Chapitre 11
Jeff avait entreprit de se documenter sur les activités internes de HT Security. Avec son programme informatique, il se connecta à la messagerie de Morisson, sur lequel Mary était intervenue la veille au soir. En consultant les messages de sa victime, il découvrit l’enquête interne qui se tramait dans les locaux de la société. Il s’agissait d’un échange entre William Morisson et Paul Kramer, au sujet de la taupe présumée, qu’ils devaient rechercher parmi le personnel. Kramer avait demandé à son collaborateur, de vérifier les connexions de l’ensemble du personnel sur les deux mois précédents l’attaque de Samfix. De cette façon, il espérait savoir si l’un des salariés c’était particulièrement intéressé à leurs concurrents chinois. En outre, il souhaitait que soit mené une enquête, pour vérifier si certains d’entre eux avaient pu, d’une manière ou d’une autre, accéder au code source de la matrice.
Cette dernière hypothèse ne convainquit pas du tout Jeff. Sauf changement majeur dans l’organisation de l’entreprise, même les collaborateurs les plus en vue, n’y avaient jamais eu accès. Il était bien placé pour le savoir. Un jour, il en avait fait la demande avec l’objectif d’apporter une couche de protection supplémentaire. Lansfield en personne lui avait répondu par la négative, lui précisant que seul un petit cercle de sommités, dont il faisait partie, pouvaient en connaître la teneur. Hormis Lansfield, Jeff ne savait ni qui ils étaient, ni leur nombre, mais il ne doutait pas qu’il y ait parmi eux des membres du Grand Conseil. Si quelqu’un avait livré le code de la matrice au hacker, c’était parmi l’élite qu’il fallait chercher le traître. En soi, il lui importait peu de les connaître, mais savoir que quelqu’un parmi eux avait dévoilé le code donnait à son projet de nouvelle perspectives. Il n’était ni le seul, ni le premier, à vouloir s’en prendre à la matrice. Identifier cette personne, pourrait l’aider à pénétrer dans le système.
L’exploration de l’ordinateur de Morisson ne donnait rien de probant à ce sujet. Il se connecta à la seconde machine, sur laquelle il réalisa un laissez-passer pour Mary Bergson, afin qu’elle soit autorisée à s’introduire dans la zone zéro. De cette manière, il pourrait viser plus haut et trouver un moyen pour accéder aux ressources du grand patron. Seulement il y avait un problème, Lansfield en plus d’être hypocondriaque était extrêmement vigilant sur sa sécurité informatique. Il n’utilisait que très peu un ordinateur. Le sien était ultra-protégé. Il le stockait dans un coffre-fort situé dans son espace de vie. Mary n’aurait jamais l’opportunité d’y accéder. Il ne lui restait qu’une alternative, pirater celui de Paul Kramer, avec l’espoir que, dans les échanges entre Kramer et Lansfield, transpirent des informations confidentielles sur le fonctionnement de la matrice. La perspective d’en tirer des enseignements était mince, mais il n’avait pas d’autre option. Cette tactique aurait au moins l’avantage de le tenir informé sur la stratégie menée par les patrons de la société. En milieu d’après-midi, il se rendit à nouveau dans les locaux de Pure Human. Là il confia à Mary Bergson la carte magnétique qui lui permettrait d’accéder à l’ordinateur de Kramer. Elle devrait s’introduire dans le système le soir même. Elle était tendue à l’idée de pénétrer dans la zone zéro qu’elle ne connaissait pas. Pour la rassurer, Jeff pris le temps de lui expliquer longuement à quoi elle ressemblait à grand renfort de plans réalisés sur un coin de table. Alors qu’ils terminaient leur conversation Simon Roddy l’aperçut. Ils s’éloignèrent un moment pour échanger en toute discrétion.
— Alors où en êtes-vous avec votre projet secret ? Le questionna Roddy.
— J’avance plutôt bien.
— Tant mieux, mais j’imagine que vous n’êtes pas prêt à passer à l’action.
— Non en effet, j’ai encore quelques semaines de travail. Vous deviez me donner des informations sur les échanges entre Lansfield et Kramer, qu’en est-il ?
