Un nouvel arrivant

10 minutes de lecture

Toute l'affaire commença ce jour de printemps, je ne me souviens pas de la date exacte, mais je rappelle m'être fait la réflexion que cette saison nous offrait réellement la météo parfaite. Il faisait chaud, mais un léger vent humide venait nous rafraîchir, et quelques nuages très légèrement opaques empêchaient le soleil de nous meurtrir directement. C'était le milieu de l'année scolaire. Alors que je me faisais ces réflexions, j'allais au lycée comme chaque matin, mais en sachant que ce jour là serait spécial. En effet, il n'y avait aucune vraie surprise; nous avions été prévenu qu'un nouvel élève arriverait aujourd'hui dans notre classe, et je me renfrognais déjà à l'idée que notre premier cours de la journée serait interrompu pour faire les présentations. Cela représentait à mes yeux une perte de temps inadmissible sur le programme, et je me désolais encore plus d'être le seul à me préoccuper de pareille chose.
Devant le lycée, comme chaque matin, je commençais par retrouver mon ami Raymond. Il m'attendait déjà, avec sur son visage un sourire inquiétant. Ses yeux pétillaient comme chaque fois qu'il brûlait de dire quelque chose. Que ce soit par chance ou par malheur, j'étais toujours la personne à qui il s'adressait dans ces cas là; ce qui n'est guère étonnant, c'est à cela que servent les amis après tout.
À ce moment du récit, je me demande qu'elle pourrait être la meilleure façon de dépeindre mon ami Raymond de façon simple mais claire avec un point de vue objectif tout en le plaçant sous son jour le plus avantageux.
Disons que pour autant que je puisse me permettre de l'estimer au vu de ma faible expérience, Raymond est un pervers. Pas dans le sens propre du terme mais bien dans le sens courant, indiquant que, comme on pourrait l'attendre de n'importe quel garçon puceau de son âge, il éprouve une fascination inconsidérée pour le sexe, mais de plus, il a des goûts assez extravagants. Je le connaissais depuis le début du collège, et depuis un bon moment maintenant sa personnalité avait légèrement changée et sa conversation avait lentement glissé pour ne porter plus que, ou presque que sur le sexe ou les idées qu'il pouvait avoir à ce sujet. Je tolérais ces sujets de conversation, indulgent dans ma grande magnanimité, ne le rappelant à l'ordre que dans les cas les plus extrêmes. Je suis quelqu'un de respectable, et lui restait un bon ami. Le seul que j'aie jamais eu d'ailleurs.
Or donc, ce fameux jour de printemps où la météo était si agréable, Raymond m'aborda de suite avec le sujet du nouvel élève.
Je fus non seulement surpris qu'il fantasme déjà sur quelqu'un dont il ne savait rien, mais je fus plus surpris encore de voir que j'étais encore surpris par l'absurdité de ses fantasmes. On peut donc dire que j'étais doublement surpris. Imaginez donc l'état dans lequel j'étais.
- "Hé, Jérémie, tu crois que sera une fille ou un garçon?" Me demanda-t il, et sa langue paraissait pendre comme celle d'un prédateur alléché.
- "Voilà qui m'importe peu." Répondis-je avec dignité.
- "Oh. Je vois. Mais sérieusement, préfèrerais tu que ce soit une fille ou un garçon? Et crois tu que ce sera quelqu'un de stupide, comme le reste de la classe, ou quelqu'un d'intelligent? Dans le deuxième cas, il pourrait rejoindre notre groupe, et on pourrait former un trio."
Je rajustai le col de ma chemise avec flegme, en déclarant:
- "J'attendrai de voir pour en juger.
- En tout cas, j'espère que la nouvelle aura au moins un physique avantageux. Jusque là, à l'exception notable de nous deux, notre classe ne compte que des laiderons. Il n'y a pas une fille potable."
Sur ce point, j'étais assez d'accord avec lui. Pourtant, je ravalais ma salive et me gardai bien de répondre.

