Un grand frère

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  Aghni, comme à son habitude, parcourait un énième livre. Celui-ci enrichissait ses connaissances sur la magie, en plus de le passionner. Il existait en ce monde des pierres capables de capter et de catalyser l’énergie omnipotente. Liés à un élément, les archimages pouvaient se séparer d’une part de leur mana pour le contenir dans la gemme. Sur le coup, l’adolescent ne saisit pas l’intérêt de se dissocier de sa puissance. Il reposa l’ouvrage sur l’étagère et en profita pour se chercher quelque chose à se mettre sous la dent. En entrant dans l’immense cuisine, il y trouva Pur’thivi en train de manger. Cette fois-ci, le fromage était pris d’assaut.

— Oh ! Salut Aghni, lança poliment le garçon joufflu, la bouche pleine.

— Salut Pur’thivi. J’ai un petit creux. Toi qui connais la nourriture comme ta poche, que me conseilles-tu ?

— Je sais que tu n’es pas trop amateur de charcuterie, même si j’comprendrais jamais pourquoi. Et il ne reste pas beaucoup de fromages, désolé… Mais y a des fruits dans les panières là-bas, et peut-être quelques biscuits au miel. Ils ont été cachés depuis mon dernier passage…

  L’adolescent grassouillet afficha une moue boudeuse, et désigna le fond de la pièce de l’index. Aghni marcha lentement vers les contenants en osier ; attrapa une pêche qu’il porta à ses lèvres. Le jus sucré emplit sa bouche alors qu’il mordait le fruit à pleines dents. La peau duveteuse chatouilla un instant sa langue, et la chair dorée libéra tout de son nectar.

— Aghni, je peux te solliciter ?

  Il se tourna, surpris. Habituellement, Pur’thivi ne demandait rien, et se contentait de répondre aux questions.

— Je t’écoute.

— Je sais pas trop comment le formuler, enchaîna-t-il tandis que ses joues s’empourpraient. Il y a cette fille, Hoya, dans le second groupe. Et, hum…

— Elle te plaît, et tu espères que j’aille la voir.

— Mais si ça te dérange, ce n’est pas grave, hein !

  Son visage virait au rouge coquelicot, il agitait ses bras dans tous les sens, comme paniqué. Aghni laissa échapper un rire.

— Si tu veux. Mais que vais-je lui dire ?

— Tu n’auras qu’à lui apporter ça !

  Pur’thivi lui tendit un bout de papier froissé, plié grossièrement en quatre.

— Soit. Je lui offre ça. Et ensuite ?

— C’est tout.

— C’est tout ? répondit Aghni, estomaqué. Ne vas-tu pas la voir ? Ou même lui parler ?

— Bah… Euh… Je… Non.

  Aghni resta bouche-bée quelques instants. Il ne comprenait en aucun cas le choix de son camarade. Après avoir passé quelques années sur les routes, il savait pertinemment que ce n’était pas la bonne méthode. Il se décida à lui accorder un coup de pouce.

— Cher ami, je vais t’aider. Tu vas sûrement me détester, mais j’agis pour ton bien. Je te propose un défi. Si je le remporte, tu vas trouver ta dulcinée pour lui donner ce papier en main propre. Mais si tu le gagnes, j’irai. Et je te retrouverai les biscuits au miel. Marché conclu ?

  Pur’thivi hésita un moment. La peur d’aller parler à cette fille le tétanisait d’avance, mais les sucreries apicoles… Rien ne pouvait remplacer ces pâtisseries melliflues.

— J’accepte ! Tape m’en cinq.

— Marché conclu ! lui répondit Aghni en attrapant sa main tendue.

— C’est quoi ce défi, du coup ?

— Un duel à l’épée.

— Quoi ? Non ! Dans quoi je me suis lancé ? se plaignit l’adolescent joufflu.

— Rejoins-moi dehors, je vais chercher ce qu’il nous faut.

  Aghni quitta la pièce en courant, laissant Pur’thivi regretter sa décision. Mais il n’avait pas le choix : il devait remporter le pari.


  Quelques instants plus tard, les deux garçons se retrouvèrent dans le jardin du temple. Aghni arrivait avec le manche de deux balais. Et il n’était pas seul. Un groupe de cadets le suivait, dont la jolie blonde tant convoitée. Son petit manège marchait. Aghni avait demandé à Vayu de rameuter autant de monde que possible. Et elle était venue.

— Alors Pur’thivi, comment te sens-tu ?

— Complètement terrifié. Pourquoi tu as ramené Hoya ? me chuchota-t-il.

— C’était mon plan. Tu comprendras. Es-tu prêt camarade ? s’exclama Aghni, plus à l’intention du public que de son adversaire.

— Non… Mais je n’ai pas le choix, hein ?

  Aghni lui lança une épée de fortune. Il fit tourner la sienne, se familiarisant avec le poids de son arme. Par le passé, on lui avait appris à se défendre. Mais il ne s’était jamais réellement battu ni entraîné depuis. Quoi qu’il en soit, il se savait en meilleure forme que son antagoniste, et possédait quelques connaissances. C’était déjà ça.

