Partie 2

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5. Marketing : Confession d'un dealer digital en Massimo Duti

"J'ai vendu mon âme au diable digital. Il m'a payé en metrics et en dopamine. J'attends toujours le remboursement spirituel."

5.1 L'overdose métrique : Quand les KPIs deviennent de la kétamine professionnelle

Parlons chiffres. Les chiffres, c'est ma came. Mon crack. Ma raison de me lever le matin et mon Xanax pour m'endormir le soir. 72% des organisations utilisent l'IA. 69% des marketeurs l'ont intégrée dans leur stack. 94% s'en servent quotidiennement. On nage dans les pourcentages comme Scrooge McDuck dans ses pièces d'or.

Mais laissez-moi vous révéler le secret le mieux gardé du marketing moderne : personne ne sait vraiment ce que ces chiffres veulent dire.

"On a augmenté notre engagement de 234% !" Super. L'engagement de quoi ? Des bots ? Des click farms au Bangladesh ? De vrais humains qui s'intéressent vraiment à votre marque de dentifrice révolutionnaire ? On s'en fout. Le chiffre est beau. Le client est content. Le PowerPoint brille.

J'ai participé à une réunion – une de ces réunions où tout le monde porte des sneakers à 300 euros pour avoir l'air "cool" et "disruptif" – où on a célébré pendant une heure le fait d'avoir atteint 10 millions d'impressions. DIX MILLIONS ! Champagne ! (Enfin, kombucha bio, on est dans le marketing moderne).

Puis quelqu'un, un stagiaire probablement suicidaire professionnellement, a demandé : "Et ça a généré combien de ventes ?"

Silence. Le genre de silence qui suit une flatulence dans un ascenseur.

Parce que voilà le sale petit secret : on avait généré exactement... trois ventes. TROIS. Pour un budget de 50K. Ça fait 16 666 euros la vente. Pour un produit à 29,99 euros.

Mais les IMPRESSIONS ! Dix millions ! On a touché 10 millions de personnes ! Sauf qu'on les a touchées comme une plume touche un rhinocéros. Aucun impact. Aucune trace. Aucun souvenir.

Les budgets marketing sont tombés à 7,7% du CA. Plus bas niveau depuis qu'on mesure ce genre de trucs. Avant la pandémie, on était à 11%. Mais devinez quoi ? La part du paid media explose : 27,9% du budget. On donne notre fric à Google et Meta comme des junkies qui filent leur salaire à leur dealer.

Le pire ? On ne contrôle même plus nos campagnes. Smart Bidding, Advantage+, Performance Max – des noms qui sonnent comme des compléments alimentaires pour sportifs dopés. Ces systèmes promettent -20 à -30% sur les coûts d'acquisition. Génial ! Sauf qu'on ne sait plus :

  • À qui on parle
  • Pourquoi ils achètent
  • Comment les retenir
  • Ce qui marche vraiment

On est devenus des opérateurs de machines qu'on ne comprend pas. Des pilotes d'avions en pilote automatique permanent. Des DJs qui appuient sur play et regardent l'algorithme mixer.

5.2 ChatGPT et la grande masturbation du contenu

  1. L'année où tout le monde est devenu "créateur de contenu". Mon boulanger a un blog. Mon dentiste fait des TikToks. Ma mère publie sur Instagram (kill me now).

Pourquoi ? ChatGPT. Cette putain de révolution qui a transformé chaque marketeur moyen en Shakespeare sous stéroïdes. "Regardez, j'ai généré 200 articles en une heure !" "J'ai créé 1000 variations d'email !" "Mon IA a écrit ma stratégie de contenu pour 2025 !"

Super. Sauf que...

Sauf que tout le monde fait pareil. Résultat ? Un océan de médiocrité homogénéisée. Des millions d'articles qui disent la même chose avec des mots légèrement différents. C'est l'équivalent digital de la musique d'ascenseur : ça remplit l'espace, ça fait du bruit, mais personne n'écoute vraiment.