Bientôt nous primes place en classe. Nous étions au dernier rang, assis l'un à côté de l'autre.
Alors que d'un regard morne je me désolais sur les codes vestimentaires de mes camarades de classe dont pas un seul ne semblait capable d'enfiler un pantalon ou de mettre son haut droit sur ses épaules, Raymond à ma droite gardait les yeux rivés sur la porte, attendant avec impatience que le nouvel élève arrive.
Puis elle apparut. Nous vîmes immédiatement comme elle franchissait la porte que son visage nous était inconnu. Je notai sobrement qu'elle avait un accoutrement soigné à défaut d'être élégant ou pratique. Elle portait une chemise blanche avec par dessus une jaquette jaune, sobre sans être excessif. Le plus surprenant toutefois à cette époque, c'est qu'elle portait une jupe courte, pour ne pas dire une minijupe, qui laissait ses jambes nues au moins jusqu'à mi cuisse. C'était osé, au vingt et unième siècle toutes les filles portaient un pantalon ou un short, et je fus un temps impressionné par cet anticonformisme régressif. Et je me faisais justement la réflexion que cela devait avoir un nom, la mode consistant à porter des tenues démodées mais qui dans un âge ancien étaient en avance sur leur temps. J'activai énergiquement mes neurones pour chercher quel serait le nom le plus probable pour qualifier cette pratique, et j'hésitai entre les terme de rétro-impudence passive, néo-modélisme gothique ou imitationisme pré-moderne; lorsque Raymond me tira par la manche, créant d'ailleurs un pli fort importun sur ma chemise, pour me chuchoter l'air ravi:
- "Oh. Elle est pas mal hein?"
Je hochais la tête.
- "Elle a des vêtements originaux." Dis je, un peu naïvement.
- "Me dit pas que c'est tout ce que t'as remarqué! Enfin regarde là!"
Je la regardais plus attentivement et constatai qu'en effet, elle était loin d'être un laideron. Elle avait même un assez beau visage, un peu trop puéril peut être, mais des traits fins, de grands yeux verts, et des cheveux blonds frisés. Cela ferait au moins un visage agréable à regarder dans notre classe et m'épargnerai de devoir détourner les yeux lorsque je laisse errer mon regard sur la salle de classe. Mais Raymond me fit vite comprendre que mon analyse avait été beaucoup trop hâtive et que je n'étais pas allé au bout des choses.
Il me détailla chacun des aspects qu'il lui trouvait splendide, pendant que moi, je vérifiais avec appréhension que personne n'entendait notre conversation.
- "Regardes déjà ses habits. Sa chemise est fine, légère, mais un tantinet trop grande pour elle. Ça lui donne un léger côté empotée trop mignon!
- Je ne suis pas ton raisonnement. Quel est le lien entre empoté et mignon?
- T'occupes, regardes sa morphologie globale. Elle est pas trop fine comme toutes ces filles anorexiques qu'on voit partout, mais elle est tout sauf grosse. Elle est juste comme il faut quoi. Et en plus elle a un petit gabarit, mais pas trop quand même. Elle fait environ une tête et demi de moins que moi, à vu de nez. Et ça lui donne un air ingénue et trop mignon. En plus elle n'a pas beaucoup de poitrine, et c'est comme ça que j'aime ça moi.
- À vu de nez, je trouve surtout que tes préférences te feraient vite passer pour un pédophile ou quelque chose qui s'en approche.
- Tiens, puisqu'on parle de nez, regardes bien son visage! Déjà, chaque trait est parfait. Son petit cou mignon, ses petites pommettes mignonnes, ses lèvres fines mignonnes, son léger sourire mignon; et bien sûr, son petit nez mignon, petit mais pas trop, plutôt court, mais juste assez long.
- Je vois. Un nez qui, s'il eut été plus court, eut changé la face du monde.
- C'est tout à fait ça. Et que dire de ses grands yeux brillants, emplis de tendresse…
- Autant ne rien dire du tout.
- Ensuite, évidemment on en vient aux cheveux.
- L'heure est grave.
- Pas n'importe quels cheveux! De longs cheveux soyeux, se mouvant avec grâce et volupté à chacun de ses gestes. Et qui plus est, d'un blond brillant. Pas de ce blond pâle et stérile qu'on voir souvent, non, ses cheveux à elle sont éclatants, dorés, précieux…
- Sûrement teints…
- Et délicieusement bouclés, ce qui est le type de cheveux le plus mignon.
- Que voilà encore une occurrence du mot «mignon». C'est une épiphore ma parole.
- Quand à ses formes, bien que pas très plantureuses, on note un bassin que je qualifierais d'avantageux.
- Que c'est poétique.
- Mais entrons dans le vif du sujet, avec sa peau, blanche mais pas pâle pour autant. Et ses jambes fines mais bien en chair.
- C'est ça. Attention à ne pas baver sur le bureau.
- Ses jambes si parfaitement épilées; si pures et si parfaites. Pas la moindre trace de poil ou d'autres impuretés pour souiller cette vision… idyllique!
- Mais bien sûr.
- Et note le détail des longues chaussettes noires qui montent presque jusqu'aux genoux, et qui ne cachent le mollet que pour le rendre plus désirable."
