Dîner au Tchar Scaille

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Le long d’une route forestière étroite et accidentée se trouvait un chalet aux grandes baies vitrées. Ici, à la lisière entre deux mondes, les bourrins ardennais taillés comme des buffles chillaient dans les verts pâturages en haut desquels se dressait un étrange amoncellement de pierres. Les jours de solstice, la lumière du Levant irradiait pile-poil entre les lourds appuis empilés de ce chariot de schiste.

Une fois franchie, la porte d’entrée de l’auberge ornée de cornes de cerf faisait face à un imposant Soleil en laiton suspendu au-dessus de grandes tables dénudées. Sur les murs de la salle alliant la rusticité du bois et la modernité de l’acier, peuplaient d’étranges squelettes mi-hommes, mi-bêtes figés dans une danse macabre et païenne.

Jessica avait promis au Gitan du dépaysement. Il ne fut pas déçu.

  • Solut Philippe ! claqua–t-elle deux bises au maître des lieux, un homme robuste à la barbe tressée et aux longs cheveux argentés, vêtu d’une chemise blanche et d’une culotte de peau à bretelles.
  • Salut Freyja ! Tu vas bien, ma belle ? lui renvoya-t-il la politesse avant de les inviter à s’asseoir.

Les tourtereaux commandèrent deux hypocras*pour ouvrir les festivités.

  • Ça vient d’où, Freyja ? s'étonna le commandant, une fois le chaman reparti en cuisine.
  • Freyja ? C’est la déésse de l’amour, du séxe et d’la beauté dans la mythologie nordique.
  • Waouh ! Rien qu’ça !?
  • C’est aussi la déésse d’la fértilité, ajouta-t-elle, la mine basse et assombrie.
  • Ça va pas ? s'inquiéta le commandant auquel l’humeur changeante de la demoiselle n’avait pas échappé.
  • C’est rin ! Juste un p’tit coup d’blouze ! concéda-t-elle.

Un ange passa avant que le taulier ne revienne, déposant sur la table une large planche sur laquelle reposaient des pièces de cochon roses et grillées, accompagnées d’une farandole de bols remplis de légumes de saison qu’on partageait ici sans faire de manières : chips de topinambour, lentilles à la Chimay, racine de raifort et risotto de blé vert…

  • Tu peux pas planter ta graine ? remit-il le malaise sur le tapis.
  • Hein ?!
  • Bah, tu vois c’que je veux dire : le polichinelle dans l’tiroir, l’omelette soufflée, la maladie d’neuf mois... C’est ça qui t’tracasse ?
  • On peut rin d’cacher !
  • Déformation professionnelle. Excuse-moi si j’manque de tact !

Jessica lui raconta alors comment sa dernière histoire d’amour s'était soldée, un beau matin, par un message lapidaire tagué au lipstick par son ex sur le miroir de la salle de bain : “Adieu ! Je te quitte”. Après deux ans d’une relation presque sans ombrage, son mec avait fini par mettre les voiles pour se trouver une autre poule pondeuse. Jessica, elle, avait les ovaires en berne. Un vice de fabrication diagnostiqué il y a cinq ans qu’elle avait pourtant tenté de pallier par un traitement hormonal et quatre fécondations in-vitro. Mais rien à faire, le flux migratoire des cigognes n’avait jamais daigné survoler la région. Elle avait alors accepté l’échec et fait le deuil de sa maternité, convaincue que sa valeur ne dépendrait pas du bon fonctionnement de son utérus, confortée de ne jamais connaitre les désagréments des nuits blanches, des vergetures sur les blagues à tabac et des couches-culottes remplies de merde. Et puis sept milliards d’individus sur Terre, c’était déjà bien assez ! Mais au fond, le sentiment de ne pas être une femme accomplie la poursuivait. Aucun môme sur ce foutu caillou ne l'appellerait "maman". Ni aujourd’hui, ni demain.

Malgré ces quelques confidences auxquelles il ne fut pourtant pas insensible, Bellocq trouva inutile d’exprimer sa compassion. Jessica n’avait certainement pas envie qu’on lui serve du « ma pauvre ! comme j’te plains » ; ces expressions convenues que les spécialistes autoproclamés de l’empathie avaient déjà dû lui asséner un million de fois.

  • J’suis bien avec toi… ma ket ! se contenta-t-il de combler le silence.
  • Je sais, sourit-elle en lui prenant la main.

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