"200 articles en une heure. Bravo. Tu as transformé le web en photocopieuse de la médiocrité."

J'ai fait un test. J'ai demandé à ChatGPT d'écrire un article sur "Les 10 meilleures pratiques du marketing digital en 2025". Puis j'ai demandé la même chose à Claude, Gemini, et Perplexity. Vous savez quoi ? Les quatre articles étaient identiques à 80%. Mêmes points. Même structure. Même ton corporate-friendly-mais-engageant.

C'est ça le futur du contenu ? Un écho infini de la même médiocrité optimisée ?

Le vrai drame, c'est qu'on a oublié pourquoi on créait du contenu. Pas pour remplir un calendrier éditorial. Pas pour satisfaire l'algorithme SEO. On créait du contenu pour CONNECTER. Pour raconter une histoire. Pour faire ressentir quelque chose.

L'IA peut générer 10 000 variations de "5 conseils pour mieux dormir". Mais elle ne peut pas raconter l'insomnie d'un père qui veille son enfant malade. Elle peut écrire des descriptions produits optimisées. Mais elle ne peut pas capturer le frisson de déballer un cadeau qu'on attend depuis des mois.

Mon moment de lucidité est venu quand j'ai reçu un email de prospection. Bien écrit, personnalisé, mentionnant mon dernier post LinkedIn. J'allais répondre quand j'ai remarqué une tournure de phrase bizarre. J'ai copié-collé dans Google. 147 000 résultats. Le même email, avec des variations mineures, envoyé à des milliers de personnes.

C'est ça, l'hyperpersonnalisation ? De la production de masse déguisée en attention individuelle ?

5.3 Les fails épiques qu'on préfère enterrer

Laissez-moi vous raconter les histoires qu'on ne met pas dans les case studies.

McDonald's et l'IA affamée. Ils installent un système de prise de commande automatisé au drive. L'idée : réduire les coûts, améliorer l'efficacité. La réalité : des clients qui reçoivent 200 McNuggets, des commandes de 2000 euros, l'IA qui insiste pour ajouter du bacon à un McFlurry. Les vidéos deviennent virales. Bad buzz monumental. Expérience annulée.

Mais attendez, ça devient mieux.

Air Canada. Leur chatbot promet un remboursement à un client endeuillé. Problème : cette politique n'existe pas. Le chatbot l'a inventée. Hallucinée. Le client porte plainte. Il gagne. Le tribunal statue : votre IA vous représente légalement. Si elle ment, vous payez.

C'est le nouveau monde juridique : les entreprises sont responsables des hallucinations de leurs IA. Imaginez être condamné pour les rêves de votre chatbot.

Et mon préféré, le cookie-gate de Google. 2019 : "On va tuer les cookies tiers !" 2020 : "En 2022 !" 2022 : "En 2024 !" 2024 : "En fait... user choice !" Traduction : on abandonne. Les cookies restent.

Cinq ans de communication sur la privacy pour... rien. Zéro. Nada. C'est du privacy theater de haute volée. On fait semblant de protéger les données tout en continuant le tracking. C'est hypocrite ? Oui. C'est efficace ? Terriblement.

5.4 Pourquoi je continue ce cirque (une auto-analyse thérapeutique)

Alors pourquoi ? Pourquoi je continue à faire ce métier qui me dégoûte autant qu'il me fascine ?

Première raison : l'argent. Soyons honnêtes. Le marketing paie bien. Très bien. Obscènement bien parfois. J'ai des enfants à nourrir, une femme qui aime les voyages, et une addiction aux livres premiers éditions. Ça coûte.

Deuxième raison : l'adrénaline. Lancer une campagne, c'est comme jouer au casino avec l'argent des autres. Tu mises gros, tu regardes les metrics en temps réel, ton cœur s'accélère. Ça marche ? Euphorie. Ça foire ? Tu pivotes (mot magique du marketing moderne qui veut juste dire "on a merdé mais on va essayer autre chose").

