Hardi, cavalier! (partie 1/3)

9 minutes de lecture

Samantha préparait un document PDF pour l’un des trois clients qu’elle avait sur la messagerie du site web de la société. Elle changea d’onglet pour préparer le courriel, puis vit le mot de Jean-Claude sur la messagerie interne…

Viens me voir quand t’as une chance

SVP

Elle se figea pendant un moment en voyant le mot. Il ne l’appelait généralement au bureau que quand elle avait fait une grosse gaffe, ou quand, comme aujourd’hui, tout le monde voyait que ça n’allait pas du tout. Elle avait une idée déjà de ce qu’il voulait…

J’arrive dans 5, je finis un truc

Elle ouvrit un nouveau courriel et se concentra dessus, puis retourna sur l’onglet de messagerie externe pour terminer avec ses clients. Un coup de fil entra dans le même temps, qu’elle décrocha avant même qu’une de ses collègues n’aie le temps de diriger une main vers leur combiné. Se garder occupée à tout prix, quitte à être légèrement débordée, et ne surtout pas se perdre dans ses pensées. C’était ce qui comptait le plus pour Samantha ce matin-là. Ne pas réfléchir, ne pas s’endormir, et surtout ne pas flancher…

L’une des fenêtres de messagerie s’était désactivée vu que le client avait abruptement quitté le site web. Celui qui avait demandé sa copie de document ne parlait plus depuis un moment déjà, alors elle y colla le message enregistré d’usage. Le troisième n’avait jamais rien écrit, ni répondu à quoi que ce soit. Elle ferma donc les fenêtres un et trois, ne gardant que la deux au cas que le client reviendrait avec une question. Comme sa société distribuait à des détaillants, il pouvait être normal que les questions viennent plus tard lorsqu’ils étaient occupés. Un autre appel entra, elle le prit directement tout en se mettant hors ligne pour les nouveaux arrivants sur la messagerie…

  • J’ai cru que tu m’avais oublié
  • J’avais besoin de finir avec des clients, j’ai eu besoin de plus temps que je croyais
  • Ferme la porte et assieds-toi s’il te plaît… Tout le monde a remarqué mais n’ose pas demander, il s’est passé quoi pendant tes vacances?
  • Si tu parle de ce que mon visage a l’air, j’aimerais mieux ne pas en parler pour être honnête
  • Je comprends ta réaction, mais je veux aussi pouvoir t’aider si c’est possible.
  • Je vois pas vraiment ce que tu pourrais faire pour m’aider. À part éviter de me parler de ça pour que je puisse faire mon job de façon efficace.
  • Tu t’en sauveras pas comme ça, Sam. Je vois bien que ça te nuit. T’as beau essayer, ça fait quand même deux ans qu’on travaille côte à côte, je te connais assez pour savoir que tu joues la comédie. T’es mauvaise actrice, en plus.
  • J’ai jamais eu l’intention d’aller dans le théâtre non plus. Après, tant que les clients au téléphone y croient, c’est pas important. On va juste espérer qu’on en aura pas trop qui vont se présenter pour du ramassage…
  • Bon point.
  • Et j’ai aucune envie de parler de ça avec toi de toute façon.
  • … t’en parlerais à quelqu’un d’autre?
  • C’est pas sûr. Tu le prends comme tu veux mais j’ai l’impression qu’en parler pourrait me nuire davantage. Maintenant si tu permets j’ai encore du rattrapage à faire, et probablement un ou deux post-it qui m’attendent sur mon clavier
  • Mouais, c’est bon, vas-y. Tu peux venir discuter quand tu veux, si tu changes d’avis.
  • C’est ça ouais…

Samantha ne retourna pas tout de suite à son bureau; elle bifurqua plutôt vers les toilettes. Par chance, personne n’y était, et elle s’y engouffra vite fait. Elle chercha la faille du camouflage dans son reflet. Le maquillage lui avait semblé correct chez elle, mais la lumière crue des néons révélaient tout de même une partie de ce qu’elle s’était évertuée à cacher le matin même. Les larmes lui montant aux yeux, elle tenta d’ajuster ses cheveux pour cacher les marques les plus visibles. Ça allait lui cacher un peu l’œil gauche en même temps mais bon, c’était la meilleure option si un client se présentait… Elle tenta tant bien que mal de stopper ses larmes à l’aide d’un bout de papier à main sous ses yeux. De respirer profondément. De se ressaisir. Elle ne pouvait sortir de là dans un tel état, ça allait empirer l’histoire… Elle eu besoin de quelques minutes pour se calmer.

