La place Ducale est dans la place, tout baigne !

7 minutes de lecture

Le commandant Bellocq fut réveillé à 8 heures par la sonnerie de son téléphone portable. Il avait les hublots ensablés et mit un peu de temps avant d’émerger et de constater que Jessica s’était absentée de l'appartement en laissant la chambre en l’état : lampes de chevet renversées, tringle à rideaux décrochée, deux oreillers éventrés et un tapis de plumes d’oie éparpillé sur la moquette au milieu d’un restant d’une pizza quatre fromages et de quelques cadavres de Pouilly-Fumé. Témoin des ébats débridés du flic et de sa dulcinée, la pièce n'était plus qu'un champ de ruine. 

Il se redressa pour attraper son bavard sur la table de nuit. 

  • Ici Bellocq. À qui ai-je l’honneur ? décrocha-t-il en le collant à son oreille. 
  • Bonjour Commandant, ici Dax. Je vous réveille ? J’ai une bonne nouvelle : la chaussure retrouvée dans le cabanon du charbonnier appartenait bien à Freddy Van Buick. On suppose qu’il en est de même pour la cagoule et le téléphone portable. C’est un appareil jetable prépayé. 

Bellocq resta un moment silencieux, se demandant quel pouvait être l’utilité de porter une cagoule en laine en cette saison. 

  • Vous avez extrait les données du téléphone ? rebondit-il. 
  • Impossible. Il est verrouillé par un mot de passe. Et la perquisition numérique risque de prendre du temps ; les centres d’extraction de données sont tous saturés depuis l’état d’urgence. Nous ne sommes pas prioritaires et je ne suis pas sûr que le procureur ait la patience d’attendre. Il est à deux doigts d’enterrer l’enquête. 
  • Quoi ? bondit Bellocq. 
  • Il ne décolère pas depuis la fusillade. Le juge lui met la pression, la maire et le député s’en mêlent ; tout ce petit monde veut en finir, et vite. Ils ont l’intime conviction que c’est bien Jean-Jean qui a tué Freddy ; son expédition à l’église et les affaires retrouvées chez lui sont, pour lui, les preuves irréfutables de sa culpabilité. De plus, il possédait un chien et a avoué, devant témoins, qu’il était présent sur les lieux au moment du meurtre, non ? 
  • Mais les empreintes de dents sur le cadavre, le sang retrouvé… rien ne correspond. Les analyses sanguines ont conclu que le charbonnier était O+. 
  • Il faut croire que la logique et la politique ne font pas bon ménage. 

Après un long silence de réflexion, Bellocq poursuivit : 

  • Il y a peut-être une solution mais il va falloir faire vite. Vous avez toujours le téléphone à la brigade ? 
  • Oui. Mais il va être mis sous scellé et sera envoyé avec les autres pièces à conviction vers une unité de stockage sécurisée. Pourquoi ? 
  • C’est l’affaire d’une heure si tout va bien. Passez me prendre ici, avec le téléphone ! Prenez une voiture banalisée, surtout pas de disco 22 ! Et venez en civil ! Je vous attends. 

***

Les cafetiers de la place Ducale de Charleville avaient déjà installé leur terrasse et déployé les parasols tandis que le soleil matinal pointait le bout du nez au-dessus des toits d’ardoises bleues. Sa lumière chaude révélait l’éclat des pierres jaunes et des briques rouges des somptueux bâtiments. Sur le terre-plein central, les chevaux de bois du carrousel pionçaient encore sous leur bâche et la Plage Ducale attendait les premières heures de l‘après-midi avant que ses transats plantés dans le sable brûlant et ses animations d’eau soient pris d’assaut par la marmaille. En attendant, le silence apaisant était à peine perturbé par le vrombissement des balayeuses de voirie qui s’affairaient à nettoyer les pavés et à rendre tous ses apparats à la majestueuse dame. 

Dax et Bellocq étaient attablés à la terrasse du café “Ô Temple”, savourant leur deuxième caoua de la journée. Sur les conseils avisés du commandant, l’officier avait tombé l’uniforme pour un pantacourt couleur camel, des sandalettes en cuir et un tee-shirt Fruit of the Loom qui n’entamaient en rien son autorité naturelle.

  • On attend qui ? s’impatientait-il tandis que le carillon de l’horloge de la mairie annonçait 9 heures pétantes. 
  • Mic la Police, un collègue. Justement le voilà, pile à l’heure ! répondit Bellocq en désignant un grand et solide gaillard aux larges épaules qui traversait la place dans leur direction. 

Le collègue en question, plutôt baraque, avait une barbe rousse taillée en carré et le crâne rasé. Il semblait sortir tout droit d’un polar français des eighties, avec ses Ray-Ban Aviator, ses Stan Smith blanches, son jean moule-burnes et poutre apparente et son gilet en cuir sans manche enfilé par-dessus un tee-shirt noir floqué Metallica

  • Messieurs, les salua-t-il à la volée. 
  • Salut vieille couille, répondit Bellocq tandis que le capitaine Dax, plus réservé, se contentait d’un léger hochement de tête. 

Mic la Police s’affala sur le rotin du fauteuil de bistrot, en face des deux hommes. 

  • Il paraît que t’es pressé, Gitan ? entra-t-il dans le vif du sujet. 

Bellocq se tourna vers le gendarme ; ce dernier fouilla dans son body bag et en sortit le fameux téléphone soigneusement emballé dans une pochette plastique. Il le glissa discrètement à Mic la Police par dessous la table qui l’observa scrupuleusement quelques secondes, sans le déballer. 

