Partie 3

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6. Ma famille : Étude ethnographique du foyer 2.0

"Ma mère a mis 60 ans à faire confiance aux gens. Elle a mis 6 mois à faire confiance aux influenceurs."

6.1 Ma mère, ou la métamorphose digitale de Samsa version marocaine

Kafka n'aurait pas pu imaginer transformation plus radicale. Ma mère, 63 ans, est passée en cinq ans de "Internet c'est le diable" à "Regarde cette influenceuse qui fait le meilleur tajine, je lui ai envoyé un DM."

Un DM. Ma mère envoie des DMs.

Son parcours digital est une étude de cas en accélération technologique. 2015 : refuse de toucher un smartphone. 2020 : Facebook pour tberguig 2021 : WhatsApp pour les photos de famille.. 2022 : Instagram pour suivre les influenceuses marocaines. 2023 : commande sur Glovo. 2024 : fait ses courses sur Instagram Shopping. 2025 : se demande si elle devrait lancer son propre compte de cuisine traditionnelle.

Les statistiques confirment qu'elle n'est pas seule : 70% des utilisateurs Instagram achètent directement sur la plateforme. 72% passent à l'acte après avoir vu du contenu "inspirant". Glovo compte 5 millions d'utilisateurs actifs.

Mais derrière ces chiffres, il y a ma mère qui a acheté :

  • Un cuiseur vapeur à 120 euros parce que "Samira l'utilise" (Samira = influenceuse avec 2M de followers)
  • Des épices bio à 15 euros les 100g parce que "c'est les mêmes que celles de ma grand-mère" (spoiler : non)
  • Un robot cuisine connecté qu'elle n'a jamais connecté
  • Trois caftan "modernes" qu'elle ne porte jamais

Le génie de ces influenceuses ? Elles ont cracké le code culturel. Elles parlent darija avec l'accent de Casa. Elles citent les mêmes proverbes. Elles ont la même gestuelle. C'est du parasocial relationship de haute volée : ma mère pense vraiment qu'elles sont ses amies.

"Mais maman," je lui dis, "tu sais qu'elles sont payées pour ça ?" "Bien sûr que je sais ! Mais elle, elle est honnête. Elle ne recommanderait pas si c'était pas bien."

Cette naïveté sophistiquée me fascine. Elle SAIT que c'est du marketing. Mais elle CHOISIT de croire. C'est une suspension volontaire de l'incrédulité, comme au théâtre. Sauf que le théâtre, ça dure deux heures. Là, c'est 24/7.

6.2 Sarah et Maya : Génération algorithme natif

Mes filles n'ont jamais connu un monde sans recommandations algorithmiques. Pour elles, c'est normal que YouTube sache ce qu'elles veulent regarder. C'est normal qu'Instagram leur montre exactement ce qu'elles aiment. C'est normal que TikTok les comprenne mieux que leurs parents.

Sarah, 10 ans, suit une YouTubeuse qui fait de l'unboxing. Vous savez, ces vidéos où quelqu'un ouvre des paquets pendant 20 minutes. C'est hypnotique. C'est débile. C'est génial niveau marketing.

L'autre jour, elle me sort : "Papa, pour mon anniversaire, je veux le même kit de slime que MacyPlay." "C'est qui MacyPlay ?" "Ben, ma YouTubeuse préférée !" "Et pourquoi tu veux le même ?" "Parce que c'est le meilleur !" "Comment tu sais que c'est le meilleur ?" "Ben... MacyPlay l'a dit."

Circularité parfaite. L'influenceuse dit que c'est bien donc c'est bien donc elle le veut donc elle l'achète donc l'influenceuse gagne de l'argent donc elle continue à dire que c'est bien.

Maya, 7 ans, c'est encore pire. Elle ne distingue même plus le contenu du marketing. Pour elle, TOUT est contenu. Les pubs sont des vidéos. Les vidéos sont des pubs. La frontière n'existe pas.

Elle m'a montré une vidéo TikTok : une petite fille qui "teste" des jouets. Production pro, éclairage parfait, script millimétré. "Regarde Papa, elle s'amuse trop bien !" C'est une pub, Maya. "Non, c'est une vidéo !" C'est une pub en vidéo. "Mais elle s'amuse vraiment !" Elle est payée pour s'amuser. "...Je peux être payée pour m'amuser ?"

