Chapitre 15
Comme il l’avait annoncé Jeff était rentré chez lui sitôt la réunion terminée. Cette fois il pouvait rouler librement, la voiture grise ne le suivait plus. Il s’était remis au travail pour mettre au point un nouvel échantillon de Liberty, juste au cas où sa première tentative échouerait. Puis il avait fait en sorte de faire disparaître toutes traces de ses travaux, à l’exception du code de la matrice qu’il avait conservée sur un disque dur. Tout le reste, ses écrits, ses échantillons, son matériel de recherche. Il avait éliminé tout ce qui pouvait permettre de remonter jusqu’à lui.
Le soir venu, fourbu par sa tache, il s’était enfin autorisé à mettre sa vie en mode pause. Désormais, il n’aurait plus de prise sur la suite des événements. Ses angoisses n’avaient pas disparu pour autant. Si Mary échouait dans sa mission, tout serait à refaire. Il passa une nuit presque blanche, et lorsqu’il s’endormit enfin, un affreux cauchemar le réveilla. Il était six heures du matin, il savait que le sommeil l’avait fui. Bien qu’éprouvé par sa nuit, il se leva pour prendre un petit déjeuner matinal.
C’était la première fois depuis longtemps, qu’il s’autorisait à prendre le temps de vivre. À travers la vitre de sa cuisine, il pouvait voir les propriétés de ses voisins avec leurs peintures rutilantes et leurs pelouses taillées à la perfection. Tout était calme à cette heure matinale. Le petit monde de la Silicon Valley profitait de ses dernières heures de repos, avant de repartir dans un tourbillon d’activités foisonnantes, de recherches innovantes, et de très longues journées de travail. Dans quelques heures, tout cela serait mis à mal grâce à lui ; ou plutôt à cause de lui. Tous ces brillants chercheurs, habités par la matrice au point qu’ils en oubliaient sa présence, tous, se retrouveraient à devoir penser le futur par leurs propres moyens. Il ne doutait pas que la phase de décompensation leur serait douloureuse. Il l’avait vécu lorsqu’il avait choisi de se déconnecter. Depuis lors, aux yeux de ses voisins il passait pour un iconoclaste ; un type un peu dérangé, qui avait perdu pied à la suite d’événements douloureux. Ils n’étaient jamais méchants avec lui, juste condescendants. D’ici ce soir, ils devraient apprendre ce qu’il en coûtait de vivre sous cette dépendance. Leur vie sous perfusion mentale, s’arrêterait brusquement. Aucun d’entre eux n’y était préparé.
Jeff traîna ainsi pendant plus d’une heure. Petit à petit, les maisons de sa rue s’animaient. Il jeta un regard sur les véhicules sagement alignés devant les garages. Il n’y avait toujours pas trace de la voiture grise. Roger avait fait le nécessaire. Lorsqu’il en eut assez de sa méditation à la fenêtre, il prit sa douche. Vers huit heures trente, il consulta son smartphone. Alice venait de lui laisser un message. Elle attendait son avion dans le hall de l’aéroport. Elle avait écouté son conseil et elle se préparait à décoller pour aller profiter du soleil de l’Italie. Pour le plaisir d’entendre sa voix, Jeff l’appela et lui souhaita bon voyage. Il était détendu. Quoiqu’il arrive, ses idées noires et ses angoisses l’avaient quitté. Il était rassuré qu’Alice se trouve à l’abri du tumulte qui allait suivre dans quelques heures. Puis vers dix heures, une nouvelle bouffée d’angoisse le surpris. C’était l’heure où Mary devait pénétrer dans les appartements privés de Karl Lansfield. Il se doutait qu’elle aussi avait dû passer une nuit sans sommeil.
Sa main trembla, lorsque Mary Bergson activa le badge d’entrée dans la zone zéro. Un léger déclic la rassura. Elle pouvait pénétrer dans le lieu de tous les dangers. Jeff Peters, lui avait dessiné un plan sommaire des lieux. Elle devait traverser un couloir, puis tourner à droite. La dernière porte serait celle du logement de Lansfield. Une fois celle-ci passée, il y aurait d’abord un hall, avec à gauche une salle de réunion. Sur la droite une autre salle plus petite et en face se trouvait les espaces privatifs de Karl Lansfield, le richissime PDG de la multinationale HT Security. La description des lieux était conforme, et Mary arriva sans aucune difficulté à la porte d’entrée. Elle n’avait rencontré personne, et cette pensée la rassurait. Elle n’aurait su comment expliquer sa présence si on l’avait interpellé. Sûrement qu’elle aurait bafouillé quelques mots incompréhensibles, et son trouble l’aurait trahi, s’en serait fait d’elle. Elle eut un mouvement de recul lorsqu’elle ouvrit la porte. Trois hommes étaient plantés là. Le plus jeune, elle le reconnut sans peine avec la description que lui en avait fait Peters : il ne pouvait s’agir que de Paul Kramer. Les deux autres, en costumes sombres, étaient des membres du service de sécurité de l’entreprise.
