Chapitre 13
Paul était furibond. L’entrevue avec Karl et Alice ne s’était pas passé comme il l’espérait. Encore une fois, son partenaire s’était laissé emporter par son caractère entier et excessif. Il souhaitait mener le débat, mais Karl ne lui en avait pas offert l’opportunité. Au de lieu de cela, il était resté campé sur sa position et avait prit, sans lui en parler, une décision qu’il jugeait inadaptée. Ils venaient de manquer une opportunité d’en savoir plus sur les projets que poursuivait Jeff Peters. Il était pourtant de leur devoir de parer à toute éventualité, car la matrice avait confirmé ses conclusions. Peters était psychologiquement perturbé. Il avait des intentions négatives envers Lansfield et il poursuivait un projet qui faisait appel à de l’ingénierie de haut vol pour remplir son objectif. Après enquête, il avait appris que le matériel livré par les équipes de Pure Human concernait de l’instrumentation scientifique orientée vers la physique et la biologie. Kramer ne doutait pas que ces recherches, couplées avec des travaux en intelligence artificielle, ne seraient pas mises au service de la matrice, bien au contraire.
C’était sans doute par ce biais qu’il souhaitait obtenir sa revanche. Quoi qu’allusive, la réponse qu’il avait fournit à Alice Dempsey allait dans ce sens. Il n’avait pas l’intention de s’en prendre de manière frontale à Lansfield. Il était assez intelligent pour ne pas courir ce risque. En revanche, il utiliserait un biais technologique assez puissant pour être destructeur, et assez discret pour éviter que le soupçon ne pèse sur lui. Son obsession à vouloir en savoir plus sur Samfix et sur le code de la matrice, en disait long sur la nature des objectifs que Jeff s’était fixé. En réfléchissant à trois ils auraient pu aller plus loin dans leurs déductions et désamorcer la crise. Mais Karl avait tout fait capoter.
Pire, le licenciement d’Alice risquait de provoquer une aggravation de la situation et peut-être même une accélération du processus. Or ils n’étaient pas prêts à y faire face. Il y avait d’abord la crise de confiance des clients, qui nécessitait une réponse adaptée. Paul avait engagé un processus de communication de crise pour tenter de les rassurer en minimisant l’effet Samfix. Cela avait coûté une petite fortune à l’entreprise.
L’enquête sur la présumée taupe au sein de l’entreprise n’avait rien donné de probant non plus. Ce qui le rassurait, mais n’avait toujours pas convaincu Karl. Samfix avait été vaincu, mais le moral des salariés en avait été affecté avec la suspicion permanente qui pesait sur eux. Il y avait une perte de confiance dans la direction, dont Karl ne semblait pas avoir conscience. Pourtant les chiffres étaient là. Malgré la réorganisation des services, la productivité avait baissé et le nombre de salariés en arrêt de travail avait légèrement augmenté. C’était de mauvaise augure. Si Peters parvenait à ses fins avec un virus informatique encore plus virulent, l’entreprise serait en réelle difficulté pour y faire face. Dans un mail adressé à Karl il lui fit part de son constat et de ses inquiétudes. Moins de dix minutes plus tard, il avait une entrevue avec lui.
Karl s’était enfin calmé. En revanche, il était animé d’une colère froide. Paul l’avait lu dans son regard en entrant dans l’appartement. Assis sur un confortable canapé de cuir blanc, il fit signe à son partenaire de s’asseoir sur celui d’en face. Sur l’immense table basse en verre qui les séparait, était posé un épais dossier sur lequel était inscrits en majuscules « Grand Conseil ». Karl s’était installé là, pour travailler sur le sujet qui le préoccupait et qu’il aborda sans préambule.
— Je viens d’avoir des nouvelles du Grand Conseil. Ses membres sont inquiets de la situation politique du moment. Tu n’ignores pas les tensions qui existent depuis l’agression d’un membre du mouvement Nouvel esprit. Certaines personnes non pas hésité à accuser le Club des Gardiens de cet acte de malveillance. La situation est délétère entre les deux factions et le Conseil craint qu’elle ne dégénère en un crescendo de violence.
— Je suis au courant. Pourquoi m’en parles-tu ?
Sans se préoccuper de la question de son partenaire, Karl continua de dérouler son exposé.
— Je ne crois pas que les Gardiens soient les responsables de ce délit. Ils sont assez matures pour ne pas s’engager dans une démarche de violence gratuite. Certes, leur point de vue diverge de celui des jeunes gens de Nouvel Esprit sur l’avenir de la matrice, mais ils n’ont pas pour habitude d’aller sur le terrain de l’agression physique. Ils sont plus à l’aise dans les manœuvres politiques. Ce qui ne semble pas convaincre pour autant ces jeunes gens. Ils envisagent de déposer une plainte contre les Gardiens. J’ai eu un échange tout à l’heure avec le Président du mouvement, et j’ai eu toutes les peines du monde à l’en dissuader. La grogne est féroce dans leurs rangs, certains de leurs membres, minoritaires pour l’instant, n’hésitent pas à réclamer vengeance.
— Je croyais qu’ils étaient pacifistes ?
— C’est le cas oui. Mais ce sont aussi de jeunes gens au sang bouillonnant. Il suffirait de peu de chose pour qu’ils changent d’avis. Son Président en est conscient, c’est bien pourquoi il veut déposer plainte. J’ai réussi à le convaincre qu’il le fasse contre X, pour de ne pas envenimer les relations entre les défenseurs du progrès. Il faut agir vite pour éviter que la situation nous échappe.