Et voilà. Ma fille de 7 ans veut devenir influenceuse. Le cercle est complet.

Le plus flippant ? Elles sont plus sophistiquées que moi sur certains aspects. Elles savent détecter les faux comptes. Elles connaissent les codes du sponsoring. Elles comprennent l'économie de l'attention.

Mais cette sophistication ne les protège pas. Au contraire. Elles ont intégré le système. Elles ne le questionnent plus. C'est leur normal.

6.3 Ilyane : Cobaye de la surveillance bienveillante

Mon fils d'un an est déjà dans plus de bases de données que n'importe quel espion de la Guerre Froide.

Naissance : enregistré à l'hôpital, données transmises à l'état civil. Première sortie après un mois (il est né prématuré) : capturé en vidéo, uploadé sur le cloud, analysé par l'algo de Google Photos qui a créé automatiquement un album "Bébé".

Chaque sourire est photographié par trois smartphones minimum (le mien, celui de ma femme, celui de la grand-mère). Chaque photo est analysée : reconnaissance faciale, analyse d'émotion, géolocalisation, timestamp. Ilyane existe en données avant d'exister en conscience.

Les algos savent qu'il existe avant même qu'il sache qu'il existe.

Le système a détecté sa naissance via mes changements de patterns d'achat : biberons, couches, cette recherche Google à 3h du matin "bébé pleure non stop help". Mon feed Facebook s'est rempli de pubs pour poussettes. Instagram me propose des comptes de "daddy bloggers". LinkedIn me suggère des articles sur l'équilibre travail-famille.

Le predictive marketing a prédit les besoins de mon fils pour les 18 prochaines années. Couches taille 1, puis 2, puis 3. Lait premier âge, deuxième âge. Jouets d'éveil, puis éducatifs, puis électroniques. École, fournitures, activités extra-scolaires. Tout est déjà dans un algorithme quelque part, qui attend le bon moment pour me proposer le bon produit.

C'est pratique. C'est flippant. C'est notre nouvelle normalité.

"Ma famille : trois générations et demi, trois niveaux d'aliénation. Les vieux résistent mal. Les moins vieux écrivent des pamphlets antisystèmes. Les plus jeunes ne résistent plus. Les bébés sont nés dedans."

7. Philosophie de comptoir : Quand Socrate rencontre l'algorithme

J'ai essayé de lire Spinoza pour comprendre tout ça. Vraiment. À 2h du matin, Ilyane sur les genoux, l'Éthique ouverte sur mon téléphone (l'ironie). Il parle de servitude, de passions qui nous enchaînent. Mais Spinoza croyait qu'on pouvait s'en libérer par la raison, par la compréhension des causes.

Sauf que là, on comprend parfaitement les causes. Je sais EXACTEMENT comment l'algo de TikTok fonctionne. Intermittent variable ratio reinforcement, comme les machines à sous. Je connais mes biais cognitifs par cœur. Je peux te réciter le business model de Meta les yeux fermés.

Et je scrolle quand même.

C'est ça le bug : la connaissance ne libère plus. Descartes peut aller se rhabiller avec son cogito. "Je pense donc je suis" ? Non. "L'algo pense que j'aime ça, donc je clique." Le doute méthodique ? On l'a sous-traité à Google. "Est-ce que cette info est vraie ?" Première réponse, on prend, on avance.

Sarah me demande l'autre jour : "Papa, avant Google, comment les gens savaient des trucs ?"

Avant, on ne savait pas. On cherchait. On se trompait. On demandait à quelqu'un qui se trompait aussi. On vivait avec le doute. Le doute, c'était pas un bug à résoudre, c'était la condition normale.

Maintenant on a des réponses instantanées à tout. Sauf qu'elles sont générées par une machine qui hallucine avec assurance. L'IA a résolu le problème de l'incertitude en inventant la certitude artificielle.

7.1 Descartes dans la matrice, ou le cogito ergo Amazon

Descartes cherchait la certitude absolue. Il a trouvé le cogito. Nous, on cherche quoi ? La recommendation parfaite ? Le feed idéal ? La suggestion ultime ?

Le doute méthodique de Descartes, c'était remettre tout en question jusqu'à trouver l'indubitable. Notre doute moderne, c'est googler jusqu'à trouver la réponse qui nous arrange.