  Aghni ouvrit la danse. D’un pas rapide, il combla la distance. Une demi-fente et le bâton frappa la cuisse de son adversaire. Une grimace crispa son visage. Maladroitement, le gros garçon chargea, se servant de son arme comme une lance. Grossière erreur. Une pirouette, et Aghni punissait l’inattention de son rival en lui bottant les fesses. Pur’thivi s’agaçait, comme prévu.

— Alors camarade, apprécies-tu la danse ? le nargua Aghni d’un ton moqueur.

— Tu vas voir… siffla-t-il entre ses dents.

  Le mage de feu s’avança prudemment. Il n’avait pas le droit à l’erreur. Son plan était de plus en plus scabreux. Il attaqua d’estoc, mais le gras abdominal amortit le choc. Telle une épée de Damoclès, le bâton s’abattit sur Aghni. Un éclair de terreur le pétrifia. Au cœur des prunelles sombres de Pur’thivi brûlait une rage trop longtemps contenue. Trop longtemps enfouie. Trop longtemps ignorée.

  Aghni n’eut que le temps de placer sa propre arme entre le fendoir et sa tête et le bois se brisa. Son corps entier vibra sous l’impact, ses genoux s’enfoncèrent dans le sol ; la foule resta bouche-bée, et cet instant s’étira à l’infini. Le dominant de toute sa puissance, il l’écrasait sans le toucher. Son camarade. Son ami. Son frère. Aghni se sentait vide de toute énergie, comme si la terre elle-même absorbait ses forces.

  La colère furibonde qui avait émergé chez le géomancien s’évanouissait peu un peu. Ce brasier mourrait en lui, contenu par sa raison. Il planta son bâton dans le sol ; lui tendit une main. Aghni se leva, tenant difficilement sur ses jambes. Les spectateurs applaudirent avec vigueur les duellistes : son plan marchait du tonnerre.

— Ça va Aghni ?

— Oui… Bravo pour ce combat. Je n’aurais jamais cru… lui répondit-il, essoufflé.

— Moi non plus ! Mais comme tu dis, ne jamais se fier aux apparences, hein !

— Tu as raison. Tu devrais aller voir Hoya. Si tu voyais comment elle te dévore du regard…

— C’est vrai ?

— Bien sûr ! Elle n’attend que toi.

  La foule se dispersa, il observa Hoya se rapprocher de Pur’thivi, encore galvanisé par l’adrénaline du duel. Il n’eut aucun mal à aborder la jeune fille.

  Aghni sourit. Il avait réussi son coup. Même si tout ne s’était pas passé comme prévu. Initialement, le pyromancien aurait dû gagner. Mais cette rage enfouie… Les flammes noires de la colère s’étaient déchaînées, et avaient tout ravagé. Son cœur s’emballa, tambourinant plus vite, plus fort. L’espace d’un instant, il eut l’impression que son corps entier était envahi par une colonie de fourmis. Son attention se tourna vers ses mains. Tremblantes. Secouées de spasmes. Tout s’assombrit peu à peu. Puis le noir.

  Lorsqu’il émergea, Aghni était allongé sur son lit. La petite Vayu assise à ses côtés jouait avec une poupée de chiffons. Il regarda silencieusement les fissures du plafond de pierre ; craquelures qu’il ne connaissait que trop bien. Il se rappelait du combat. Alors que la rage dévorait Pur’thivi, il l’avait senti. La magie émanait de son camarade, mais aussi de la terre sous ses pieds. Avait-il absorbé ses forces ? Certains géomanciens en étaient capables…

— T’es réveillé ! T’as fait un gros dodo.

— Qui m’a amené ici Vayu ? marmonna Aghni.

— Maître Ap, et d’autres garçons.

  Le mage de feu se redressa, décollant le torchon humide de son front. Près du lit, une vasque d’eau claire trônait fièrement. Effectuant une rapide toilette, l’apprenti s’aspergea le visage. La fraîcheur raviva ses sens, maintenant alertes.

— T’as parlé pendant que tu dormais, lança la petite, toujours penchée sur sa poupée.

— Et qu’est-ce que j’ai dit, mademoiselle la curieuse ?

— Tu parlais de ta maman, tu criais beaucoup. Comme quand tu fais des cauchemars.

  Aghni demeura silencieux. Il savait combien Vayu était sensible à ce genre de choses. La fillette était elle-même tourmentée par ses propres rêves. Maman… Ce mot lui était devenu étranger. Une vague douleur au ventre lui rappela pourquoi tous ces souvenirs étaient enfouis au plus profond de lui. Il contempla Vayu, et lui sourit. Il avait une nouvelle famille : c’est tout ce qui lui importait.

— Dis Aghni…

— Oui, petite fleur ?

— Pourquoi tu parles jamais de ta vie d’avant ?

  Il resta muet. Son regard s’égara dans le vide face à lui. Son cœur brisé avait trop longtemps pleuré. S’extirpant de ses pensées, il se leva et ébouriffa les cheveux de la gamine.

— Certaines choses feraient mieux de ne jamais ressurgir petite fleur…

— D’accord… bouda Vayu. Dis, tu veux bien jouer avec moi ? J’essaye de construire une maison pour ma poupée, mais j’y arrive pas.

— Tout ce que tu voudras.

— Merci ! s’écria la fillette. T’es le meilleur des grands frères. Je t’aime.

  La gorge d’Aghni se noua. Il la serra fort contre lui, et ferma les yeux.

— Moi aussi petite fleur, moi aussi…

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