Troisième raison, la vraie : je crois encore qu'on peut faire du marketing éthique. Oui, je sais, c'est comme croire qu'on peut faire de la politique honnête ou du journalisme objectif. Mais j'y crois.

Je crois qu'on peut utiliser les outils sans devenir des outils. L'IA peut analyser, pas décider. Les données peuvent informer, pas dicter. Les algorithmes peuvent suggérer, pas imposer.

J'ai quelques clients – pas beaucoup, mais quelques-uns – qui comprennent ça. Qui veulent créer de la vraie valeur, pas juste extraire de la value. Qui pensent long terme, pas prochain quarter. Qui voient leurs clients comme des humains, pas des wallets ambulants.

Pour eux, je fais du vrai marketing. Du marketing qui raconte une histoire vraie. Qui crée une connexion authentique. Qui respecte l'intelligence du consommateur.

C'est rare. C'est dur. C'est souvent moins rentable à court terme. Mais c'est ça qui me fait continuer.

Ça, et le fait que j'ai développé une expertise tellement spécifique que je ne sais rien faire d'autre. Mais ça, c'est une autre histoire.

"Le marketing vendait du rêve. Maintenant il vend de la prédiction. C'est plus rentable. C'est moins humain."

6. Ma famille : Étude ethnographique du foyer 2.0

"Ma mère a mis 60 ans à faire confiance aux gens. Elle a mis 6 mois à faire confiance aux influenceurs."

6.1 Ma mère, ou la métamorphose digitale de Samsa version marocaine

Kafka n'aurait pas pu imaginer transformation plus radicale. Ma mère, 63 ans, est passée en cinq ans de "Internet c'est le diable" à "Regarde cette influenceuse qui fait le meilleur tajine, je lui ai envoyé un DM."

Un DM. Ma mère envoie des DMs.

Son parcours digital est une étude de cas en accélération technologique. 2015 : refuse de toucher un smartphone. 2020 : Facebook pour tberguig 2021 : WhatsApp pour les photos de famille.. 2022 : Instagram pour suivre les influenceuses marocaines. 2023 : commande sur Glovo. 2024 : fait ses courses sur Instagram Shopping. 2025 : se demande si elle devrait lancer son propre compte de cuisine traditionnelle.

Les statistiques confirment qu'elle n'est pas seule : 70% des utilisateurs Instagram achètent directement sur la plateforme. 72% passent à l'acte après avoir vu du contenu "inspirant". Glovo compte 5 millions d'utilisateurs actifs.

Mais derrière ces chiffres, il y a ma mère qui a acheté :

  • Un cuiseur vapeur à 120 euros parce que "Samira l'utilise" (Samira = influenceuse avec 2M de followers)
  • Des épices bio à 15 euros les 100g parce que "c'est les mêmes que celles de ma grand-mère" (spoiler : non)
  • Un robot cuisine connecté qu'elle n'a jamais connecté
  • Trois caftan "modernes" qu'elle ne porte jamais

Le génie de ces influenceuses ? Elles ont cracké le code culturel. Elles parlent darija avec l'accent de Casa. Elles citent les mêmes proverbes. Elles ont la même gestuelle. C'est du parasocial relationship de haute volée : ma mère pense vraiment qu'elles sont ses amies.

"Mais maman," je lui dis, "tu sais qu'elles sont payées pour ça ?" "Bien sûr que je sais ! Mais elle, elle est honnête. Elle ne recommanderait pas si c'était pas bien."

Cette naïveté sophistiquée me fascine. Elle SAIT que c'est du marketing. Mais elle CHOISIT de croire. C'est une suspension volontaire de l'incrédulité, comme au théâtre. Sauf que le théâtre, ça dure deux heures. Là, c'est 24/7.

