Le cadeau 

9 minutes de lecture

Le cadeau :

On la réveilla pour lui dire qu’elle était arrivée à son domicile et qu’il fallait qu’elle profite pour se reposer.

-Existe-t-il pour l’homme un bien plus précieux que la santé ? dit-elle spontanément en faisant référence à cette citation de Socrate que son père lui répétait constamment dans son enfance.

Le temps était propice ,le vent soufflant en provenance du nord rafraichit la pièce d’une douce rafale .La température était descendue et la nuit s’annonçait tôt comme de coutume à cette saison hivernale.

C’était une période de Noël, lui vint à l’esprit ses souvenirs d’enfance à Paris auxquels se mêlait le gout succulent des dragées et doucelettes que lui ramenait sa grande tante lors de ses séjours.

Elle se souvint de cette belle journée du mois de décembre ,ou le temps était brumeux et sec et de sa chambre elle observait les rares voitures du quartier rejoindre la grande avenue bordée d’immenses arbres à feuilles caduques qui menaient vers le centre-ville. Derrière des rideaux en tuiles blanches, le paysage lui semblait presque flouté, ce qui le revêtait d’un aspect intemporel. Il lui semble aujourd'hui que si elle se tenait au même endroit elle aurait perçu les mêmes sensations.

C’était une journée mémorable. Lorsque la sonnerie retentit on vint la chercher pour lui dire qu'il fallait qu'elle se prépare, son parrain était là et qu'il allait lui acheter un cadeau. Elle était très heureuse. Elle savait qu'il ne fallait faire aucun faux pas. Elle se vêtit avec soin, se réchauffant suffisamment pour affronter les températures qui en fin de journée risquaient d’ être basse et de s'accompagner d’un vent glacial. Une fois prête , elle regarda sa sœur qui avait fait de même , avança et s’annonça.

-Prenez un petit goûter avant de partir, vous mangerez les doucelettes demain!

Les adultes poursuivaient leurs conversations tandis que les petites filles avalaient avec enthousiasme des biscuits préalablement trempés dans un chocolat chaud. Une fois le plateau vidé et rangé, la table soigneusement essuyée et les chaises délicatement disposées à leurs places, elle se présentait, silencieusement à nouveau dans le séjour.

-Elles sont prêtes ! S’exclama le parrain. On y va !

Les fillettes enfilèrent leur épais manteau beige, d’une large écharpe écrue et d’un bonnet assorti qui rappelait l’ourlet de fausse fourrure des bottes noires.

-Bien hautes ces bottes ! Dit l'oncle perplexe.

La sœur se précipita alors pour changer les siennes .

-Non, elles vont rentrer tard qu’elles les gardent ! Et ce fut chose faite.

Arrivée au centre commercial, elles suivaient leur oncle religieusement, lui emboîtant le pas revenant sur leurs pas lorsqu'il ne s'agissait pas du bon rayon, puis attendaient les instructions.

-Que voulez-vous comme cadeau ?

-Une poupée répondit les fillettes en chœur.

-une poupée ? une poupée ?

_-Toi, tu choisiras ta poupée dit-il à la plus jeune mais pour toi ma filleule on verra autre chose.

La poupée fut choisie...

Soudain ils changèrent de rayon .Les filles se regardèrent interrogative : avait-il oublié l'autre cadeau ?

_Où va-t-on ? il n'y a plus de jouets par-là.... Elles se crispèrent, l’angoisse s’installa, la petite serra la poupée contre sa poitrine, Emme la plus grande la regarda envieusement puis commença à ralentir le pas en jetant un regard en arrière aux jouets qui disparaissait derrière elles.

-Voilà pour toi ! dit-il soudain au bout d’un rayon isolé.

-Un piano !Oh !s’ exclamèrent les fillettes. Puis elles restèrent bouches bée saisies par l’émerveillement.

- Prends place, c'est la bonne hauteur ? demanda le parrain.

-Un orgue ! reprit-il.

Il appela un conseiller car il hésitait entre deux modèles proposés pour Noël. Un jeune homme arriva .Il sourit et très enthousiasmé par les explications données ,l’oncle rit de bon cœur puis chercha des yeux une boîte qu'il s’apprêtait à emporter.

-Attendez Monsieur, je vais vous en chercher une !

Pendant cette attente, les filles prirent place l'une après l'autre. Sa filleule resta en dernier lieu faisant glisser ses doigts solennellement sur le piano, elle sentit un frisson d'excitation parcourir tout son corps , elle éclata de joie .

-ça te plaît !Dit-il ravi .

-Oui parrain ! oui ! oui !

Le jeune homme arriva enchanter , une grosse boîte à la main.

- Voilà Monsieur, tenez-la de cette façon pour le transport.

Les filles tendirent aussi les mains et sa filleule partagea un grand sourire avec le vendeur, stupéfaite à l'idée de pouvoir jouer au piano le soir de Noël.

