CHAPITRE 1 LA CHUTE
LA CHUTE
Elle s'était bien réveillée ce matin-là, l’esprit léger, avait pris un petit déjeuner frugal comme à l'accoutumée .N'ayant pas un grand appétit le matin au réveil, elle se sentait d'attaque .Tout était bien planifié ,avec le sentiment rassurant du travail bien préparé, elle était très enthousiaste et pensait au déroulement de sa journée .
En milieu de matinée ,elle avançait guillerette dans l'allée, tout semblait fluide et bien maîtrisé quand soudain elle entendit dans son élan : avez-vous chuté ? Elle réalisa qu'elle était au sol ses clés scintillaient à plus de deux mètres d’elle, son sac à main étalé comme s'il avait été vulgairement projeté au sol reposait à sa gauche. Son sac cabas tombé de son épaule se trouvait à sa droite avec tout son contenu réparti de façon désorganisée. Après un instant de confusion ,elle sentit l'urgence de se redresser poussée par un principe d'éducation lui inssuflant qu'une femme distinguée ne doit jamais être vue dans une position défavorable .Elle jetta un regard furtif autour d'elle comme pour s'assurer qu'aucune personne n'avait vu cette scène embarrassante ,sa perception des choses était floue ,tout se dérobait autour d'elle ,elle était abassourdie tant par sa chute que par les réactions d’autrui ... Très angoissée ,elle tenta en vain de se relever en toute hâte, appela instinctivement du secours puis garda le silence , toujours au sol ses mains tremblantes tentèrent de rassembler ses affaires sans qu’elle puisse y parvenir .Elle pinça ses lèvres pour ne pas crier de douleur puis considéra ce qui lui était arrivé .
Ses chaussures, une paire neuve, avaient souffert de la chute, le noir du cuir lustré présentait des éraflures profondes et la semelle râpée par le sol révélaient la brutalité du trébuchement et l’intensité du choc. Un saignement s'écoula de son gros orteil puis l’ongle n’était bientôt plus visible sous l’épaisseur de sang.
Tu t’es fait mal ?
Elle entendit une voix feutrée lui dire qu'elle s'était blessée mais préoccupée par sa posture , elle n'avait pas écouté son corps. En réponse elle fit un geste brusque, persuadé que tout allait bien. Soudain une vive douleur la rappela à la réalité, le sang jaillit de son genou, elle fut stoppée et perdant l'équilibre sentit une main la rattraper fermement.
- On va s'installer dehors ici, à moins que vous préfériez rentrer. Lui dit une voix rassurante .
- Un pas de plus à parcourir mais penchée en avant, le dos courbé, elle rassemblait ses forces car il le fallait. Elle voulait disparaitre des regards.
Entrons ! je ne veux pas être vu dans cet état. S’entait-elle dire. Elle traina la jambe, le regard assombri et les mains en avant pour essayer de retrouver l’équilibre.
Une chaise fut glissée à l'entrée de la pièce où cachée derrière un de ses ventail, on ne pouvait apercevoir que son pied droit blessé. Elle lâcha son poids sur cette chaise comme si on l’eu transporté dans son lit d’où elle attendrait que la douleur passe .
- Qui sait ? Que se passe-t-il ? combien de fois ces paroles furent prononcées.
- Un visage se pencha pour regarder. C’est vous ? ça va aller ?
Elle balaya la question promptement par un oui assertif puis ferma les yeux ,les mains jointes contre ses lèvres qu’elle pressait de douleur .
Elle passa en revue son début de matinée. Elle était sortie du lit heureuse et loin d'imaginer une telle mésaventure. Elle observa les personnes autour d'elle certaines rappelaient le souvenir des événements similaires qu'elles avaient vécus, d’autres cherchaient à connaître les circonstances exactes ou d'autres encore jetèrent un regard compatissant ou bien inexpressif, ceux-là se dirigeaient ensuite vers des lieux précis de la chute comme pour faire revivre ce moment ou pour s'envoyer un signal disant qu'il fallait éviter cette zone.
Elle entendit une voix féminine se plaindre : quatre ans, il m'a fallu quatre ans pour en finir avec une douleur au genou. Lança une voix plaintive.
-Moi je me traîne encore avec une genouillère hum, n’en parlons même pas …
Ces paroles se perdaient au loin, à mesure que ces femmes s’éloignaient et s’imprimaient dans son esprit comme une mise en garde qui la fit frissonner un instant, avant qu’elle ne se dise que le rapport à l’âge modifie la perspective.
-je n'imaginais pas une telle journée murmura-t-elle comme pour oublier l’instant présent .
- C’est toujours ainsi. Répondit une secrétaire d’un ton résigné.
Une infirmière entra et d'un geste mécanique déposa sa trousse sur un placard en hauteur à l'entrée et commença à sortir méthodiquement son matériel.
- Vous ne faites pas d’allergie, demanda-t-elle le dos tourné en préparant une compresse ?
- J’ai fait appeler l’infirmière. Ajouta la Secrétaire comme pour se justifier .