6.2 Sarah et Maya : Génération algorithme natif

Mes filles n'ont jamais connu un monde sans recommandations algorithmiques. Pour elles, c'est normal que YouTube sache ce qu'elles veulent regarder. C'est normal qu'Instagram leur montre exactement ce qu'elles aiment. C'est normal que TikTok les comprenne mieux que leurs parents.

Sarah, 10 ans, suit une YouTubeuse qui fait de l'unboxing. Vous savez, ces vidéos où quelqu'un ouvre des paquets pendant 20 minutes. C'est hypnotique. C'est débile. C'est génial niveau marketing.

L'autre jour, elle me sort : "Papa, pour mon anniversaire, je veux le même kit de slime que MacyPlay." "C'est qui MacyPlay ?" "Ben, ma YouTubeuse préférée !" "Et pourquoi tu veux le même ?" "Parce que c'est le meilleur !" "Comment tu sais que c'est le meilleur ?" "Ben... MacyPlay l'a dit."

Circularité parfaite. L'influenceuse dit que c'est bien donc c'est bien donc elle le veut donc elle l'achète donc l'influenceuse gagne de l'argent donc elle continue à dire que c'est bien.

Maya, 7 ans, c'est encore pire. Elle ne distingue même plus le contenu du marketing. Pour elle, TOUT est contenu. Les pubs sont des vidéos. Les vidéos sont des pubs. La frontière n'existe pas.

Elle m'a montré une vidéo TikTok : une petite fille qui "teste" des jouets. Production pro, éclairage parfait, script millimétré. "Regarde Papa, elle s'amuse trop bien !" C'est une pub, Maya. "Non, c'est une vidéo !" C'est une pub en vidéo. "Mais elle s'amuse vraiment !" Elle est payée pour s'amuser. "...Je peux être payée pour m'amuser ?"

Et voilà. Ma fille de 7 ans veut devenir influenceuse. Le cercle est complet.

Le plus flippant ? Elles sont plus sophistiquées que moi sur certains aspects. Elles savent détecter les faux comptes. Elles connaissent les codes du sponsoring. Elles comprennent l'économie de l'attention.

Mais cette sophistication ne les protège pas. Au contraire. Elles ont intégré le système. Elles ne le questionnent plus. C'est leur normal.

6.3 Ilyane : Cobaye de la surveillance bienveillante

Mon fils d'un an est déjà dans plus de bases de données que n'importe quel espion de la Guerre Froide.

Naissance : enregistré à l'hôpital, données transmises à l'état civil. Première sortie après un mois (il est né prématuré) : capturé en vidéo, uploadé sur le cloud, analysé par l'algo de Google Photos qui a créé automatiquement un album "Bébé".

Chaque sourire est photographié par trois smartphones minimum (le mien, celui de ma femme, celui de la grand-mère). Chaque photo est analysée : reconnaissance faciale, analyse d'émotion, géolocalisation, timestamp. Ilyane existe en données avant d'exister en conscience.

Les algos savent qu'il existe avant même qu'il sache qu'il existe.

Le système a détecté sa naissance via mes changements de patterns d'achat : biberons, couches, cette recherche Google à 3h du matin "bébé pleure non stop help". Mon feed Facebook s'est rempli de pubs pour poussettes. Instagram me propose des comptes de "daddy bloggers". LinkedIn me suggère des articles sur l'équilibre travail-famille.

Le predictive marketing a prédit les besoins de mon fils pour les 18 prochaines années. Couches taille 1, puis 2, puis 3. Lait premier âge, deuxième âge. Jouets d'éveil, puis éducatifs, puis électroniques. École, fournitures, activités extra-scolaires. Tout est déjà dans un algorithme quelque part, qui attend le bon moment pour me proposer le bon produit.

C'est pratique. C'est flippant. C'est notre nouvelle normalité.

"Ma famille : trois générations et demi, trois niveaux d'aliénation. Les vieux résistent mal. Les moins vieux écrivent des pamphlets antisystèmes. Les plus jeunes ne résistent plus. Les bébés sont nés dedans."

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