-Ça ira, ça ira, laissez, rétorqua le parrain satisfait tenant le précieux cadeau.

-Vous apporterez les boîtes de confiserie et le fromage.

Une belle fête était à prévoir…

C’était leur premier Noël à Paris. Les rues s’ illuminaient de 1000 lampes. Elles avaient apporté les lointains souvenirs de Noël aux Antilles qu'elle ne comparaient pas à ces moments de béatitude.

Elles avançaient se tenant les mains bien fermement comme pour captiver ensemble chaque instant de ce rêve éveillé .De leurs petits yeux myopes, elles regardaient le paysage au loin. Les multiples lampes ,guirlandes et décorations lumineuses ajoutaient leurs halos colorés à ceux des somptueux lampadaires de l'avenue et des phares de rares véhicules en vue.

La nuit avançait doucement et il leur semblait que derrière ce manteau de brume qui se mélangeait à de légers flocons de neige, le Père Noël pouvait surgir de nulle part. Leur mémoire s'imprégnait de chaque instant.

L'odeur épicée mentholée des grands sapins du sentier qu'ils empruntèrent ensuite, venait leur rafraîchir le visage. Elles se retournèrent et regardèrent leur oncle pour voir s'il avait besoin d'aide. Mais appréciant cette promenade hivernale ,il avançait sereinement le paquet sous les bras et un grand sac à la main.

Des chants se firent entendre, des bruits de vaisselle émanaient des pavillons environnants puis au bout de la ruelle , l'odeur des marrons non loin du bâtiment indiquait qu’ils étaient arrivés par l'accès arrière qui donnait sur le square.

Cette nuit-là, le silence régnait en maître dans le petit parc de jeux qui semblait avoir été mis en suspens pour des moments plus ludiques . Seuls les derniers chalands cheminaient encore avec quelques paquets à la main, des victuailles soigneusement choisies auxquelles s'ajoutaient des marrons achetés près du primeur du quartier. Elles se retournèrent encore puis s'engagèrent dans le bâtiment .

Elle se souvint que plus tard vers ces 18 ans , elle ne pouvait résister à l'envie d'être dehors à ses derniers instants, comme pour captiver le moment suspendu où la magie de Noël se mêlait à l’effervescence des rues illuminées. Elle l'observait toujours les derniers passants, les couples émerveillés et les chalands retardataires en essayant de saisir l'émotion créée par le contenu de leurs paquets ou d’imaginer les instants de convivialité qui allait suivre . Son regard s'attardait aussi sur les enfants qui tenaient fermement les mains de leurs parents, les yeux excités par l'allégresse et la promesse d'une douce nuit. Tout son corps vibrait, partagé entre l'envie de rester s'imprégner de ces émotions et l'empressement de regagner la chaleur du foyer où l’odeur de fête l'attirait au seuil de la porte.

Il lui semblait que tout était à saisir, les regards, les sourires ,chaque geste émotionnel ainsi que l'éclat des guirlandes lumineuses qui renvoyait une énergie ,une magie qu'elle emportait chaleureusement dans son cœur.

La nuit promettait d’être belle. Une table avait été dressée ,une bonne odeur réconfortante sortait de la cuisine et laissait deviner les mets Antillais ,lesquels se mêlaient aux saveurs du terroir ...

Des plats se multiplièrent, les entrées exotiques s'accordaient avec le froid gras, le saumon fumé les coquilles Saint-Jacques et autres crustacés qui était servis avec parcimonie aux plus jeunes. Le bruit des couverts reprenait entre chaque service où la musique de fond et les conversations amusées se perdaient dans un mélange d'interjection et de commentaires appréciatifs.

Quand on vint à la boîte de chocolat, les filles échangèrent un regard complice empreint de frayeur et d’interrogation.

-Oh non ! murmura l’une d’entre elles, le cœur serré.

-Qu’allait-il se passer ?

Elles commencèrent à frissonner d’angoisse et à imaginer ce qui pouvait arriver . La joie du moment partagé laissa place à l'effroi, à la culpabilité et à la honte. La déception s'afficha sur leur petit visage qui se crispa progressivement et, le regard fuyant, elles restèrent prostrées dans un coin de la pièce d'où elle pouvait se laisser glisser subrepticement vers le couloir.

Elles étaient désespérées ; elles se souvenaient que pendant le temps de l'Avent, chaque jour à la même heure ,alors que l'une d'elles montait le guet, l'autre soulevait précipitamment et habilement le couvercle en métal d'une boîte de chocolats pour en extraire deux joyaux ; et de leur petites mains gourmandes , elles les portaient à la bouche puis refermaient doucement la boîte en veillant à redéposer délicatement la fine couche de papier métallisé.

Quand la boite fut posée au milieu de la table, les invités découvrirent avec surprise un fond de chocolat éparpillé dans un désordre saisissant. Stupéfaits , leurs yeux balayèrent la pièce à la recherche d'une réponse explicative.