A peine eût-elle répondu par la négative que l'infirmière enchaîna en toute indifférence.
-Rapprochez la poubelle !
Un visage se pencha vers la salle comme pour être rassuré. Elle ferma les yeux un instant les pensées confuses.
- C’est fini
- Je vous donne un antalgique maintenant ? De quoi calmer la douleur ?
- Oui merci dit-elle d'une voix à peine audible.
Je dois partir, j'ai laissé un patient diabétique à surveiller.
Elle réalisa que presque toutes ces personnes présentes n'étaient pour elle ,que des visages curieux ou compatissants ,à peine pouvait-elle mettre un prénom où un nom sur la plupart des femmes avec lesquelles elles travaillaient maintenant .Ces grandes maisons ont ceci de particulier qu’elles sont pourvues de multiples employés et services ;en période de renouvellement massif du personnel tout redevenait impersonnel .Les murs et les espaces intérieurs demeuraient presqu’immuables, les moments et les souvenirs bien ancrés des situations passées nous inscrivaient dans une routine machinale où les souvenirs de bons moments et dynamique des instants présents se jouxtait dans un certain équilibre .Tout cela permettant de mener avec enthousiasme les projets du quotidien qui fort de son expérience plaisait et lui valait des éloges et encouragements.
A la suite de sa chute, elle reçut de nombreux messages.
-Nous vous avons vu partir en claudicant, nous espérons que vous allez bien. Nous sommes perdus sans vous.
Toujours avec cette cadence folle qui l’accompagnait, elle s’empressa de répondre ; désolée je ne serai pas parmi vous pendant quelques jours.
-Ne soyez pas désolée.
- Elle eut un frisson en écoutant ses mots et ajouta d’un ton professionnel : Ne vous inquiétez de rien, je continuerai à vous accompagner. Elle considérait sa situation comme un épiphénomène projetant d’être de retour après le repos du weekend. Elle ne cherchait pas tant à apaiser leur inquiétude qu’à se persuader elle-même que tout allait bien ignorant à dessein les signes qui lui étaient donnés.
-Oh ! merci à vous.
Elle se demandait si certains anciens avaient comme elle la même perception de l'environnement de travail .A bien réfléchir ,elle comprit enfin le message d'une de ses collègues qui disait s'ennuyer ou ne pas pouvoir s'engager pleinement ; c'était un peu surprenant car cette dernière arrivât dans la maison à la limite de cette époque de collaboration étroite où travail respect et plaisir de voir l'autre ,de l'appeler par son prénom coexistait pour créer presque un lien familial où l'un se souciait du quotidien de l'autre.
Une autre de ses collègues plus anciennes bien inscrite dans une nostalgie maladive ne cessait de rappeler à ses souvenirs la belle époque en évoquant les beaux projets aboutis les heures de convivialité ou en citant des prénoms rappelant l'entente cordiale qui résonnait dans les murs.
Elle évitait quelquefois ces personnes ou bien sentant la nécessité de les motiver un instant, leur prêtait de temps à autre une oreille encourageante comme pour éviter qu'une partie du navire ne coule.
D’un autre côté, d'autres qui comme elles restaient enthousiastes, très impliqués et exemplaires d'après les retours qu'elle recevait soulignaient sans cesse les crispations des relations interpersonnelles et intergénérationnelles.
On eût dit que même en ayant des objectifs communs bien définis, les priorités n'étaient pas les mêmes, la démarche était reléguée au second plan, que l'intensité et la profondeur ne comptaient pas et que seul prévalait le résultat final que la jeune génération ou le personnel jeune en expérience savait subtilement arranger en dernier lieu. Elle ressentait une certaine frustration devant une telle observation et s'interrogeait un instant sur la clairvoyance des décideurs qui recevaient ses résultats. Elle se demandait s’ils s’intéressaient au chemin parcouru ou s’ils ne voyaient que ce qui est montré ostensiblement, acquis quelque fois par un détour de malhonnêteté ou une ruse bien calculée par ceux qui n’ont d’autres objectifs qu’une promotion immédiate quel que soit le prix.
Elle était habituée à l'effort discret, à la constance et à la rigueur, au plaisir de la tâche bien accomplie ,à la satisfaction immédiate partagée sans grande recherche de reconnaissance . Elle se demandait aujourd'hui s'il n'était pas temps, d’y ajouter la recherche de la reconnaissance sans retrancher aucune de ses valeurs. Malgré elle, il faudrait sans doute planifier ce projet. Elle resta perplexe.
Elle avait l'impression que cette chute l'avait mené à un questionnement sur un aspect bien précis de sa vie professionnelle ,enfin ….
Elle s'interrogeait alors sur certains aspects qui dans son élan, ses routines captivantes et son train de vie avait échappé à son attention, sans doute dans des domaines en marge de sa vie mais qui en auraient changé la trajectoire.
Non pas qu'elle n'était pas satisfaite mais elle s’interrogeait sur ce que, dans ses habitudes routinières elle avait omis de regarder ou de vivre ; ce non-vécu, pléthore de possibilités dont elle aspirait à ne récupérer que les bons côtés.
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