— Ok. Mais je ne vois toujours pas où tu veux en venir.
— C’est pourtant simple. Quelqu’un manipule l’opinion publique pour créer du désordre. Il s’agit d’un groupe d’opposition qui cherche à créer des divisions dans la majorité. Qui parmi eux pourrait bien y trouver son intérêt, à ton avis ?
— J’imagine que tu penses à Roddy ?
— Exact. En liguant les confréries entre elles, il cherche à créer le chaos chez les défenseurs de la technologie. Le Grand Conseil a refusé sa demande d’audition. Puisqu’il n’a pu arriver à ses fin par la voie légale, il utilise désormais la ruse et la violence.
— Cela reste à prouver, et j’imagine que sur ce point tu n’as pas de preuves ?
— Personne n’en a. Tu imagines bien qu’il l’aura fait avec la plus grande discrétion. Bref, à défaut de pouvoir en apporter la preuve, le Grand Conseil a décidé de le contrer. Il souhaite que soit mis en œuvre le plus vite possible, une offre de connexion à la matrice pour les plus démunis. C’est sans doute un bon moyen de connecter cette population et de l’empêcher de grossir les rangs des Pure Human. Ils attendent que nous fassions une proposition commerciale à bon marché, sur le système de sécurité de la connexion.
— J’imagine que la qualité de la connexion, fonctionnera elle aussi, en mode dégradée ?
— C’est probable. Tu n’imaginais tout de même pas leur offrir le meilleur de la matrice ?
— Je vois.
— Tu parais déçu Paul, je me trompe ?
— Non je ne suis pas déçu. C’est une bonne nouvelle pour nous, le marché s’élargit.
— Mais ?
— Je ne trouve pas qu’offrir une connexion au rabais soit une bonne idée. Cela ne réglera pas les inégalités. Roddy construit sa popularité sur l’insatisfaction des plus pauvres, il s’adresse à ceux qui ne souhaitent pas être connectés. Cette offre n’emportera pas leur adhésion.
— Ce que tu peux être pessimiste ! Vois le bon côté des choses. Tu l’as dit c’est bon pour nos affaires. Avec ce foutu virus, nous avons eu les mécontentements des professionnels. Cela devrait s’arranger, ta campagne de communication commence à porter ses fruits. Ce nouveau contrat nous permettra d’éponger les pertes de ces dernières semaines. Mais pour ça, j’ai besoin de m’assurer de la coopération de mes équipes. Tu ne l’as pas compris, mais voilà pourquoi j’ai pris cette décision tout à l’heure. Je ne veux plus de brebis galeuses dans notre personnel.
— Alice Dempsey n’a rien d’une brebis galeuse. C’est toi qui ne comprends pas ce qui est en train de se passer. Avec ta manie de vouloir tout contrôler : la santé de tes salariés, leur efficacité et maintenant leur vie privée, tu es en train de créer le désordre dans les équipes. Alice était l’une de nos meilleures chercheuses, Peters aussi et que je sache son remplaçant n’est pas aussi bon professionnel que lui.
— Tu te trompes, il fait un excellent travail au contraire. Il a su rentabiliser le service de recherche mieux que Peters.
— Mais à quel prix ? Certes il est plus rentable c’est indéniable. Pourtant la productivité baisse et le taux d’absentéisme augmente. Il n’est pas fédérateur. Peters était beaucoup plus créatif, beaucoup plus apprécié par ses collègues aussi. Tu es en train de perdre de vue ce qui fait notre force Karl. Notre capacité à aimanter les talents, à attirer les innovateurs. Tout ça pour quoi ? Faire plus d’argent ? Nous perdons en qualité avec tous les services que tu as délocalisés. Même celui de la programmation n’est plus ce qui l’était. Nous n’aurions pas eu ce genre de problème avec Samfix il y a seulement deux ans.
— Et toi tu sais aussi bien que moi, que nous devons défendre de pied ferme notre position de leader. Le marché a bien changé, la concurrence est rude, et nous devons rationaliser pour réduire les coûts.
— Réduire les coûts sans doute. Mais c’est au détriment de la valeur de nos produits. Tu viens d’enfoncer le clou, une fois de plus, en te privant du talent d’Alice Dempsey. Et je ne crois pas que proposer une connexion low-cost à la matrice, soit de nature à démontrer le contraire. Tu ne sers que le jeu de stratégies politiques opaques, qui cherchent à conserver leurs privilèges.
— Remettrais-tu en compte le bien fondé de l’existence du Grand Conseil ? La fréquentation de Peters et Dempsey, t’a-t-elle troublée l’esprit ? C’est notre mort que ces gens veulent, ils ne seront satisfaits que s’ils provoquent notre chute. Leur ambition est d’aller jusqu’à œuvrer contre la matrice, tout comme Roddy leur allié, qui ne rêve que de la voir disparaître.
— N’extrapole pas mes propos. Je parlais moins du Grand Conseil, que de tous ceux dont les intérêts gravitent autour. Par ailleurs, si Peters est à coup sûr ligué contre-nous, rien ne prouve que Dempsey soit impliquée.
— Cela pourrait bien changer.
— Permet moi d’en douter. Je vais toutefois prendre des mesures pour m’en assurer. Je te laisse.
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