— Entrez madame, je vous en prie.
Elle avança prudemment d’un pas.
— Vous pouvez refermer derrière vous.
Sans quitter Kramer des yeux, elle referma la porte derrière elle. Que faisaient ces hommes ici ? Ils n’auraient pas dû s’y trouver. Sans nul doute ils l’attendaient. Quelqu’un l’avait trahie. Elle regarda autour d’elle comme un animal pris au piège, cherchant un trou de souris par où s’échapper. Mais il n’y en avait pas, la seule issue se trouvait dans son dos. Elle n’aurait pas fait trois mètres que les deux gorilles l’auraient rattrapé. Dans sa tête, elle cherchait quelle excuse pourrait justifier sa présence inopinée. Elle n’eut pas à se donner cette peine, Kramer prenait la parole.
— Bonjour madame Bergson, c’est bien votre nom n’est-ce pas ? Mary Bergson ?
Incapable de prononcer un mot, elle fit un signe affirmatif de la tête. Elle avait le teint pâle la gorge sèche, elle cherchait son souffle et l’émotion était si forte que la tête lui tournait.
— Pouvez-vous me montrer votre badge s’il vous plaît.
— Elle le sortit de la poche de sa blouse et le tendit à Kramer d’une main tremblante.
Il l’observa avec attention avant de déclarer :
— Hum, tout semble en ordre. Vous êtes venu faire le ménage chez monsieur Lansfield j’imagine ?
Un peu plus détendue, mais toujours incapable de parler, elle fit de nouveau un signe de tête.
— Eh bien vous a-t-on coupé la langue madame Bergson ? Il n’est pas indiqué dans votre dossier que vous soyez muette.
— Non monsieur je ne le suis pas.
— Ah ! Voilà qui est mieux. Alors dites-moi, on a changé votre affectation ? Il me semble que vous intervenez dans la zone administrative d’habitude.
— Oui monsieur, et dans la zone un.
— Alors? Pourquoi êtes-vous ici !?
— Je fais un remplacement monsieur, un de mes collègues est malade, je crois.
— Vous croyez ?
— Oui monsieur.
— C’est étrange. Votre badge semble conforme, pourtant, votre présence ici reste inexplicable. Votre collègue n’a pas de souci de santé madame Bergson, je vous rassure. À l’heure où je vous parle, il est à l’ouvrage derrière cette porte. Je crois savoir qui vous envoie, et j’ai ma petite idée sur la mission qui vous a été confiée. Je pense que vous avez sur vous, quelque chose que monsieur Lansfield aimerait beaucoup connaître ; moi aussi d’ailleurs.
— Je ne sais pas de quoi vous parlez.
— Allons madame Bergson, dit-il en tendant la main vers elle, montrez-vous raisonnable. Sinon ces messieurs devront se livrer à une fouille au corps. Avouez que ce serait une situation embarrassante.
Mary n’avait plus d’autre choix que de donner la fiole. Elle fouilla dans la poche de sa veste, sous sa blouse, pour en extraire la fiole qu’elle tendit d’une main tremblante à Paul Kramer. Avec ce geste, elle avait perdu tout espoir d’intégrer le mouvement des Pure Human. Pire, elle finirait ses jours en prison pour tentative d’empoisonnement. Jeff Peters avait tenté de la rassurer sur l’effet du produit, mais il ne l’avait pas convaincu.
— Je vous remercie madame. Messieurs, vous pouvez nous laisser seuls.
Les deux hommes s’approchèrent de Mary qui frissonna, mais ils l’évitèrent, pour passer la porte par laquelle elle venait d’entrer. Pendant ce temps, Paul Kramer observait par transparence le liquide translucide contenu dans la fiole. Puis il reprit la parole.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Je ne sais pas monsieur. On m’a juste demandé de le mettre dans le verre de monsieur Lansfield.
— Une tentative d’empoisonnement !, Voyez-vous ça !
— Pas un empoisonnement, non c’est juste un truc qui doit le rendre un peu malade.
— Qui vous l’as donné ?
— Je ne peux pas vous le dire.
Kramer lui déclara en agitant la fiole sous les yeux :
— Je crois au contraire, qu’il y va de votre intérêt de me le dire. Sans quoi ceci, pourrait vous mener tout droit en prison pour de nombreuses années, et peut-être même sur la chaise électrique. Alors je vous repose la question madame Bergson, qui vous a donné ce flacon ?
— C’est monsieur Peters, Jeff Peters il a travaillé pour vous.