J'imagine Descartes aujourd'hui : "Je doute de tout... attendez, je vais chercher sur Google... Ah, apparemment d'autres ont déjà douté avant moi... Oh, un quiz Buzzfeed : 'Quel philosophe êtes-vous ?'... Je suis Kant apparemment... Mais qui est Kant ?... Alexa, qui est Kant ?..."

Le problème, c'est que l'algorithme ne doute jamais. Il calcule des probabilités, mais il ne doute pas. Il n'a pas d'angoisse existentielle à 3h du matin. Il ne se demande pas s'il a fait les bons choix. Il optimise, point.

Et nous, on a délégué notre doute à une machine qui ne doute pas. C'est... comment dire... philosophiquement fucked up.

ChatGPT influence ma syntaxe. Je commence à écrire comme une IA qui essaie d'écrire comme un humain. Des phrases bien structurées. Des transitions logiques. Des conclusions qui conclusent. C'est propre. C'est efficace. C'est mort.

L'écriture humaine, la vraie, c'est le bordel. C'est des phrases qui partent en vrille. Des idées qui se télescopent. Des parenthèses dans des parenthèses (comme celle-ci (et celle-là)). C'est vivant parce que c'est imparfait.

7.2 La Boétie avait tout prévu (le salaud)

  1. Étienne de La Boétie écrit le "Discours de la servitude volontaire". Sa question : pourquoi les peuples acceptent la tyrannie ?
  2. Ma question : pourquoi on accepte l'algorithmocratie ?

Sa réponse : l'habitude. On s'habitue à ses chaînes. Elles deviennent confortables. On finit par les aimer.

Notre version : on s'habitue aux suggestions. Elles deviennent pratiques. On finit par ne plus pouvoir s'en passer.

Netflix qui sait ce qu'on veut regarder avant qu'on le sache. Spotify qui crée la playlist parfaite. Amazon qui livre avant qu'on commande (si si, le predictive shipping, ça existe). Nos chaînes sont en Prime et livrées en 24h.

La Boétie parlait du tyran qui maintient son pouvoir en distribuant des miettes. Nos tyrans digitaux distribuent de la dopamine. Chaque notification, chaque like, chaque recommandation parfaite - c'est une micro-dose de plaisir qui nous maintient accros.

"Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres," écrivait La Boétie.

Aujourd'hui ce serait : "Désinstallez vos apps, et vous voilà libres."

Mais qui va le faire ? Qui va volontairement se couper de la matrice ? Qui va choisir l'inconfort de la liberté sur le confort de la servitude ?

Pas moi. J'ai une story Instagram à poster.

7.3 Sartre et l'absurde 2.0

"L'homme est condamné à être libre," disait Sartre.

Correction 2025 : "L'homme est condamné à être optimisé."

L'absurde sartrien, c'était l'absence de sens dans un univers indifférent. L'absurde moderne, c'est l'excès de sens dans un univers hyperpersonnalisé. Tout a du sens parce que tout est calculé pour toi. Chaque pub, chaque suggestion, chaque notification - tout est taillé sur mesure pour ton profil psychographique.

C'est l'enfer de la pertinence. Plus rien ne te surprend parce que tout est prévu pour te plaire.

Sartre parlait de mauvaise foi - se mentir à soi-même pour éviter l'angoisse de la liberté. Notre mauvaise foi moderne : prétendre qu'on choisit alors qu'on suit les suggestions. "J'ai découvert ce resto grâce à Google" - non, Google t'a assigné ce resto. "J'ai trouvé cette série sur Netflix" - non, Netflix te l'a mise sous le nez jusqu'à ce que tu craques.

L'engagement sartrien, c'était choisir et assumer ses choix. Notre engagement moderne, c'est... l'engagement rate. Likes, shares, comments. On mesure notre existence en metrics.

Mon engagement personnel ? C'est d'écrire ce texte. De disséquer l'absurdité de notre époque avec le scalpel de l'ironie. De rire de mes propres contradictions. De faire du marketing tout en le dénonçant. D'utiliser l'IA tout en la critiquant. D'être sur les réseaux sociaux tout en les méprisant.

C'est absurde ? Oui. C'est humain ? Terriblement.

"Descartes doutait pour trouver la vérité. Nous utilisons google et chatgpt pour éviter le doute."

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