Avant-propos

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Connais-tu la vallée de la Meuse, cet écrin de forêts niché dans les Ardennes, entre la France et la Belgique ?

C'est une terre où serpente un fleuve capricieux gonflé par les pluies de novembre et qui caresse les rives jusqu'à la mer du Nord ; un massif aux collines imposantes meurtri sous les gelées de décembre, enseveli sous la neige de janvier.

La vallée, c'est le Nord sans le folklore ni le pittoresque : les frites sans les moules, Dunkerque sans la plage, le welch sans cheddar... On y mange la cacasse à cul nu* et le pissenlit par la racine. Et ce depuis que, le long des berges, beaucoup d'usines se sont tues, rongées par la décrépitude, gagnées par la végétation. Elles ne sont plus que les vestiges d'une métallurgie jadis flamboyante. Les plus anciens s'en souviennent encore. La nostalgie, camarade ! Depuis longtemps résignés, ils ont mis au clou leur faucille et leur marteau. Ils ne chantent plus le temps des cerises, les gais rossignols et les merles moqueurs. Ils te racontent l'époque où les fonderies tournaient plein gaz. Un eldorado qui avait attiré nombre de migrants venus chercher fortune : les Portugais qui avaient fui Salazar et sa dictature, apportant avec eux leur savoir-faire, leur fado et sa mélancolie ; les Italiens empreints de pudeur malgré le verbe haut ; les Espagnols fiers et dignes qui avaient fui Franco par les Pyrénées, la musette remplie d'huile d'olive et de pimentons ; les Algériens qui avaient laissé femmes et enfants de l'autre côté de la Méditerranée, et évoquaient entre eux les souvenirs du Djebel pour conjuguer leur solitude.

Jusqu'à la fin des années soixante-dix, il régnait une effervescence dans la vallée. Les écoles communales ne désemplissaient pas et les majorettes paradaient les jours de fête. C'était l'époque où les petits commerces fleurissaient, bien avant l'expansion des zones commerciales et des hypermégasupermarchés. Les Trente Glorieuses pouvaient bien se targuer de leur plein emploi et de leur forte croissance démographique, c'était aussi le temps où on déplorait l'enlisement en Indochine, la Guerre Froide et la menace nucléaire, les "événements" en Algérie, la chienlit et les crises pétrolières... Bref, ce n'était pas mieux avant, c'est juste pire aujourd'hui et cela le sera plus demain. Car aujourd'hui, la vallée draine ses douze pour cent de chômage tandis que l'extrême-droite se répand comme la vérole. Quant à la jeunesse, abandonnée à son sort, il y a belle lurette qu'elle n'emmerde plus le Front National. Elle s'en tamponne le coquillard et préfère noyer son spleen dans des cocktails de codéine et de trichloréthylène. On n'est pas sérieux quand on a dix-sept ans !

Mais ne va pas croire que ce n'est qu'une vallée de désolation ! Quand elle y met du sien, les printemps y sont doux et verdoyants. Le Soleil y fait même escale en été, réchauffant le flanc des collines, apportant avec lui sa cohorte de marins d'eau douce venus du Plat Pays et des Pays-Bas. La région pouvait d'ailleurs s'enorgueillir de figurer bien notée dans le guide du routard de la Wehrmacht en 1940. Elle inspira en son temps Verlaine et Rimbaud. Les deux poètes vagabonds avaient beau se déchirer à l’absinthe et tirer sur la pipe en bambou ; pour ce qui est de la poésie, on ne faisait pas mieux.

Et puis Arthur, c'est l'enfant du pays ; le régional de l'étape. Charleville-Mézières en est fière de son gamin. Tellement fière qu'aujourd'hui, elle le décline à toutes les sauces. Du Rimbaud, en veux-tu en voilà : le quai Rimbaud, la cuvée d'Arthur (bière triple 9°), la table d'Arthur (je te conseille sa délicieuse bavaroise de chou-fleur et copeaux de haddock), la librairie Rimbaud, la mèche d'Arthur (shampoing coupe brushing : 28 euros), le collège Rimbaud, le bar Rimbaud, la lunetterie Rimbaud... Arthur est à Charlestown ce qu'Elvis est à Memphis. Une tête de gondole ! Il aurait pu tout aussi bien vendre des anals plugs au sex-shop de la Place de l'Agriculture ou des kebabs chez les Turcs de la rue du Faubourg de Pierre, tout auréolé qu'il est d'une gloire immuable.

Mais Charlestown a beau irradier sous la lumière de l'homme aux semelles de vent, jouer les badauds ivres sur la Place Ducale (place qui servit de modèle à la célèbre Place des Vosges de Paris ; ce que les Carolos ne manqueront jamais de te préciser, non sans fierté), se féliciter de l'existence de son Cabaret Vert (festival de musiques amplifiées qui tire son nom d'un célèbre poème de qui tu devines), se gargariser de son festival mondial et intergalactique des théâtres de marionnettes... Elle n'est au fond que l'arbre qui cache la forêt. Celle d'une vallée qui a abdiqué, où les douleurs restent muettes, les légendes tenaces et les malédictions bien ancrées.

Welcome in Arduinna !

*La cacasse à cul nu est une préparation culinaire, un « plat du pauvre » à base de pommes de terre et d'oignons, cuits dans une cocotte frottée au lard.

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