Exultation

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  En cette chaude soirée d’été, les apprentis s’étaient rassemblés autour d’un grand feu. Certains, allongés dans l’herbe tendre de la clairière, levaient les yeux vers l’infini bleuté. Astres et autres constellations se dévoilaient aux innocents spectateurs d’en bas. D’autres, plus actifs, abordaient des sujets divers et variés. Par ici, on s’amusait à imaginer sa vie future, ses études à l’Académie, ses voyages prochains. Par-là, on se racontait des histoires effrayantes à en cauchemarder toute la nuit. Vayu galopait autour du brasero, suivie de près par d’autres garnements. Leur innocence dispersait leurs éclats de rire. Ces fragments de joie se perdaient dans la parfaite blancheur de la brume.

  À l’écart des différents groupes, Pur’thivi et Hoya s’enlaçaient passionnément. Aghni les avait repérés, il n’était pas dupe. Depuis leur duel, les deux garçons ne se quittaient plus. Pur’thivi, maintenant soucieux de son apparence, se joignait à Aghni au cours de ses entraînements. L’adolescent, plus si joufflu d’ailleurs, avait vomi son encas lors de la première séance. Mais il s’accrochait et ses efforts payaient. Les deux tourtereaux filaient le parfait amour.

  Le pyromancien se remémora une époque pas si lointaine. Quand il vadrouillait sur les routes, il avait rencontré cette jeune fille : Falda. Il ne gardait que quelques souvenirs d’elle. Sa mer de boucles rousses coulait jusqu’à ses hanches. Ses yeux de jade scintillaient ; illuminaient les soirs les plus obscurs. Le goût du miel imprégnait sa peau crème tachetée par les éphélides. Ô Falda… Aghni avait découvert le corps de la femme à ses côtés. Un délicieux plaisir.

  Nos deux tourtereaux se levèrent et s’éclipsèrent discrètement. Aghni les regarda disparaître derrière la cape sombre de la nuit. Il sourit, les deux adolescents connaitraient bientôt un nouvel univers.

— Eh, Aghni ! Tu m’écoutes ?

  Les pensées du garçon moururent dans l’écho de cette interrogation. Il observa la jeune fille aux yeux d'ambre qui le fixait, aussi perplexe que lui à l’évidence. À ses côtés, un prépubère à la peau tannée par le soleil écoutait, avachi sur le coussin herbeux. Un homme au crâne rasé, tatoué d’étranges motifs, s’assit près d’eux.

— Excuse-moi, tu disais ?

— Comment tu as eu tes pouvoirs, toi ? répéta Regard d’or.

— J’ai entendu dire que les pyromanciens créaient des montagnes de feu lorsque leur magie s’éveillait, lança le garçon à la peau basanée.

— Espèce d’imbécile ! Est-ce que tu as invoqué une tornade quand tu as découvert les tiens ?

  Le chauve s’emporta et asséna une grande claque derrière la tête du gamin. Aghni esquissa un sourire moqueur et replongea dans les prunelles enchanteresses de la demoiselle.

— Je peux comprendre que les mages de feu se font rares, et que votre curiosité est insatiable. Mais ce n’était rien de bien plus spectaculaire que vous.

— Allez, raconte !

— Il y a eu un incendie dans mon village. Et lorsque je suis arrivé devant, mes mains se sont enflammées et le brasier s’est mis à tourner autour de moi avant de disparaître.

— Classe… réagit mollement le garçon allongé dans l’herbe.

— C’est tout ? Je suis déçue. Je m’attendais à quelque chose de plus spectaculaire, avoua la jeune femme.

  • Je suis du même avis, enchaîna le tatoué.

  Aghni haussa les épaules. La discussion reprit de bon train, mais il s’égara de nouveau dans ses souvenirs. De son exultation, il en gardait qu’une chose : l’enivrante sensation de puissance. Mais les raisons de l’incendie le hantaient, et ne cesseraient de le poursuivre. Ce jour l’avait marqué au fer rouge.

  Lorsqu’il prenait place sur les peaux de son lit, le sommeil se refusait à lui. Inéluctable, il fuyait le jeune homme au passé perturbé. Allongé face au plafond de pierre, ses souvenirs, enfouis au fin fond de lui-même, émergeaient. Il souffrait de son esprit malade.

  Alors, s’armant de courage, il prit une grande inspiration et s’immergea dans les eaux sombres de sa mémoire.

Le feu.

Partout.

  Il dévore les poutres, lèche les murs. Le ciel du crépuscule, se drapant d’étoiles, appelle les cendres du brasier. Aghni n’a que huit ans, mais au fond de lui s’allume une flamme nouvelle : celle de la vengeance.

  Lentement, la maison de braise lui parle. Elle lui susurre des mots inaudibles ; une langue qui n’existe pas. Ils résonnent, se répercutent dans chacune des fibres de son esprit. Sa peau se fragmente, les fissures rougeoyantes ainsi formées répondent à la bâtisse dévorée. Les villageois, pompiers improvisés, s’arrêtent devant un tel spectacle. Peur et curiosité se mêlent à la manifestation surnaturelle : la naissance d’un mage.

  Il lève les yeux vers les milliers d’astres, leurs regards célestes pèsent sur lui. Les cendres incandescentes s’élèvent. L’âme d’Aghni transcende son corps.