De retour vers son bureau, elle contourna Patrick qui s’était installé juste sur le coin après sa réunion, avec son ordinateur portable et un bout de papier. Il devait quitter sous peu pour aller voir un client mais avait tenu à passer quelques minutes avec Samantha avant de se sauver. Il préférait toujours le contact direct aux courriels, en personne ou au téléphone, même pour lui donner une liste de chose à faire. Son sourire disparu lorsqu’il remarqua la difficulté qu’elle avait à s’assoir, bien qu’elle faisait tout pour tenter de le cacher, encore une fois…

  • Sam ?

Elle ramena sa main vers son visage, l’index sur ses lèvres pour lui intimer le silence, les yeux fermés. Elle tentait de respirer normalement, malgré l’envie de pleurer toujours aussi présente. Patrick approcha sa chaise à roulettes et étira le bras vers elle, mit doucement la main sur son épaule, qu’elle repoussa vivement en retenant un sanglot. Il s’approcha davantage pour lui parler sans que les autres entendent… ce qui était facile vu tout le monde au bureau ce matin-là. C’était la semaine de l’année où tout les employés – incluant ceux qui travaillaient ailleurs dans le pays – se réunissaient pour discuter de la stratégie à adopter pour les mois à venir. Le bureau était une vraie ruche…

  • Samy… Tu m’inquiètes… Je ne t’ai jamais vue comme ça…
  • Fais comme si t’avais rien vu, si ça te dérange pas
  • Bah justement, ça me dérange. Sam, regarde-moi une minute
  • Pat, s’il te plaît, je suis juste fatiguée…
  • Arrête de me mentir, tu sais que tu peux tout me dire…
  • Mais pas maintenant. Et surtout pas ici! Et ça c’est si je décide de t’en parler…
  • Bon… on ira déjeuner ensemble si tu veux. En attendant, je vais devoir me sauver bientôt et j’ai besoin de laisser quelques trucs entre tes mains… Ça va aller?
  • Va falloir.
  • Je t’appelle quand je finis avec mon client pour qu’on se trouve un temps tout les deux. Si t’as besoin avant, tu me lâches un coup de fil, ou tu me textes.
  • Déconne pas, je vais pas te déranger pendant un meeting. Je devrais pouvoir m’en sortir pendant quelques heures, quand même.
  • C’est bon, je te contacte plus tard.

Patrick se leva un peu à contrecœur. Qu’elle refuse de lui parler, même à demi mot, n’arrivait jamais vraiment. Il espérait réussir à la faire parler plus tard. Ils travaillaient ensemble depuis qu’elle avait commencé sur ce poste et avaient fini par sympathiser tout naturellement. Ils se comprenaient et arrivaient même à terminer la phrase de l’autre au besoin. Comme à toutes ces fois où Samantha ne se sentit pas à l’aise de vraiment dire ce qui lui passait par la tête par rapport aux autres membres de son équipe tout autour… comme elle aurait dû le faire maintenant selon son avis.

  • Samy, je suis sérieux, tu me laisses savoir si t’as besoin de quoi que ce soit, à n’importe quel moment

Il tourna les talons et sortit, ne lui laissant pas le temps de répliquer. Avant que les autres n’aient la chance de planter leurs yeux dans les siens et n’y voient le reflet de ce qui se passait dans son esprit. L’inquiétude, bien sûr, mais il ne tenait pas à laisser savoir à tous à quel point ça le troublait. Un peu tout le monde au bureau avait remarqué que quelque chose était arrivé à Samantha. Un peu tout le monde avait eu le réflexe d’être plus délicat en étant près d’elle. Mais peu de monde avait été aussi affecté, concerné, consterné que Patrick… Samantha avait perçu son trouble malgré tout. Parce qu’elle était observatrice. Parce qu’elle travaillait avec lui depuis un bon moment déjà. Parce qu’elle savait que beaucoup de bon se cachait sous l’armure de l’homme dur un peu je-m’en-foutiste qu’il montrait aux autres.

***

  • Salut Patrick
  • Prends ton par-dessus et viens me rejoindre dans la voiture, on va manger.
  • Donne-moi quelques minutes, Coralie est pas revenue à son bureau encore.
  • Parfait, je t’attends…
  • Pat, viens me voir une minute…

C’était Jean-Claude qui venait de l’apostropher. Qui voulait le forcer un peu à lui tirer les vers du nez.

