Chapitre 12

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 Elle savait aller à l’échec, pourtant Alice ne put s’empêcher d’appeler Jeff. L’entretien qu’elle avait eu avec son supérieur, lui faisait craindre à juste titre, que l’histoire finisse mal pour lui. Elle ne pouvait supporter cette idée. Ce n’était pas par complaisance pour son employeur, ni parce qu’il le lui avait demandé qu’elle l’appelait. Au fond, si elle savait l’avoir perdu par sa trahison, elle espérait pouvoir le sauver, avant qu’il ne soit trop tard. Elle ne réussit pas à l’avoir en direct et fut contrainte de laisser un message sur son répondeur, le suppliant de la rappeler de toute urgence. La journée passa sans qu’elle reçoive le moindre appel. Le soir venu, elle tenta de nouveau sa chance, sans plus de succès.

 Jeff avait bien reçu ses messages, mais il n’avait pas pour intention d’y donner une suite favorable. Il avait trop souffert de cette histoire d’amour avortée. Toutefois, il dut revoir sa position, le second message laissait entendre une urgence et la nécessité qu’ils se voient. Il attendit le lendemain, en milieu de matinée, pour passer son appel. Il savait qu’à cette heure elle serait occupée par sa tâche, et qu’il aurait à faire à son répondeur téléphonique. Dans son message, il lui indiqua avec une fermeté non feinte, qu’il ne souhaitait pas la revoir, qu’elle pouvait lui envoyer un mail si elle avait des choses importantes à lui dire. Moins d’une heure plus tard, elle réitéra sa demande par e-mail, comme il lui avait demandé. Elle lui indiquait que la nature et l’urgence du message ne pouvait se transmettre que de vive voix. Elle lui fixait un rendez-en fin de journée dans un parc public.

 À l’heure dite, elle attendait assise sur un banc un livre à la main, avec l’espoir que Jeff réponde favorablement à sa requête. Cinq minutes passèrent, puis dix. Elle s’apprêtait à partir, lorsqu’elle l’aperçut qui marchait d’un pas nonchalant au bout de l’allée, la veste jetée sur l’épaule. Il la salua d’un bref bonjour, puis il s’assit sur le banc à une distance respectable. Il ne la regardait pas et ne disait mot. Il attendait qu’elle lui délivre son message. La situation s’engageait mal pour instaurer un dialogue constructif. Alice sentait bien que Jeff gardait ses distances par dépit, plus que par choix. Il était blessé c’était évident. Elle soupira avant d’entamer la discussion.

— Je suis contente que tu sois venu Jeff. Il était vraiment important que je te vois. Je sais que tu m’en veux, et je regrette cette situation tout autant que toi. J’aurais dû refuser cette mission c’est vrai, mais j’avais très envie de te revoir.

— Tu n’es pas obligé de me dire tout ça, d’ailleurs je ne souhaitais pas l’entendre. J’ai cru que tu avais de réels sentiments pour moi, je me suis trompé c’est tout. Qu’as-tu à me dire exactement ? Viens en aux faits.

— Non tu ne t’es pas trompé, j’ai vraiment de l’affection pour toi, bien plus que tu ne peux l’imaginer. C’est pour ce motif que j’ai accepté, il me donnait une chance de t’approcher, de te dire que je t’aime. J’espérais pouvoir t’aider à dépasser ta douleur, à te reconstruire.

— En travaillant à la solde de Lansfield et en cherchant à m’espionner. C’est une curieuse façon de prouver ses sentiments, tu ne crois pas ?

— Je n’aurais pas dû accepter. Tu as raison, j’ai tout gâché.

— De toute façon, nous n’avions aucune chance toi et moi.

— Que veux-tu dire ?

— Je serais mal placé pour te jeter la pierre. J’espérais apprendre de ta part certaines informations confidentielles sur HT Security. Tu vois, je ne vaux pas mieux. Il aurait été préférable qu’il n’y ait pas de sentiments entre nous, la situation aurait été plus simple.

— Mais ce n’est pas le cas. Je vis dans une crainte permanente pour toi. J’ai peur que tu aies fait de mauvais choix et que ton désir de vengeance t’aveugles au point de commettre l’irréparable. C’est pour cette raison qu’il fallait que je te voie. Kramer et Lansfield te surveillent, tu leur fais peur. Quelles sont tes intentions Jeff ? j’ai besoin de le savoir.

— Pour aller leur répéter ce que tu sais?! Ni compte-pas.

— Jeff, la situation est sérieuse. Je ne devrais pas te le dire, mais ils ont fait mettre sur écoute ton téléphone et ta connexion internet. Ils ont aussi engagé un détective privé pour te surveiller.