— Tout ce que je peux vous dire c’est qu’ils sont inquiets au sujet du virus. Il a sérieusement mis en défaut leur système de sécurité, avec l’objectif de s’en prendre à la matrice. Lansfield est convaincu qu’il y a eu une fuite en interne. Il est sur les dents et soupçonne à qui va ses salariés, le Grand Conseil et le « Cercle des Érudits ». Je ne connais pas ce cercle, mais il a l’air important.
— C’est le cas en effet. C’est une sorte de confrérie secrète. Ce sont eux qui ont écrit le code source de la matrice et Lansfield en fait partie.
— Je m’en doutais. Quoi qu’il en soit, nous ne pouvions pas attendre la fin de vos travaux et nous avons du agir pendant que vous continuiez à travailler en solo. Comme nous en avions parlé lors de la dernière réunion, Roger a fait poser ses perturbateurs près des relais de diffusion. Le résultat est plutôt encourageant, mais il reste insuffisant.
— Je vous l’avais dit il me semble.
— Je sais oui. Le Grand Conseil a émis en début de semaine un rejet définitif à ma demande d’audience. Il nous a fallu mettre en œuvre la seconde partie de notre plan. Il y a deux jours devant certaines menaces anonymes proférées contre notre communauté, nous avons dû créé dans l’urgence une diversion avec l’agression d’un membre de « Nouvel Esprit ». Nous avons fait en sorte que les soupçons se portent sur les « Gardiens ». Toute la sphère politique en est perturbée et ils se rejettent la pierre les uns les autres. Cela nous laisse un peu de répit. Toutefois nous vivons désormais dans l’insécurité. Il est devenu difficile de se rendre en ville. Nous ne pouvions pas attendre que vous soyez prêt. Cette fois, je crois que le cycle de la violence est enclenchée.
— Je ne pense pas que vous ayez fait le bon choix. Cela se retournera contre vous, et vous le savez.
— Nous ne pouvons plus continuer à vivre dans l’indignité. Le pouvoir a fait ses choix, nous avons fait les nôtres. Vous seriez bien naïf de croire que le changement se fera dans la douceur. Je ne connais pas de révolutions qui se soient déroulées sans que coule le sang. C’est ainsi que va le monde.
— Vous vous trompez Simon, et je vous le prouverais. Il y a d’autres manières de procéder. Je ferais s’écrouler le système de l’intérieur.
— Alors dépêchez-vous, Jeff. Le temps vous est compté.
Peters quitta sans délai la communauté des Pure Human. Il n’aimait la tournure que prenaient les événements. Le discours de Simon Roddy en disait long sur ses intentions, il avait choisi de manière délibérée d’engager le cycle de la violence, et il ne doutait pas qu’il irait jusqu’au bout de sa logique. En sortant des locaux, il avait remarqué que déjà certains membres de la secte s’entraînaient à la lutte armée, sous la férule de Roger et de ses mercenaires. Il devait agir d’urgence, pour éviter le pire.
Alors qu’il entrait son véhicule au garage, il remarqua une voiture grise garée non loin de là. Il avait déjà vu ce véhicule lors de sa dernière visite dans la secte. Il distinguait mal l’homme au volant à cause des reflets sur le pare-brise. Il crut voir néanmoins que celui-ci portait des lunettes de soleil. Une chose était sûre, il le suivait dans ses déplacements. Peters savait désormais qu’il était surveillé de près. Par mesure de précaution il inspecta son domicile avec la plus grande vigilance. A priori personne ne s’y était introduit. Il consulta les vidéos de surveillance qui confirmaient son intuition. Il était probable que Lansfield soit à l’origine de cette filature, dans ce cas, il utiliserait des moyens supplémentaires pour l’espionner. Après l’inspection des lieux, il se livra à celle de son système d’information et de communication. Il détecta sur son serveur, un logiciel espion qu’il connaissait bien. Il hésita à l’éradiquer, puis il se ravisa. Il allait laisser croire qu’il n’avait rien remarqué. Il réglerait le problème en installant son serveur sur une autre machine. C’était pour lui un jeu d’enfant que de contourner ce piège. Au moins il était prévenu, il devrait dorénavant agir avec la plus grande prudence. En premier lieu, il ne retournerait pas dans les locaux de la secte. Il n’utiliserait plus son smartphone pour se connecter au réseau. Il se mit à l’œuvre pour modifier son installation informatique. Ce n’est qu’une fois cette précaution prise, qu’il se remit au travail. En consultant les messages de Morisson, il constata que celui-ci avait reçu de Kramer la consigne de pénétrer son système informatique. Cela fit sourire Jeff qui connaissait bien le responsable du service de programmation. William Morisson était certes un collègue de talent, mais pas autant que lui. Le piège était trop grossier pour qu’il fonctionne.