En effet, je n'avais pas noté ce détail, mais ce qui m'apparaissait était que cela était un ajout par pudeur qui permettait en sus de donner à la minijupe tout le caractère sobre qui lui manquait et lui permettait d'être nettement plus en adéquation avec le reste de la tenue. Mais Raymond n'en démordait pas, il poursuivit son exposé et conclut, pour un temps du moins, en disant d'un ton rêveur:
- "Et le plus mignon, c'est cet air légèrement timide qu'elle a, cette expression légèrement gênée, ce léger rictus doux qui flotte sur ses lèvres et ce regard lumineux couplé à son air perplexe. Mais une fois encore, savamment dosé, sans en avoir trop, sans quoi elle serait antipathique; c'est juste comme il faut."
Et à ces mots, il se tut enfin pour un temps, ce qui me permit de sortir mes affaires de classe et de les disposer correctement, en bon ordre, sur mon bureau.
J'étais d'ailleurs le seul élève de la salle à avoir déjà sorti mes affaires.
Pendant ce temps, la fille s'était approchée du professeur et les deux devisaient à voix basse. Puis le professeur ordonna à la classe de faire silence pour permettre à notre nouveau camarade de se présenter. Silence qui ne fut que modérément observé.
La fille prit la parole, d'abord d'un ton indécis qui gagna progressivement en assurance. Sa voix était douce, et même faible selon mes standards, mais Raymond la trouvait à son goût, et il me chuchota encore son admiration pendant que la nouvelle parlait.
- "Bonjour," fit elle" Je m'appelle Eugènie. Euh… Eugènie Grandet. J'ai seize ans, et je vais suivre les cours dans cette classe à partir d'aujourd'hui.
- Cette voix est parfaite!" Me dit Raymond. "Elle colle parfaitement à sa morphologie.
- Je viens de déménager pour des raisons familiales." Continuait la nouvelle. "Je… je ne connais pas encore la région alors j'apprécierai votre aide pour ce qui est de… de l'explorer.
- Elle peine à s'exprimer en public, et je la comprends. Ça nous fait déjà un point commun.
- Je serai heureux de faire votre connaissance et j'espère que nous pourrons pa… passer une bonne années ensemble.
- Elle ne s'exprime pas parfaitement bien dans ce cas précis, mais je suis sûr que quand elle n'est pas stressée, dans le cadre privé, elle s'exprime dans un français parfait et sans faute. À cet égard je base mes observations en comparant avec nous deux."
Je hochai la tête d'assentiment. Pourtant, je ressentais à je ne sais quoi que quelque chose clochait. Une sorte de fourmillement dans mes tripes. En fait, j'étais en train de me dire que cette fille était vraiment quelqu'un de correcte et de tout à fait respectable, et je trouvais cela révoltant que Raymond se permette de fantasmer ainsi sur son corps. Même si Raymond était mon ami, c'était tout de même un terrible pervers. À noter qu'en scrutant les visages des autres garçons de la classe, je soupçonnais que leurs pensées n'étaient guère bien différentes.
La fille parut réfléchir, comme craignant d'oublier quelque chose. Finalement elle sourit et dit, l'air un peu gênée:
- "Voilà… euh… c'est tout ce que je devais dire. Voilà… j'espère qu'on va tous passer une bonne année."
Tout le monde dans la classe commençait à s'impatienter, mais pas Raymond, qui, lui, jubilait. En regardant en l'air comme pour remercier le ciel, il disait:
- "Oh bon sang! C'est le coup de foudre! Rien que de la regarder, ça me donne chaud au cœur. C'est vraiment génial. C'est vraiment la… la meilleure chose sur laquelle je pouvais tomber! C'est la fille la plus parfaite du monde. Elle me fait plus d'effet que trente tsar bomba! Il faut absolument que j'arrive à l'approcher! Il faut absolument que ça devienne ma petite amie!"
La nouvelle parut réfléchir. Elle hésita. Elle secoua la tête. Puis elle se pencha en avant pour dire une dernière chose:
- "J'oubliais presque… même si ça me parait bizarre de le préciser… je préfère vous le dire maintenant pour éviter tout malentendu à l'avenir… je suis un garçon."
Je crois que, même si on aura remarqué mon application constante à ne jamais émettre de propos non vérifiés sans en préciser la vague fiabilité afin de m'excuser par prudence contre toute éventuelle conclusion hâtive que j'aurai pu tirer en dépit de mon esprit qui, à moi, m'a toujours semblé très critique, l'on peut, sans trop se risquer à hasarder, affirmer que, en cet instant précis, il s'écoula au moins l'équivalent d'un millième de seconde durant lequel la quasi totalité des élèves de la classe se retrouvèrent inopinément dans un état que l'on pourrait se risquer à qualifier de tétanique. Notez que je précise "la quasi totalité" non pas parce que j'ai des doutes sur certains individus, mais bien parce qu'au même moment Raymond levait le poing en déclarant:
- "Génial! Le beurre et l'argent du beurre!"


Quand je vous disais que Raymond était un pervers…

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire "Hallbresses " ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0