un éclat qui ne lui était pas étranger. Elle se rappela les histoires que Selina Rochard lui avait comté, ces récits troublants sur la magie noire que Jeff et certains Indiens auraient pratiquée. Selina connaissait Jeff Davis depuis plus de deux décennies, depuis l’Afrique du Sud, elle lui avait confié ces détails terrifiants, comment Jeff et les Indiens parlaient de sacrifices, d’invocations de puissances obscures, des forces qu’on aurait dû laisser endormies. À ce moment précis, alors que son esprit reliait enfin ces fragments d’histoire, quelque chose la frappa avec une clarté glaçante.

Ce n’était pas seulement le fait que Jeff soit associé à des pratiques sombres... Ce que Selina lui avait révélé allait bien au-delà des simples rumeurs. Ils avaient découvert quelque chose lors de leur expédition en Afrique du Sud. Un savoir ancien que Jeff avait partagé avec les villageois de Munduruku, Il incarnait une magie noire, si vieille et impitoyable que même les rumeurs du village n’étaient que des échos de cette horreur. Cette magie-là, cachée dans les profondeurs de l’ombre, semblait bien plus terrifiante que tout ce qu’elle avait imaginé jusqu’alors...

Pauline fixa l’objet, fascinée malgré elle. Les récits de Selina Rochard lui revinrent en mémoire : sacrifices, invocations, magie noire… Jeff n’était pas seulement un homme de science. Il incarnait une tradition occulte ramenée d’Afrique du Sud, un savoir qu’il avait partagé avec Kennywood et les Indiens de Munduruku.

  • Pourquoi me donner cela, Jeff ? demanda-t-elle, la voix tremblante.

Il la dévisagea, ses yeux brûlant d’une intensité étrange.

  • Parce que tu es l’Élue des Ombres, Pauline. Tes parents ont commencé un travail que je dois achever.

Le sang de la jeune femme se glaça.

  • Mes… parents ? Ces rêves que je faisais étaient un souvenir. C’était… donc vrai.
  • Oui, Léa et André ont initié en toi un cycle… une transformation. Tu n’étais qu’un bébé quand ils ont commencé. Ce que je vais faire aujourd’hui en est l’ultime étape.

Pauline sentit sa gorge se nouer.

  • Non… je ne veux pas. Je refuse de finir comme Kennywood, et être esclave de créatures que personne ne peut contrôler !

Les yeux de Jeff brillaient d’un éclat inquiétant.

  • Tu dois recevoir le souffle, murmura-t-il, comme s’il prononçait une vérité ancienne.

Il projeta une substance dans la paume de sa main vers les poumons de Pauline afin de la priver de sa volonté et de la contrôler.

Jeff haussa légèrement la voix, ses traits durcis par une colère à peine contenue.

  • Refuser ne changera rien ! Tu as déjà leur marque. Tu es née pour cela.

Alors, comme si les ombres l’écoutaient, un souffle glacé s’insinua dans la pièce. Pauline chancela, l’air brûlant ses poumons comme du feu noir. Des voix anciennes chuchotaient à son oreille, la nommant, la suppliant.

— Tu les sens, n’est-ce pas ? souffla Jeff. Elles reconnaissent leur reine.

Alors, au cœur d’un rituel étrange, une brise glaciale se leva, chargée d’effluves de mort et de murmures incompréhensibles. Pauline sentit l’air s’engouffrer en elle, traverser ses poumons comme une morsure invisible. Son corps trembla, ses jambes fléchirent. Elle eut l’impression qu’un millier de voix s’enracinaient dans son esprit.

La jeune femme sentit son souffle se bloquer, comme si l’air autour d’elle s’était épaissie d’un coup. Ces mots, si tendres en surface, résonnaient dans son esprit comme une corde tendue prête à se rompre. « Je sais surtout ce que tes parents t’ont fait… » Cette phrase s’insinua en elle, lourde et intrusive, éveillant une vague d’émotions contradictoires : curiosité, terreur, et une colère sourde qu’elle ne comprenait pas tout à fait, se souvenant de ses rêves. Son esprit partait loin, très loin. Elle était consciente sans être là.

Jeff s’approcha d’elle, tenant une seringue aux reflets métalliques.

  • Tes parents ont commencé ces injections. Sans elles, tu n’es qu’un fragment. Avec elles, tu es le cercle complet.

La piqûre s’enfonça dans sa peau. Pauline sentit l’aiguille traverser son bras, et aussitôt une chaleur étrange se propagea dans son corps, moins douloureuse que solennelle, comme si une force ancienne s’éveillait dans ses veines.

Jeff ne se contenta pas de l’injection : il se redressa, ferma les yeux, et ses lèvres se mirent à réciter des paroles graves, lentes, dans une langue oubliée. Sa voix roulait comme un tambour lointain.

  • Umbra vocare… spiritus tenebrarum… descendite in electam…

Ses mains traçaient dans l’air des signes circulaires, comme pour appeler quelque chose à descendre sur elle. À chaque geste, les flammes de la bougie vacillaient, projetant des ombres mouvantes qui semblaient se rassembler autour d’eux.

Pauline sentit le sérum se diffuser dans son sang au rythme des incantations. Son cœur battait à l’unisson avec les paroles de Jeff, chaque battement résonnant comme un écho de tambour sacré. La chaleur dans ses veines se mêlait à une vibration sourde, presque musicale, qui semblait émaner du sol lui-même.

Jeff approcha son front de celui de Pauline et souffla lentement, comme pour lui transmettre un souffle invisible.

  • Accipe spiritum. Tu es l’élue. Tu portes l’héritage des Ombres…

Un vertige la saisit. Elle eut l’impression qu’un voile s’abaissait entre elle et le monde visible, que des forces invisibles se penchaient sur elle, attendant son consentement. Les paroles de Jeff continuaient, rapides, saccadées, comme si elles ouvraient une porte.

La pièce vibrait, saturée de murmures indistincts, comme si mille voix s’élevaient des murs. Le sérum achevait son chemin : ses membres devinrent lourds, ses paupières pesèrent, et les incantations se fondirent dans un brouillard sonore.

Puis, brusquement, tout s’éteignit.

Dans son sommeil, elle rêva de silhouettes sans visage l’élevant au-dessus des flammes, la couronnant d’ombres. Elle hurlait, prisonnière, incapable de se libérer.

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