Le soir venu, il attendit l’heure à laquelle Mary Bergson devait entrer dans la zone zéro pour poser le dernier mouchard informatique. Il était anxieux, car il y avait un risque que sa présence soit détectée ou que la carte magnétique ne fonctionne pas. L’envie de tester la connexion le démergeait, mais il s’en abstint. Paul Kramer était un besogneux, le genre d’homme qui ne compte pas ses heures et n’arrête que lorsque sa tache est achevée, ou qu’il tombe, harassé de sommeil. Ce n’est qu’au milieu de la nuit qu’il s’autorisa à tenter la connexion. Mary avait fait un excellent travail. Il avait désormais accès aux informations du plus haut niveau de la hiérarchie. Il passa trois heures à consulter le disque dur, l’historique de connexion, et les mails de Kramer. Il y avait beaucoup d’informations confidentielles sur son ordinateur. Par contre, il ne trouva rien qui concernait le code de la matrice. Visiblement, Kramer n’était pas l’homme qui apporterait la solution à son problème. Épuisé par une nouvelle nuit sans sommeil, il finit par s’endormir sur son bureau.
Au petit matin, alors qu’il était encore assoupi, un bip l’informa qu’il avait reçu un message. Encore somnolent, il bailla et s’étira de tout son long avant de le consulter. Sa lecture acheva d’un coup son besoin de dormir. Tous ses sens étaient maintenant en alerte. Il n’en croyait pas ses yeux et l’information tournait en boucle dans sa tête pour en comprendre le sens caché. L’intention et l’identité de son auteur n’étaient pas plus clairs. L’adresse e-mail avait été spammée, il ne pouvait en tirer aucune conclusion. Par contre l’auteur du texte connaissait ses intentions, mais jusqu’où ? Pour s’en imprégner, il relut à haute voix le message :
Bonjour monsieur Peters,
Votre curiosité pour Samfix est-elle satisfaite ? Nous connaissons votre intérêt pour lui, mais vous feriez fausse route en espérant l’améliorer plus que nous ne l’avons fait. Désormais la matrice n’est plus invulnérable, et c’est ce qu’il nous importait de prouver. Nous sommes parvenus à en explorer une partie du code source. C’est une première étape.
Comment l’auteur du message pouvait-il savoir qu’il s’intéressait à Samfix ? Il n’en avait parlé qu’avec Alice, et il doutait fort qu’elle soit à l’origine de ce mail. Lansfield ou Kramer ? C’était peu probable. Ils avaient amassé une fortune colossale, il n’était pas dans leur intérêt de saborder leur source de revenus. Des hackers indépendants ? Pourquoi pas, mais il fallait qu’ils soient bien informés pour s’attaquer à la matrice. L’hypothèse d’une fuite de cerveau devenait de plus en plus probante. Restait à en trouver l’origine. Car même s’il s’agissait d’un groupe d’activistes, ils n’avaient pu réaliser cette prouesse que sous la directive d’un commanditaire qui connaissait mieux que personne la matrice. Plus important encore, quelles étaient les intentions du messager ? L’idée d’une première étape laissait supposer qu’il n’en avait pas fini avec ses tentatives d’intrusions. Mais dans ce cas, pourquoi l’en informer ? Soit l’auteur du message craignait une concurrence qui mettrait en péril son projet, soit il souhaitait l’associer au projet, mais pour quel motif ? Rien dans le contenu du message, n’indiquait si l’une ou l’autre piste était viable. Tout cela n’avait pas de sens pour Jeff. Il s’accorda un temps de réflexion, avant de décider s’il y répondrait ou non. Il avait d’abord besoin d’un bon café, et sans doute de plusieurs. Entre l’urgence de désamorcer le processus de violence auquel Roddy se préparait, et résoudre l’énigme qui venait de lui être posée, sa journée serait longue et studieuse. Elle lui serait sans doute peu de temps pour poursuivre ses recherches.
Annotations
Versions