Enlever, c'est pesé !

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Après le roulement d’équipe, le matin même, Gervais regagna le domicile conjugal aux alentours de 8 heures et monta directement dans sa piaule pour étaler sa viande et rattraper son cycle de sommeil ; la nuit avait été courte. Il écrasa la bulle aussi sec puis se releva aux alentours de 14 heures. Il se fit couler un café noir bien serré, alluma son écran plat sur BFM et balança un œil sur son téléphone. Il y avait un appel en absence d’un numéro masqué et aucun message sur la boite vocale. C’était certainement un de ces maudits démarcheurs à l’accent prononcé qui voulait le harponner et lui proposer encore une baisse sur ses factures de gaz et d’électricité. Pendant ce temps, la chaine info en continu annonçait le retour prochain du masque obligatoire en ville, COVID oblige, et une alerte aux orages en fin de soirée sur les trois quarts du Grand Est. 

Il passa le restant de l’après-midi à tourner en rond, la boule au ventre, redoutant le soir venu. Pour tuer le temps, il ressortit sa vieille Takamine. En bon guitariste de feu de camp, il ne connaissait que deux morceaux à trois accords, mais faire ses gammes avait au moins le mérite de lui occuper l’esprit et d’atténuer son envie de boire. L’abstinence était préférable, ce soir, pour garder le contrôle des opérations. 

Puis à 23 heures, ne pouvant retarder l’échéance, il décolla de la maison sans avoir soupé, prétextant à Concetta, sa compagne, que la chaleur lui coupait l’appétit. 

- Par contre, elle t'empêche pas de picoler, avait-elle répliqué sèchement. 

Le bougre lui avait menti en déclarant se rendre à Charlestown pour boire un coup avec quelques collègues à “la Péniche”, un estaminet flottant à quai, le long des berges, où les Carolos venaient s’encanailler à coups de Saint-Bernardus, de Rochefort ouite et de flammekueches au maroilles. Résignée, Concetta n’avait même pas cherché à l’en dissuader. “Vai foder a tua puta !” avait-elle probablement juré intérieurement. Cela faisait déjà plus d'un an qu’il n’était que de passage à la maison, entre ses réunions hebdomadaires, ses virées nocturnes et ses multiples coups de canif dans le contrat de mariage. Madame avait la cornette et ne se formalisait plus depuis longtemps. Et la cohabitation imposée H24 pendant le confinement de printemps avait été un désastre bien pire encore, nourrie d'engueulades incessantes, de verre brisé et de silences pesants. Il était bien loin le temps du bonheur partagé sous le soleil de Portimão, où les deux tourtereaux s’étaient rencontrés, il y a plus de dix ans. Ils avaient vécu au Portugal les plus belles années de leur histoire avant de revenir s’installer en France. Les promesses d’un amour absolu s’étaient émoussées au fil du temps. Gervais, pochard et volage, avait été rattrapé par ses vieux démons tandis que Concetta , désabusée, ne nourrissait plus que du mépris pour cet homme qu'elle avait un jour aimé. 

Le Soleil avait fini par plier les voiles à 20 heures 54. Et deux heures plus tard, profitant de la nuit tombée, Gervais gara son Multipla, rue de la Promenade, à côté du cimetière. Le parc des refroidis donnait juste derrière celui de l’orphelinat et les rues loin du centre n’étaient pas très fréquentées ; fort heureusement car il était difficile pour une voiture aussi moche de passer inaperçue. Dans l’éventualité d’un contrôle inopinée de la maréchaussée, l’éducateur, prudent, avait chargé quelques cadavres de bouteilles dans le coffre, pour justifier sa présence tardive près du conteneur à verre. 

23 heures 15 : l’attente était interminable et tandis que son palpitant battait presto, le vent du Nord avait tourné, éclipsant les étoiles sous un ciel cotonneux. Mais Gervais, rongé par la crainte que Berry ne renonce ou qu’elle ne se fasse pincer par Marie-Delphine, se foutait pas mal de la météo. 