- Ne me dites pas….

Le parrain éclata d'un rire qui fit résonner toute la pièce. Les fillettes eurent un instant l'impression d'une situation amusante mais la tension les regagna aussitôt.

On leur demanda de venir se rasseoir .

- Demain est un autre jour ! affirma un invité d’un ton narquois.

Cette nuit-là le piano resta muet, la boîte de chocolat demeura posée au coin du sapin lorsque la nuit s'est éteinte.

Ce souvenir d’enfance qui l’accompagna à sa chambre semblait lui dire de prendre bien soin d’elle, de ce petit enfant qu’elle était encore.

Aujourd’hui, Emme réalisait qu’elle était toujours transportée dans un brouillard d’interrogations en cette saison de l’année. S’agissait-il d’une crainte relative au changement de cycle ou de questionnements quant à l’inconnu lié aux prémisses du nouveau cycle annoncé ?

A l’âge adulte elle assista aux fameux ‘Chanter Noël’ aux Antilles dont les préparatifs faisaient résonner les mélodies enivrantes plusieurs semaines avant le jour de la nativité .D’aucun disait qu’un jour férié en chassait ou en préparait un autre .Presqu’au lendemain de Toussaint ,les ‘Chantés Nwel’, soirées de chants folkloriques , de cantiques malmenés, de partage précoce de mets de noël se multipliaient à différents points de l’archipel .Chacun s’exerçait en suivant les rythmes et chants imposés par les musiciens . Orchestres et choristes professionnels ou improvisés communiquaient à la foule de spectateurs l’envie de fredonner ,de chanter à gorge déployée ou de se laisser bercer par les roulement des cymbales .Aujourd’hui, véritable phénomène culturel ,cette tradition lance la haute saison touristique où les visiteurs venant d’horizon lointaine profitent d’une température plus chaude savourant une véritable immersion dans les traditions locales .Mais avec son regard d’exilé ,ayant passé une bonne partie de sa jeunesse loin de l’ile ,Emme écoutait avec distance, et une note d’insensibilité ces clichés destinés aux touristes en s’interrogeant sur le sens et l’origine de cette liesse populaire qui rythmaient les journées du crépuscule à la fine lueur de l’aurore là ou l’étoile du berger disparaissait à perte de vue.

Cette fois ci, elle n’assista à aucune de ces manifestations pendant sa convalescence bien qu’elle ne soit pas coutumière de l’engouement pour ce rituel de fin d’année. Dans sa rêverie, elle revoyait les différentes manières de célébrer Noël dont elle avait connaissance et s’interrogeait sur l’avant fête qui était si particulier aux Antilles. Comme tout peuple qui a connu l’asservissement et l’esclavage, les Antillais trouvaient un soulagement, un équilibre précaire, un exutoire ou un secours dans les chansons transmises, entonnées jadis aux champs de cannes ou dans les églises improvisées. Elle lisait maintenant dans ces chants l’expression des vociférations ,contestations ou louanges que ses ancêtres épuisés par le dur labeur, avaient léguées aux descendants. Certains toujours en quête de repères y voyaient une invitation à un excès de rhum et de punch de saison laissant leur avenir se perdre dans les vapeurs de l’alcool.

Une de ses amies Jamaïcaine à qui elle faisait part de ses sentiments mêlés d’angoisse et d’espérance propre à cette période avait souligné la similitude avec ce qu’elle même ressentait invoquant la révolte des esclaves du 25 décembre 1831 .

Les Jamaïquains disaient- elle n’oublieront jamais la fausse promesse d’abolition de l’esclavage qui leur a été faite pour le 25 décembre ,les Anglais auraient utilisé ce subterfuge pour les encourager à travailler davantage .Moi Jamaïcaine , je me demande toujours si un jour je pourrais m’affranchir de cet étrange nœud aux couleurs de l’angoisse et de l’espérance qui m’oppressait à chaque fin d’année .Disait-elle.

Emme aimait bien sa compagnie, elle était infirmière, elles discutaient de temps en temps des difficultés d’adaptation à la mentalité propre aux expatriés.

_Moi également .Répondait Emme ,on peut dire alors que je suis Jamaïcaine dans l’âme .

_Non, tu n’es pas une vraie Antillaise, plutôt une Parisienne lui répondait son amie d’un ton goguenard. N’est-ce pas la Parisienne ? poursuivait-elle.

Les deux femmes éclatèrent de rire puis la tête inclinée hautainement l’une regardant l’autre d’un œil toisant feignant le mépris, s’échangèrent un’ Tchip’ sonore féminin Afro Caribéen suivi d’un éclat de rire complice qui alla se perdre en un écho dans les murs de la pièce, jusqu’à ouvrir une brèche sur les uses coutumes, et1 ‘’vieilles manières’’ d’antan.

1- Ses parents lui disait que ce Tchip sonore traduisait un manque d’éducation.

Annotations

Vous aimez lire EAUDVIE ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0