— Je m’en suis rendu compte.

— Je sais aussi que tu fais partie de la secte de Roddy. Pourquoi Jeff ? Ce type est dangereux, c’est un manipulateur qui abuse de son pouvoir de persuasion sur de pauvres gens naïfs. Tu connais son passé, c’est un xénophobe. Il s’en prend au Grand Conseil et aux connectés, pour tenter de revenir sur le devant de la scène politique. C’est un opportuniste. Tu n’as rien à faire avec un type comme lui, ça ne te ressemble pas. Alors pourquoi Jeff ?

— Je sais parfaitement qui est Roddy, et je n’ai pas à justifier de mes relations avec lui. Contrairement à ce que tu prétends, je ne suis pas membre de sa secte. Disons que nous avons des intérêts communs à travailler ensemble.

— Pour assouvir ta vengeance envers Lansfield, n’est-ce pas ? Tu as toujours l’intention de t’en prendre à lui. Comptes-tu finir tes jours en prison pour meurtre ?

— Je n’ai pas l’intention de le tuer, il n’en vaut pas la peine. Mon engagement va bien au-delà de ma relation avec ton patron. Tu critiques Roddy, mais ne vois-tu pas la souffrance de ceux qui vont vers lui, les exclus de la société ? Ce monde idéal que défend le Grand Conseil, ne leur laisse aucune place. Roddy avait demandé audience, sur les risques liés à l’usage de la matrice. Ils lui ont refusé toute possibilité d’expression. Crois-tu que ce soit juste ?

— Alors c’est donc ça votre point commun ! Vous voulez vous en prendre à la matrice.

— Avais-tu d’autre choses importantes à me dire ?

Pendant un instant Alice garda le silence. Elle tenta d’intégrer le sens de ce qu’elle venait d’apprendre.

— Non je n’ai rien à ajouter. Si, sois prudent Jeff, tu sais que je t’aime.

Elle posa sa main sur celle de Jeff, la caressa avec douceur. Leurs yeux se croisèrent un instant fugace. Dans ceux de Jeff se lisait un mélange de tristesse et de détermination, dans ceux d’Alice la peur et la souffrance. Jeff retira sa main, sans précipitation, avant de conclure :

— Bien. Alors je crois que nous nous sommes tout dit. Prends soin de toi Alice.

Sans attendre de réponse, Il se releva, puis s’éloigna d’un pas rapide. Alice resta là décontenancée et effrayée par ses déductions.

 Deux jours plus tard, elle recevait une convocation de Lansfield. Elle devait se rendre sans délai dans ses quartiers. C’était la première fois qu’elle y pénétrait. Son cœur battait la chamade, et tous les voyants dans son cerveau étaient en alerte maximale. Hormis un petit cercle d’initiés, aucun salariés n’y était invité. Elle fut admise dans l’immense bureau de Lansfield. Il leva un bref instant les yeux sur elle et l’invita à s’asseoir. Puis, il replongea dans sa lecture, apportant parfois des annotations, sans plus se préoccuper d’elle. Alice était décontenancée par son attitude. Elle se demandait ce qu’elle faisait là, mais n’osa pas interrompre son patron pour le lui demander. Alors elle attendit, et la pression mentale augmenta. Le sang battait ses tempes à plein régime, pendant que son cœur s’emballait, et que son cerveau tournait en boucle.

Puis quelqu’un frappa à la porte.

— Entre, nous t’attendions, répondit Lansfield.

— Salut Karl, bonjour madame Dempsey, répondit ce dernier, en s’approchant du fauteuil libre dans lequel il s’installa sans en demander l’autorisation.

— Je te laisse commencer, Paul.

— Comme tu voudras.

 Paul Kramer se tourna vers Alice.

— Madame Dempsey, je sais que vous travaillez avec exemplarité à la conformité et à l’amélioration des cordons neuronaux. Vous n’ignorez pas par ailleurs, que notre société vit en ce moment une situation assez inconfortable avec cette attaque virale d’un nouveau genre. Or, c’est précisément par les cordons neuronaux qu’a pu pénétrer Samfix pour tenter d’infester la matrice. Il convient donc de renforcer le système, pour éviter toute nouvelle tentative. Comme celle que pourrait vouloir opérer votre ami monsieur Peters.

— Est-ce que vous le soupçonnez de vouloir s’en prendre à la matrice ?

