Rêverso

4 minutes de lecture

À l’embouchure où la Semoy prenait son élan avant de se jeter à corps perdu dans la Meuse, Berry ouvrit les yeux. Ici même, près de la Racine, où elle s’était réveillée le matin du 4 août, couverte de sang et la mémoire en berne. Quelque chose clochait cependant et attira son attention : Les eaux pourpres de la rivière qui charriait dans son lit des branches mortes et de l’écume blanche, ne coulaient pas en direction du fleuve, mais d’aval en amont. Au loin, elle aperçut au-dessus de la canopée, un escadron d'oies bernaches qui volaient à rebours vers l’Est, là où le Soleil matinal se recouchait derrière les collines, cédant sa place à la nuit étoilée. 

Inexplicablement, le cours du temps s’était inversé. 

Elle se leva alors et partit à reculons, longeant la rivière, dans les hautes herbes couchées qui se redressaient dans son sillage. Devant le spectacle insolite de cette nature à rebrousse-temps, Berry semblait contemplative. Et à l’émerveillement se mêla une impression de déjà-vu. Des guirlandes de lampions en papier bariolé, dans lesquels la cire chaude remontait le long des bougies, égayaient les arbres de leurs flammes frémissantes. 

Marche arrière toute, elle traversa la rivière à gué puis coupa à travers bois pour remonter le champ des collines et le fil du temps. Elle aperçut au loin les lueurs d’un brasier ravalant une épaisse colonne de fumée tandis qu’un pic vert, au rire moqueur reverse et dissonant, pleupleutait et tambourinait du bec sur l’écorce d’un tronc. 

Le sentier de terre sous ses pieds devint plus abrupt et minéral. Elle tourna la tête et put contempler, à quelques pas de là, les imposantes colonnes de quartzite du Roc la Tour, appuyées les unes contre les autres et enluminées sous la Lune rousse. Au cœur du site, sur la platelle, gisait le corps d’un homme dans une mare de sang, le visage dissimulé sous une cagoule en laine et les tripailles à l’air. L'odeur prégnante de viande maturée que dégageait le cadavre lui caressa les narines, exhumant des souvenirs qu’elle croyait enfouis. Comment avait-elle pu oublier cet homme ? Celui-là même qui était entré dans sa chambre cette fameuse nuit, l'oppressant de ses mains poisseuses et de sa respiration haletante. 

  • ? ǝʌı̣ɹɹɐ'ɯ ı̣nb ǝɔ-ʇsǝ'nÒ ¡ nǝı̣ꓷ uoɯ ɥO, s'exclama-t-elle en découvrant la pilosité abondante qui s’était propagée sur ses avant-bras. 

Elle constata, désemparée, que des poils avaient aussi poussé sur ses jambes et sur son visage. Elle tira sur le col de sa liquette et poussa un cri d’effroi devant ses épaules et sa poitrine pileuses. 

Une crampe abdominale soudain lui transperça le ventre. Elle se laissa choir sur les genoux, au pied d’une épaisse et répugnante flaque de gerbe macérée sur le sol, qui remonta dans sa bouche en un jet. Elle ingurgita le tout d’une traite, remplissant son jabot, le cœur au bord de la nausée. Elle sentit ses muscles se tendre et son pouls battre la chamade sous ses tempes rousses ; elle put presque entendre les os de sa mâchoire craquer. Ses yeux se révulsèrent et son corps tombé en digue-digue fut secoué de décharges électriques, brusques et excessives tandis qu’à l’extrémité de ses allonges velues apparurent de longues griffes acérées. 

Tenaillée par la douleur, elle hurla si fort qu’elle n’entendit pas ce maudit pic vert goguenard qui continuait de marteler le bois mort de plus belle. 

***

Berry se réveilla, tirée des abîmes par le toc-toc qui frappait à la porte de sa chambre. La jeune fille déboussolée était en sueur, les draps collés sur sa peau. Elle fut soulagée de constater que celle-ci était à nouveau glabre et satinée. Elle se leva doucement et alla ouvrir. C’est le visage de Gervais, tout sourire, qui apparut derrière l’embrasure de la porte : 

  • Tout va bien ? demanda le mielleux. 
  • Quelle heure il est ? bâilla-t-elle, surprise de cette visite impromptue. 
  • Il est minuit passé. Dis voir, ma belle ! Tu as quelque chose de prévu demain soir ? 
  • Bin non ! Je suis punie jusqu’à nouvel ordre. Tu devrais le savoir. 
  • C’est dégueulasse ! feignit-il l’indignation. J’ai parlé pour toi à ce vieux con de Chaval mais il n’a rien voulu savoir. Alors écoute ! je t’attendrai, demain à 23 heures, derrière le cimetière, à côté du conteneur à verre. Démerde-toi comme tu veux ! On s’fait une virée. Ça te dit ? 
  • Je ne sais pas, tenta-t-elle d’objecter. 
  • Fais-moi confiance ! lui jeta-t-il un clin d’œil complice et appuyé. J’ai une surprise pour toi et tu n’seras pas déçue. Enfin, j’espère... 

Berry, intriguée, sembla mordre à l’hameçon et esquissa un sourire à l’éventualité d’une escapade nocturne et improvisée. 

  • En attendant, je compte sur ta discrétion, conclut Gervais en posant son index sur la bouche. Pas un mot à personne, hein ! 

Il referma délicatement la porte après lui avoir souhaité une bonne nuit et reprit sa ronde, impatient de retrouver sa bouteille de sky pour noyer ses remords. 

Les dés étaient jetés et l’éducateur, contrairement à Berry lorsqu’elle rêvait, ne pouvait plus reculer.

Annotations

Vous aimez lire Guy le Flache ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0