Chapitre 5
Les jours suivants passèrent en un clin d'œil. Avec la montagne de préparation qui s’était empilée devant Dahlia, celle-ci n’avait pas eu une seconde pour respirer. Dès qu’elle avait annoncé à Éloïse qu’elle l’accompagnait, la jeune fille s’était transformée en tornade d’excitation incontrôlable. Ce n’était peut-être pas si mal. Dahlia imaginait que si son amie était aussi peu enthousiaste qu’elle, elle n’aurait sûrement pas réussi à maîtriser son anxiété aussi bien. Avec Éloïse, elle pouvait prétendre que les choses étaient plus simples. Cela ne l’empêchait pas de passer ses nuits à se retourner encore et encore, se demandant si c'étaient les derniers jours de paix qu’elle passait.
Sirius avait essayé de la rassurer à maintes reprises, mais Dahlia ne pouvait pas lui faire complètement confiance. Il y avait beaucoup trop de choses qu’elle ignorait. Plus la jeune femme y pensait, plus elle se sentait acculée. Il n’y avait aucune garantie que les choses se passent mal, certes, mais il n’y avait aucune garantie qu’elles se passent bien. Dahlia n’aimait pas se mettre en danger. Elle n’aimait pas jouer, ni parier. Elle était contente de sa vie et de sa famille.
Mais se serait mentir de prétendre qu’elle n’était pas frustrée par sa situation. Elle avait dû accepter qu’elle ne saurait jamais, ou n’obtiendrait jamais certaines choses. Au final, aucune d’entre elles ne valaient les risques à prendre. Peut-être que cela faisait d’elle une lâche, mais elle préférait être une lâche libre, et en vie.
Malgré l'anxiété qui la rongeait, il n’y avait pas que des mauvaises nouvelles. La comtesse avait commencé à se rétablir, et même le comte semblait sur la voie de la guérison. Cependant, ils ne seraient quand même pas en état pour la cérémonie. Dahlia avait aussi pris soin de punir sa petite sœur pour la subtilisation de sa lettre. Pas trop sévèrement cependant, après tout, Dahlia savait que sa sœur aimait venir dans sa chambre. Étant donné l’importance de la correspondance, elle aurait dû faire plus attention.
Quoi qu’il en soit, elle ne pouvait plus reculer. Sa valise attendait devant la porte, et il ne lui restait plus qu'à faire ses derniers au revoir.
La comtesse fut la première à prendre Dahlia dans ses bras.
- Reviens-nous vite, sans toi, j'ai bien peur que toutes les fleurs de la serre fanent de chagrin !
- Seulement les fleurs ? Rit Dahlia.
- Bien sûr que non !
La comtesse lui embrasse la joue avant de reculer, les mains sur ses épaules pour l’inspecter. Malgré ses efforts pour la cacher, Dahlia vit une lueur d'inquiétude dans les yeux de la comtesse. Elle sentit ses doigts la serrer un peu plus fort, comme pour l'empêcher de partir. Soudainement, elle sentit un poids supplémentaire au niveau de sa jambe.
- Je veux y aller aussi !
- Je croyais que nous en avions déjà parlé, commença Dahlia en essayant de se dégager.
- Voyons ma chérie, tu vas froisser la robe de ta sœur.
La comtesse tira délicatement sur le bras de sa plus jeune fille, qui finit par lâcher prise.
- C’est pas juste ! Pourquoi Dahlia est la seule à pouvoir rencontrer la princesse ?
Elle leva le doigt comme pour énoncer un argument imparable :
- Techniquement, c’est moi qui aie reçu la lettre !
Dahlia prit le doigt de Violette et le rabaissa :
- Peut-être, mais la princesse m’a informée qu’elle n’aimait pas les petites voleuses.
Sa petite sœur fait la moue, triturant ses deux tresses brunes.
La jeune femme se sentit coupable et ajouta :
- Mais si tu veux, je peux te ramener un souvenir ? Est-ce que quelque chose te ferait plaisir ?
- La princesse !
Dahlia lui pinça le nez.
- Quelque chose qui rentre dans ma valise.
- Je ne sais pas !
Elle se frottait le nez comme si elle avait mal, mais Dahlia savait très bien qu’elle avait à peine appuyé.
Ce fut au tour de Sirius, qui avait abandonné l’idée de la rassurer, et se contenta de lui embrasser le front et de lui souhaiter bon voyage. Le comte fit de même.
Éloïse attendait déjà dehors, dans le carrosse spécialement préparé par son père. Le voyage leur prendrait deux jours, et une petite garde les accompagnerait. En s’installant, la jeune femme ne manqua pas de remarquer avec un sourire que Dame Vitalio était présente. Au moins elle était sûre qu’elle ne s'ennuierait pas durant le voyage.
Éloïse avait demandé à son père de se charger de planifier le voyage en lui-même, et Dahlia lui était reconnaissante. Dans une missive, il lui avait détaillé le déroulement du trajet : ils s’arrêteraient à une auberge pour la nuit, puis arriveraient dans l’après-midi à la capitale, Imperia, dans l’après-midi. Elles séjourneraient ensuite à la résidence secondaire des Deschanelle. Elles auraient ensuite l’occasion de rester encore quelques jours si elles le désiraient avant de repartir. Pour Dahlia, plus vite elles rentraient chez elles, mieux ce serait. Serrant la gemme que lui avait donné son frère avant le voyage, elle espérait qu’elle n’aurait pas à l'utiliser.