— Il y a de fortes présomptions à ce sujet, lui répondit Lansfield. Le motif qu’il poursuit nous échappe encore, sans doute un désir de vengeance à mon sujet. Mais il est clair qu’il cherche à nous nuire, et il pourrait vouloir s’en prendre à la matrice. Pour cela il a besoin d’accéder à son code source et je peux vous affirmer qu’il ne le connaît pas. En revanche les auteurs de Samfix étaient eux bien renseignés. Il y a eu une fuite quelque part. C’est pourquoi nous vous avions demandé de renouer le contact avec lui. Pour vérifier s’il avait des relations avec ceux qui l’ont conçu. Il apparaît que votre enquête a été peu fructueuse. Pourquoi ?

— Je l’ai dit à monsieur Kramer. Jeff est un homme secret. Il se livre peu et il s’est mis en colère, quand il a compris que je le questionnais trop.

— Est-ce la seule raison ? Lui rétorqua Lansfield, en la regardant droit dans les yeux.

Alice baissa les siens. Elle était mal à l’aise et elle n’entendait pas parler de sa relation sentimentale avec ces deux hommes.

— Vous avez souhaité le rencontrer il y a deux jours, reprend Lansfield, pour quel motif ?

— C’est monsieur Kramer qui me l’a demandé.

— Vraiment ! Était-ce là la seule raison ?

— Je voulais le convaincre de ne pas faire de bêtises.

— Il se trouve que nous l’avons mis sous surveillance et que votre rencontre dans le parc nous a été rapporté, en voici la preuve.

 Lansfield sortit de son bureau des photos qu’il tendit à Alice. Elle blêmit en les consultant. Sur l’une d’elle on la voyait la main posée sur celle de Jeff Peters.

— Je crois que vous nous devez quelques explications, mademoiselle Dempsey.

— Ma vie privée ne regarde que moi, et ce n’est pas ce que vous croyez.

— Je ne crois rien mademoiselle. En revanche ces photos sont la preuve que vous entretenez des relations particulières avec cet homme qui cherche un moyen de nous nuire. Il est clair que vous jouez un double jeu en étant sa complice.

— C’est faux, je n’ai eu de cesse que de chercher à le dissuader de faire un bêtise. Je tiens à lui, c’est vrai, mais je ne me fais aucune illusion. Il sait que vous m’avez envoyé, et depuis il me refuse sa confiance. Dans le parc j’ai tenté une nouvelle fois de le ramener à la raison.

— Si j’en crois l’enregistrement sonore de votre conversation, je suis porté à penser le contraire. Vous l’avez informé de ce que nous savions sur lui et sur ses intentions. C’est intolérable. Par conséquent reprenez vos affaires, et quittez immédiatement nos locaux. Vous ne faites plus partie de HT Security.

— Attends Karl, tu ne peux pas la renvoyer. J’ai entendu moi aussi l’enregistrement. À aucun moment elle ne fait de révélations fracassantes. Elle cherche à savoir ce qu’il trame et elle le met en garde. Sans cette conversation nous en serions encore à chercher les buts qu’il poursuit. D’ailleurs tu l’as entendu comme moi, il a lui aussi cherché à se servir d’elle, et il n’a rien obtenu.

— Cela suffit Paul, laisse-moi décider de ce qui est bon pour la société. Je ne tolérerai pas les traîtres parmi nous.

— Mais bon dieu Karl, crois-tu qu’en te séparant de tes meilleurs éléments tu y arriveras mieux. Tu n’aurais jamais dû virer Peters, je te l’ai dit rappelle-toi. Aujourd’hui tu t’en es fait un ennemi. Maintenant c’est au tour d’Alice Dempsey d’avoir des griefs contre-toi. Quand comprendras-tu que c’est exactement ce qu’il ne faut pas faire ?

— Crois-tu normal d’avoir cette conversation devant elle ? Lui rétorqua-t-il d’un ton menaçant.

 Sans préambule Paul Kramer quitta le bureau de son partenaire en claquant la porte. Alice tétanisée ne réagissait plus.

— Maintenant sortez, lui intima Lansfield

Devant son absence de réaction il réitéra :

— Vous m’entendez ? Sortez, je ne veux plus vous voir.

 D’un vague signe de tête Alice confirma qu’elle avait compris le message. Comme un zombie elle quitta le bureau de Karl Lansfield. En somnambule elle traversa les espaces de travail. Son teint blême, affola les collègues qu’elle croisa dans le couloir et qui s’en inquiétèrent. Elle ne répondit pas, elle ne les entendit pas. Dans son cerveau résonnait encore les mots si durs de son employeur. Elle passa à son bureau, empila sans délai ses affaires personnelles dans un carton, avant de quitter pour toujours HT Security. Ce n’est qu’une fois arrivée à sa voiture, que ses nerfs lâchèrent et qu’elle s’autorisa enfin à pleurer de tout son saoul.

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