  • Je peux rien te promettre. Tu sais à quel point elle peut être bornée…
  • T’as déjà plus de chance que moi à ce niveau. Elle me dira jamais ce qui se passe.
  • En même temps personne veut te confier quoi que ce soit de toute façon.
  • Ouais bon ça va…

Vanner Jean-Claude n’était pas sa meilleure idée mais il n’avait pu s’en empêcher. En même temps, il était la cible de tout le monde, le savait, et s’en moquait tellement qu’il en ajoutait lui-même. Patrick jeta un œil vers elle avant de se tourner vers la porte, puis se ravisa pour retourner voir Samantha, ou plutôt le reste de son équipe.

  • Mesdames, je prends Samantha avec moi pour la prochaine heure, on s’en va manger. Des objections?

Personne n’en avait jamais de toute façon. Elle était une vraie machine en temps normal, effectuant la majorité des tâches confiées en temps record, et avec extra à part ça. On la laissait toujours sortir quand un des membres de son équipe l’invitait. On se dit que prendre de l’air lui ferait probablement du bien, et on en profiterait probablement un peu pour ragoter sur ce qui avait pu se passer…

  • Bouge pas ma peanut je vais chercher le véhicule au lieu de te faire marcher…

Elle n’eût pas le temps d’ouvrir la bouche qu’il s’éloignait déjà dans le stationnement. Un sentiment de gêne s’emparait d’elle, bien qu’elle appréciait grandement le geste vu son état. Sa jambe gauche était la partie la plus douloureuse de son corps; la marche de l’arrêt de bus au bureau l’avait un peu fatiguée, entre autre… Patrick arriva et se hâta de sortir et faire le tour pour l’aider à grimper. S’il avait su il n’aurait pas prit son jeep mais la décapotable, beaucoup plus basse…

  • On va manger plus loin que d’habitude aujourd’hui Samy, je connais un endroit sympa où on pourra se permettre de discuter sans risquer de voir un collègue arriver.
  • Tu vas vraiment me forcer à parler, c’est ça…
  • T’as tout compris.

Elle avait peur. Elle savait qu’elle pouvait lui faire confiance mais elle angoissant à l’idée du risque qu’il parle malgré lui.

  • Écoute, je peux comprendre que t’en aies pas envie, t’as probablement tes raisons, mais je pourrai jamais amadouer les autres si je sais pas pourquoi je le fais.
  • Je vois pas pourquoi t’aurais besoin de le faire de toute façon.
  • Je prends de l’avance. Je vois que ça t’affecte. J’ai rien dit sur le coup, mais t’as même de légers moments d’absence quand on te parle. Tu te souviens ce matin avec le client sur la ligne?

Oh, oui, elle s’en souvenait. Elle avait paniqué en croyant reconnaître la voix de quelqu’un d’autre, et ça lui avait donné un étourdissement. Patrick avait entendu sa respiration s’accélérer, à l’autre bout du fil, et n’avait pas compris sur le coup. Il avait dû lui demander par trois fois si elle allait bien, la troisième en anglais pour capter son attention, ce qui fonctionna.

  • J’ai eu comme un malaise, je me suis pas sentie bien, c’est arrivé tout d’un coup…
  • Tu m’étonnes, j’ai bien entendu que ça allait pas. Samy, pourquoi t’as eu peur?
  • … quoi?
  • J’observe beaucoup, tu le sais déjà. Pas mal plus que tu le penses, d’ailleurs. J’entends ta voix cinq jours par semaine depuis trois ans, je sais reconnaître quand quelque chose ne va pas.

Elle n’aurait donc pas le choix. Il la ferait parler de toute façon. Si quelqu’un pouvait s’acharner pour avoir quelque chose, c’était bien Patrick! Mais qu’allait-il faire de toute cette information? Devait-elle vraiment tout lui révéler ce qui se passait? Elle n’avait déjà que peu d’appétit, la surprise causée par la question coupa ce qui restait. Elle ne prendrait probablement qu’une soupe, peu importe où ils allaient.

  • Et on mange où, si je peux me permettre?
  • Tu verras. T’occupes pas de ça pour l’instant. Rassemble tes idées, je veux tout savoir. On va être dans un espace tranquille, j’ai réservé un coin du resto juste pour nous deux. Le patron est un ami à moi et m’a promis que personne ne viendrait nous déranger en dehors du personnel de service.

Il savait qu’elle allait pleurer, qu’elle voudrait du calme, et il avait prévu le coup. À ceux du bureau qui avaient demandé où ils allaient, il avait nommé un autre établissement, dans la direction opposée. Il avait démarré rapidement en sortant du stationnement du bureau pour éviter d’être suivi. Il avait habitude de faire un peu de vitesse et était confiant que personne ne le talonnait.

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