***
Le voyage se fit sans encombre. Si bien que Dahlia se demandait si elle n’était pas paranoïaque. Peut-être qu’elle avait tort d’être si anxieuse ? Peut-être qu’il n’y avait pas de quoi s'inquiéter ? L’excitation d’Éloïse était contagieuse, et Dahlia avait toujours voulu participer à une célébration de la sorte. Malgré le possible danger, elle ne pouvait empêcher son cœur de s’emballer à l’idée d’admirer les belles robes et les somptueuses décorations, de voir de nouveaux visages, de se laisser emporter par la musique.
Encore une raison pour elle de vouloir oublier son passé. Enfin, oublier qu’elle avait un passé. La plupart de ses souvenirs de l’époque étaient flous, et cela lui allait très bien ainsi. Dahlia n’avait particulièrement envie de se souvenir de quoi que ce soit. Et puis, à quoi bon ? Elle ne pouvait rien en faire. Rien de positif, tout du moins. Mieux valait rester ignorante. Mais il était difficile d’ignorer ce trou béant. Même si elle faisait semblant de ne pas le voir, ce n’était pas le cas des autres. Elle le voyait parfois dans le regard de la comtesse ou de Sirius, de la tendresse et de la nostalgie chez l’une, de la pitié chez l’autre.
Après cette fameuse soirée d’hiver, Dahlia avait peu à peu arrêté de poser des questions. Pourquoi en savoir plus sur un passé qui ne faisait que blesser ? Cela ne servait qu'à raviver des plaies.
Dahlia aurait voulu profiter de la cérémonie sans se soucier de ce qui pourrait peut-être, éventuellement, potentiellement arriver. Son passé était un fardeau qu’elle voulait enterrer six pieds sous terre. Jusqu'à ce qu’il pourrisse et se transforme en engrais. Jusqu'à ce que l’herbe pousse de nouveau et qu’elle puisse y planter un jardin. Un jardin de fleurs qu’elle aurait choisies. Et personne ne s’occuperait de ce qu’il avait pu y avoir en dessous.
***
Les rues de la capitale étaient mouvementées, même en fin d’après-midi.
Depuis la fenêtre du carrosse, Dahlia pouvait apercevoir la foule de gens, un flux chaotique et incontrôlable de vie. Ils allaient et venaient, s’entrecroisant et deviant leurs trajectoires pour laisser passer les véhicules, contourner un lampadaire, s’arrêter à un étale. La capitale en elle-même semblait immaculée, avec ses grands bâtiments blancs, ses rues de mosaïque aux formes géométriques et monochromes, ses bancs d’un métal noir étincelant. Mais malgré l’architecture brillante, Dahlia pensait que la capitale aurait l'air bien fade sans ses habitants. Tout comme, peu importe à quelle point elle était bien façonnée et peinte, une assiette serait toujours plus belle pleine que vide. Dans le chaos et le brouhaha, la jeune femme pouvait sentir la vie pulser. Si le Palais était le cœur de la capitale, alors ces rues en étaient les veines, et la foule le sang.
Alors Dahlia préférait admirer les gens, écouter les petits bruits de la vie, et savourer les odeurs inconnues qui envahissaient ses narines. Elle ne put pas le faire longtemps cependant, sa jeune protégée paraissait incapable de tenir en place dans le carrosse, et Dahlia l’avait vue lui jeter des petits regards de temps à autre. Dahlia reconnaissait ce regard, c’était celui que lui faisait Violette quand elle voulait lui demander quelque chose, mais qu'elle ne trouvait pas le courage de s’exprimer clairement. La jeune femme détacha son regard de la fenêtre pour de bon, et s’adossa plus confortablement à son fauteuil. Éloïse sentit son mouvement, et se tourna vers elle de nouveau.
- Est-ce que tu as quelque chose à me demander ?
- Ha ? Heu…
Elle laissa la jeune fille se mordre la lèvre, évitant son regard. Dahlia continua de la fixer, attendant patiemment qu’elle retrouve ses mots. Au bout d’une dizaine de secondes, elle prit une inspiration et reprit :
- Je… J’ai entendu dire que l’ancien manoir des Dimios se trouvait près du quartier où nous allons séjourner.
Dahlia se raidit.
- Et alors ?
- Je veux dire, tu n’as pas envie d’aller voir ? C’était des légendes vivantes ! Enfin, plus vraiment vivantes maintenant mais… Quand j’entends parler d’eux, j’ai toujours l’impression d’entendre des histoires d'une autre époque. Pourtant, quand je suis née ils étaient encore de ce monde. C’est juste… dommage ! Des trois familles fondatrices, il n’en reste plus que deux maintenant. Et trois, ça sonne beaucoup mieux que deux !
Dahlia écouta le petit discours de son amie en se massant les tempes.
- Je crois que tu as oublié la partie où ils étaient des fous lunatiques qui se sentaient dans le droit de tuer qui ils voulaient parce qu’ils avaient un joli tampon du roi.
Eloïse fit la grimace.
- Ne dit pas les choses comme ça ! Et puis, si c’était autorisé par le roi, je ne vois pas le problème. Quelle est la différence avec les condamnés à mort ? En tout cas, c’est toujours mieux que ces pauvres gens qui se font tuer par leurs voisins parce qu’ils se font accuser d’être des lastras.
Dahlia n’était toujours pas d’accord, mais elle n’avait pas la force d’argumenter. Elle préférait ne rien dire.
- Et donc, est-ce qu’on peut aller voir le manoir ?
La jeune femme leva les yeux au ciel avant de soupirer.
- On peut passer devant sur le chemin, mais pas plus. De toute façon je ne pense pas qu’il y ait encore grand-chose à voir.
Son amie hocha la tête, apparemment satisfaite de sa réponse. Dahlia héla au cocher de faire le détour, puis elle se réinstalla confortablement. Posant sa tête contre l’habitacle, elle ferma les yeux et se laissa bercer par les petites secousses du carrosse. Elle ne voulait plus penser à rien.

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