  • C’est un mobicarte ? Le temps de faire l’aller-retour jusqu’au commissariat… Disons : trente minutes. Ça ira ? annonça le costaud. 
  • Perfect ! acquiesça Bellocq. 
  • En attendant, profitez du beau temps pour faire un peu de tourisme ! plaisanta Mic sur le départ. 
  • Il est fiable ? demanda le capitaine au commandant tandis que le barbouzard s’éloignait. Je tiens à ce téléphone comme à la prunelle de mes yeux. 
  • Mic ?! Il a bossé avec moi deux ans au SRPJ de Reims ; c’est un bon flic qui me doit quelques menus services. Il s’est fait muter à la BAC de Charleville après quelques démêlés avec sa hiérarchie et les bœuf-carottes. Mais pour ce genre de taf, c’est le meilleur. 
  • Quel genre de taf ? vous pouvez m’expliquer enfin ce qu’on fait là ? s’agaça le capitaine. 
  • Vous avez entendu parler du KIOSK ? 
  • Non. 
  • C’est une bécane qui a été conçue par une entreprise israélienne et qui peut aspirer les données d’un téléphone, même verrouillé, en moins de dix minutes. Le dispositif est en cours de déploiement, à titre expérimental, dans quelques commissariats en France. Peu en sont équipés pour le moment. Mais nous avons de la chance : la maison pouleman à Charlestown en possède un. 
  • Il faut une autorisation du juge, je suppose. 
  • En temps normal, c’est préférable. Et c’est là qu’intervient Mic la Police. Quand je vous dis que c’est le meilleur pour ce genre de taf. Dans une demi-heure, le téléphone de Freddy nous aura révélé ses ultimes petits secrets avant de regagner la brigade, ni vu ni connu. 

***

Après avoir réglé leur consommation, Dax et Bellocq décollèrent de la terrasse du café et empruntèrent la rue du Moulin jusqu’à la presqu'île, au bord de Meuse où se dressait fièrement le musée Rimbaud. C’est là que Charleville avait panthéonisé son illustre poète, quand bien même le génie libertaire n’éprouvait que répugnance et aversion pour les bourgeois de cette ville. À vingt ans, le rimailleur était parti voir ailleurs si j’y suis, direction l'Afrique sous de tristes tropiques, pour ne plus y remettre un pied, le gauche en l’occurrence. Après maintes pérégrinations en tant que négociant en quincaillerie et trafiquant d'armes, Arthur, rongé par une vilaine gangrène abyssinienne, avait fini par perdre une de ses semelles de vent à l'hôpital de la Conception de Marseille. 

Les charmes noirs, le long du quai, offraient une parenthèse ombragée sous la chaleur estivale. Seul le belvédère, absolument moderne tout en laideur et en béton armé dénaturait le cadre bucolique. Les deux policiers passèrent le ponton du Vieux-Moulin et posèrent leur cul sur un banc. Il était convenu avec Mic la Police de ne pas se donner rendez-vous deux fois au même endroit. 

Les minutes à attendre s’étirèrent et le capitaine Dax semblait perdre patience. 

  • Détendez-vous ! Tout va bien se passer ? tenta de le rassurer Bellocq. 
  • Tant que je n’aurai pas remis le biniou à la brigade, je ne serai pas tranquille. Depuis l’enterrement de Freddy Van Buick, le procureur ne nous lâche pas d’une semelle. 
  • Saviez-vous que Mic la Police avait serré Bob Dylan ? lui demanda Bellocq, histoire de le distraire et de lui changer les idées. 
  • Le chanteur ?! 
  • Himself ! Il vous raconterait certainement l’anecdote mieux que moi. Durant une nuit de patrouille, lui et ses hommes auraient interpellé un homme qui tentait d’escalader le mur du cimetière de la ville. C’était mister Tambourine Man en personne qui voulait se recueillir sur la tombe de Rimbaud, incognito. À part Mic, personne ne l’avait reconnu. Bobby, parait-il, avait plus la dégaine d’un clochard qui cherche un endroit pour dormir, que celle d’un prix Nobel. 
  • Le voilà ! l’interrompit le capitaine, soulagé. 

Mic la Police arriva d’un pas alerte et vint s’asseoir directement à côté des deux hommes. Il leur tendit une large enveloppe en papier kraft puis le cellulaire que le capitaine s’empressa de remettre dans son body bag

  • Ça s’est bien passé ? s’enquerra le commandant. 
  • Un jeu d’enfant, Gitan. La ligne a été ouverte depuis peu ; il n’y avait pas grand-chose à en tirer. À mon avis, votre gars est un prudent qui change régulièrement de téléphone. J’espère vous avoir été utile. 

Le Gitan décacheta l’enveloppe et jeta un œil rapide sur son contenu. 

  • Tu n’imagines même pas ! le félicita Bellocq en lui tendant discrètement deux biftons de cinquante. 
  • Si vous désirez autre chose, n’hésitez pas à m’appeler ! renchérit le cop carolo. En ce moment, j’ai des super blousons en cuir tombés du camion. Je peux aussi vous avoir des cartouches de clopes ou des certificats médicaux pour vos arrêts de travail. 
  • Ça ira comme ça ! le stoppa le capitaine, excédé. Allons-y, Commandant ! Nous n’avons plus de temps à perdre.

Annotations

Vous aimez lire Guy le Flache ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0