— Peters. Oui bien sûr.
Paul Kramer la regarda droit dans les yeux, avant de lui déclarer sur un ton qui ne laissait pas place à la réplique :
— Disparaissez.
Mary était si perturbée qu’elle ne savait plus comment réagir. Il venait de la menacer du pire châtiment, et maintenant il lui demandait de partir.
— M’avez-vous compris madame Bergson ? Je vous demande de quitter ces locaux immédiatement. Vous n’êtes plus autorisé à y revenir. Aie-je été suffisamment clair ?
D’un signe de tête Mary Bergson lui fit comprendre qu’elle avait bien intégré le message. Sans demander son reste, elle se précipita aussi vite, et aussi loin qu’elle le put, de l’entreprise HT Security. Il était probable qu’elle perde sa place. Elle espérait que la clémence de Kramer lui évite au moins la prison. Lorsqu’elle fut assez éloignée de l’entreprise, elle passa un appel à Jeff pour l’avertir. Il dut s’asseoir pour ne pas vaciller. Tous ses efforts étaient perdus.
Une sirène se mit à raisonner dans tout l’établissement. Elle fut suivie d’un message par haut-parleur :
« Ceci est une alerte, ce n’est pas un exercice. Je répète : ceci est une alerte, ce n’est pas un exercice. ».« Veuillez vous rendre d’urgence au point de contrôle ».
Après un moment d’incrédulité, tous les employés de HT Security se déplacèrent en direction du gymnase, d’abord sans se presser, ils étaient rodés à ce genre d’exercice de sécurité. Puis l’angoisse monta, tous les détecteurs étaient en alerte. Dans le haut-parleur, la voix du responsable de la sécurité trahissait une angoisse palpable, qu’accentuait la teneur de son message. Le bâtiment qui servait de point de ralliement était séparé d’une trentaine de mètres des espaces de travail. Dans le plus grand désordre, les salariés s’y précipitèrent. La panique submergea vite les rangs, certains n’hésitaient pas à bousculer leurs collègues dans les couloirs. Ce fut pire dans les escaliers, ceux qui perdaient l’équilibre furent piétinées par leurs collègues. C’est une cohue indescriptible qui s’engagea sur les pelouses. De nouveau il y eu des blessés, lorsqu’ils arrivèrent à la porte principale du gymnase. Elle n’était pas prévue pour laisser passer un aussi grand nombre de personnes à la fois. Lorsque qu’ils furent enfin à l’abri, un peu partout des corps inanimés jonchaient le sol. Certains voulurent récupérer les blessés, quand d’autres leur barraient le passage. Personne ne savait ce qui se tramait, mais il y avait un risque. C’était une situation connue et tout se passait bien, lorsqu’il s’agissait d’exercices effectués à rythme régulier. Mais cette fois c’était différent. Personne n’avait été prévenu d’une simulation. Tous les détecteurs de l’établissement s’étaient déclenchés en même temps, c’était le signe qu’un virus ou une bactérie était présente dans les locaux. La porte vitrée était fermée de l’intérieur, lorsqu’une silhouette titubante émergea du bâtiment principal. Elle commença à s’engager sur la pelouse lorsqu’une quinte de toux sévère la plia en deux. Reprenant son souffle elle reprit péniblement sa marche courbée en deux par la douleur. Puis de nouveau sa toux reprit la figeant sur place.
— Nom de dieu c’est Lansfield s’écria quelqu’un. Vite il faut aller à son secours.
— T’es fou répliqua un autre. Regarde dans l’état où il est. On ne sait pas ce qui lui arrive, il est peut-être contagieux.
— Si on le laisse entrer il va nous contaminer, ajouta une femme
— Verrouillez bien l’entrée, ordonna un autre.
Karl Lansfield n’était plus que l’ombre de lui-même. Plié en deux, le visage marqué par la douleur, il arriva tant bien que mal jusqu’à la porte, mais la trouva fermée. Les yeux brûlants de fièvres, il implorait qu’on lui ouvre. L’un de ceux qui se trouvaient à proximité, s’apprêtait à le laisser entrer, lorsqu’un employé le bouscula d’un coup d’épaule.
— Désolé monsieur Lansfield, mais vous ne pouvez pas entrer. Vous risquez de contaminer tout le monde vous comprenez. Lansfield ne l’écoutait pas pris de panique il tirait désespérément sur la poignée, le front collé sur le montant de la porte.
— Éloignez-vous bon dieu ! dit quelqu’un. Cette porte n’est pas étanche. Ils reculèrent de quelques pas Mais déjà, quelqu’un à l’autre bout du gymnase, commençait à éternuer et à tousser. Bientôt ce fut un deuxième, puis un autre.
— C’est trop tard. On est déjà tous contaminés, lui répondit quelqu’un.
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