  Ses prunelles ombres se posent sur ses mains qui s’embrasent. L’incendie du bourg se joint à lui, l’entoure et l’étreint. Ses bras de feu s’enroulent autour de ses épaules, mais ne brûlent ses chairs. Il ne pleure plus. La douleur consumant son cœur s’est éteinte, ne laissant place qu’à une pierre.

Froide.

Grise.

Vide.

  Le tourbillon incandescent berce Aghni dans son écrin de cendre. La foule silencieuse l’observe. Le ballet enflammé les hypnotise, les rassure, les apaise. Certains, à genoux, prièrent un Dieu mystérieux. Aghni ferme les yeux, le sel de ses larmes s’efface au profit de la suie. Lorsqu’il les rouvre, le brasier s’engouffre en lui. Les flammes virevoltent, dansent et sautent, puis disparaissent. Aghni sent la chaleur dans ses veines.

Le pouvoir.

La puissance.

L’omnipotence.

  Il renverse la tête, ses bras pendent le long de son corps. Sa bouche s’ouvre. Il hurle. Sa rage s’exprime, recrée le maelstrom infernal qui monte se perdre dans les cieux. Quand sa voix cesse, ses forces l’abandonnent. Aghni sombre, perd pied et s’effondre sur le sol noirci. Les villageois entourent leur sauveur : l’incendie n’est plus. Pourtant, des murmures s’élèvent parmi la foule. Il n’a plus sa place ici.

  En ce monde, la magie connait bien des formes. Et celle du feu venait de toucher Aghni de sa main sacrée.

  Aghni s’extirpa de ses souvenirs, reprenant lentement conscience de la réalité. Le brasero mourait peu à peu, les apprentis retrouvèrent le dortoir. Ces chambres au sein du temple accueillaient jusqu’à six élèves. Nombres demeuraient inoccupés. La dizaine de cadets ne suffisait pas à toutes les remplir. Les maîtres s’en plaignaient, notamment Ap. Il n’arrêtait pas de dire que la magie se perdait, qu’elle agonisait.

  Des savants enquêtaient sur cette baisse et postaient une multitude d’écrits sur le sujet. De nombreuses théories se formulaient. Certains érudits présentaient le mana du monde comme un réservoir où chaque mage puisait. D’autres, plus critiqués, considéraient la force vivant en chacun comme la source même des arcanes. Aghni avait connaissance des deux hypothèses majeures. Sans avis, il se contentait d'étudier.

  Le vieil Ap s’exprimait régulièrement sur la question, qu’il estimait comme une perte de temps. Selon lui, les archimages, ces hommes sans âge, puisaient avidement dans les richesses du monde. Il hurlait au complot à qui voulait l’entendre.

  Le professeur ne cessait de rabâcher à ses élèves que le mana était une ressource précieuse, qu’elle vivait en chaque être. Il était impératif de ne pas la gâcher ni l’utiliser à ses propres fins. Et puis cette énergie vitale, présente en toute chose, ne pouvait être entièrement domptée et ne devait donc, en aucun cas, être outre passée.

  Pourtant, Aghni continuait de s’entraîner, repoussant les limites de son corps. Il se sentait pathétique de ne pouvoir lancer aucun sort. Au temple, les instructeurs se contentaient d’enseigner les rudiments des arcanes. Les élèves étaient libres de ne pas rejoindre l’Académie à l’issue de leur initiation. Du potentiel gâché. Apprendre la magie, la ressentir, la montrer, mais ne pas pouvoir s’en servir… Quelle absurdité !

  Si seulement il avait su maîtriser ces pouvoirs ce jour-là… Beaucoup de choses auraient été différentes pour lui.

  Dans la pénombre de la chambre, Aghni fixait le plafond. Les aspérités de la roche ne lui étaient que trop familières. Cette nuit, ainsi que la veille et la précédente avant elle, le sommeil le fuyait. Retrouver son passé dans ses rêves le terrifiait. Esclave de ses habitudes, Aghni se leva et erra dans le dédale de pierres. Le froid le mordait, la solitude le torturait. Mais comme d’habitude, elles accompagnaient sa promenade nocturne.

  Telle une ombre, il se glissa dans la chambre de sa sœur et s’assit sur le bord du lit. Vayu dormait à poings fermés. Son visage de porcelaine exprimait la paix, le calme et la tranquillité. Il caressa ses cheveux sombres, et effleura sa joue. À ses gestes, elle lui sourit depuis ses rêves. Il chuchota, craignant de réveiller la fillette.

— Petite fleur… Je n’arrivais pas à trouver le sommeil, je suis venu te voir. Tu as bien de la chance de dormir… Comme je t’envie.

  Son regard perçant l’obscurité, il apprécia la pureté assoupie.

— Tu sais, tu pourras toujours compter sur ton grand frère. Peu m’importe si nous ne sommes pas nés de la même mère, tu resteras ma petite sœur. Je ne suis pas le meilleur grand frère, mais j’essaye tous les jours de l’être. Mon affection pour toi est immense. Comme je t’aime, petite fleur…

  Il demeura quelques instants silencieux, songeur.

— S’il devait t’arriver malheur, j’irais aux confins de ce monde et du suivant pour te ramener à mes côtés. Je ne laisserais personne te faire du mal sans en payer le prix fort.

  Tendrement, il déposa sur son front un baiser. Un sourire illumina son paisible visage. Il quitta la pièce aussi discrètement qu’il était entré. Apaisé, Aghni retrouva son lit et le sommeil par la même occasion.

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