Et tandis qu’il redoutait le pire, il distingua enfin une frêle silhouette portant un sweat rouge à capuche escalader par-dessus le muret. C’était bien elle ! Gervais poussa alors un ouf de soulagement et lui fit un appel de phare pour signaler sa présence. La silhouette hésita un instant puis se dirigea vers le véhicule et ouvrit la portière côté passager. 

  • La galère ! s’exclama Berry en se laissant tomber sur le siège. Marie-Delphine montait la garde. J’ai dû me barrer par la fenêtre de la chambre et descendre par la gouttière. J’espère que ça en valait la peine. 
  • J’ai bien cru que tu ne viendrais pas, rétorqua-t-il, le bec enfariné, ne feignant pas la joie de la voir enfin. 
  • Alors ?! C’est quoi cette fameuse surprise ? insista la curieuse. 
  • C’est la nuit des étoiles filantes aujourd’hui, lui annonça-t-il. Tu connais la Tour du Millénaire* ? Le point le plus haut des Ardennes. Je t’emmène là-bas ; on aura une vue imprenable pour admirer le spectacle. 
  • Imprenable, C’est vite dit ! Tu as vu le temps ? Ça se couvre, on dirait. 
  • T’en fais donc pas pour ça ! balaya-t-il d’un revers le manque d’enthousiasme de la jeune fille. 

Avant d’ajouter : 

  • Je dois juste récupérer vite fait un truc chez un pote. C’est sur la route ; ça ne prendra que cinq minutes. 
  • Bah, tant que je suis rentrée avant 7 heures demain matin. En tout cas, merci, ajouta-t-elle en posant sa tête sur son épaule, c’est gentil de me sortir. 
  • Y a pas d’quoi ! 
  • Tu es la seule personne, ici, qui m’a toujours accordé un peu d’attention. Je t’aime bien, tu sais ? 
  • Mets ta ceinture au lieu de dire des bêtises ! balbutia le patte-velu. 

Il repoussa délicatement la tête de la jeune fille, pas fier de la sournoise manœuvre qui l’avait attirée dans ses filets. La confiance que Berry lui témoignait le renvoyait à sa propre ignominie, à sa veulerie crasse. À ce moment précis, il était à deux doigts de lui avouer la vraie raison de cette escapade. Il aurait voulu hurler et lui ordonner de fuir mais sa couardise reprit bien vite le dessus. Il jeta un coup de périscope aux alentours, s’assurant que personne ne les avait vus, puis démarra en trombe. Et tandis que la Fiat s’éloignait dans la nuit, emportant Berry vers son funeste destin en direction de la ferme des Van Buick, le ciel s'assombrit encore. Avis de tempête : Le grain menaçait, annonçant la fin de la canicule. 

***

Berry avait vu juste : sitôt leur départ, les premières grosses gouttes éparses commencèrent à frapper sur le bitume et sous le ciel bas chargé de cumulonimbus, les arbres sur les collines se mirent à se balancer sous des rafales de force 7. En quelques minutes, une pluie diluvienne s’abattit, dessinant des voiles d’eau et les embruns, fouettés par la tempête, tourbillonnèrent au-dessus de la canopée. Un vrai bouillon de chien ! Le paysage sembla disparaître sous l’épaisseur du déluge. Puis le ciel se mit à gronder, tout autour, et un éclair dantesque frappa sur le sommet des crêtes. C’était l’apocalypse, maintenant ! 

*La Tour du Millénaire, située sur le plateau de la Croix-Scaille, point culminant du versant méridional du massif ardennais, avec 504 mètres d'altitude, à la frontière franco-belge, est une structure métallique de 47,6 mètres de haut.L'édifice ressemble à un sablier avec les six douglas de 32 mètres et comporte deux escaliers en colimaçon étant reliée à l'édifice à l'aide de trois passerelles en acier

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