Chapitre 1
S’il faut vraiment que je raconte tout, alors autant commencer par là : j’ai un problème avec l’alcool. Ça ne m’empêche pas de vivre normalement. Je bosse, je sors, je reste fonctionnel. Et puis, j’essaie d’arrêter. Enfin… j’essaie de me convaincre que je devrais. Malheureusement, la seule raison pour laquelle j'essaie d’arrêter est aussi celle qui me pousse à boire davantage.
Cadet d’une fratrie de trois garçons, je ne me suis jamais senti à ma place nulle part. Après le lycée, toute ma bande de potes est allée à la fac. Sauf moi. Les études, c'était pas mon truc. J’ai bossé direct. Résultat : on s'est perdu de vue. Et je n'ai eu ni l'occasion ni la motivation de me faire d'autres amis. Depuis, les visages passent, défilent. Les filles, les collègues... Des relations plus ou moins poussées mais qui ne durent jamais.
Je ne m’attache à rien. A personne. Ça doit être pour ça que je change de lieu de travail aussi souvent. J’enchaîne les CDD absolument partout : l’Allemagne, l’Argentine, l’Australie, l’Italie et maintenant la Grèce. Mon travail ? Je suis barman. Cruellement ironique ? La vie se fout tellement de ma gueule que s’en est à chialer.
Mon frère aîné, Nate, se marie dans cinq mois. Cool pour lui. Pas cool pour moi. Pourquoi ? Parce que je donnerai n’importe quoi pour être à sa place. Maud, sa fiancée, a tout compris. Elle m’a appelée il y a trois semaines . C’est comme ça que j’ai appris qu’elle aussi éprouve quelque chose pour moi. Bref, ça n’a pas été un appel facile à gérer mais j’ai su garder la face.
Je lui ai demandé de ne pas m'écrire pendant un moment. Comme ça, ça sera plus facile de passer à autre chose. Pour elle, en tout cas.
Ça fait trois semaines. Trois semaines que je ne lui écris plus dès mon réveil. Trois semaines que je ne l'appelle plus à la fin de mon service. Trois semaines que j'ai mis fin à une routine de plusieurs années. Trois semaines que je fais le mort en attendant que les choses se tassent.
Trois semaines sans cesser de penser à elle.
Ce week-end c'est l'anniversaire de ma mère. Je me suis arrangé avec des collègues pour pouvoir revenir le fêter avec ma famille. Maud sera forcément là. Je ne sais pas comment ça va se passer. Je veux la revoir et en même temps… Eh bah, j’appréhende.
Je n’ai pas touché un verre depuis trois jours. Petit record perso. Pour avoir les idées claires. Ou juste pour ne pas avoir l’air trop paumé.
Mon père est le seul à savoir que je viens. J’ai fait le voyage de nuit pour faire la surprise à ma mère. Ils doivent partir faire les essayages du costume de mon frère tôt dans la matinée. Ça me laissera le temps de dormir.
Il est presque cinq heures trente lorsque je me faufile dans la maison. Sans faire de bruit, je me dirige vers ma chambre. Mais lorsque je tourne la poignée, une odeur familière de pivoine et d’amande m’accueille. Un parfum qui révèle une présence dans la pièce. Un coup d'œil me confirme que mon lit est occupé. Par Maud.
Je me rappelle tout à coup qu’elle m’avait dit dormir dans mon lit quand je ne suis pas là. Il ronfle trop. J’imagine que mon père n’a pas voulu vendre la mèche et l’a laissée faire. Je la regarde quelques minutes. Elle a l’air toute petite dans mon grand lit. Si vulnérable. Ça me fait penser à la première fois que nous avons été sous le même toit.
C’était ici même, pour Noël. Fêtes de fin d’année obligent, j’avais posé des congés pour rentrer voir ma famille. J’étais aussi assez curieux de découvrir la fameuse copine de Nate. Ça faisait quelques jours qu’on était tous à la maison. Je ne la connaissais pas plus que ça et je ne cherchais pas à la connaître. Je ne lui parlais pas plus qu’à tous les autres, c’est-à-dire quasiment jamais. Le strict nécessaire.
Mes frères et mon père fouillaient le grenier à la recherche des décorations pour le sapin. Elle attendait dans le salon, presque fondue dans l’immensité de notre canapé. Silencieuse, c’est la première fois que j’ai remarqué à quel point elle pouvait avoir l’air fragile.
Et puis, d’un coup, elle a changé. Mes frères ont déboulé avec les cartons, et elle s’est levée d’un bond, toute excitée. Elle a sauté sur place, tapant dans ses mains, avec un sourire immense. Quand elle a ouvert les boîtes et vu les guirlandes, ses yeux brillaient comme ceux d’une gamine. Elle s’est mise à décorer le sapin en fredonnant des chansons de Noël. Son enthousiasme irradiait la pièce, me contaminant sans que je m’en rende compte. Je me suis surpris à vouloir lui parler, à vouloir préserver coûte que coûte ce petit soleil au milieu du salon de mes parents.
Je secoue la tête.
Ressaisis-toi Cédric !
Je ne peux pas me laisser attendrir. Je dois cacher ce que je ressens et étouffer mes sentiments au maximum.
Je me dirige donc vers l'ancienne chambre de Thomas, mon autre frère, afin de grappiller quelques heures de sommeil. Je tombe de fatigue. Le choix du lit n’a que peu d’importance. Tout ce qui compte, c’est que je dorme. Je me déshabille, déplie le canapé lit et me couche. A peine ma tête a-t-elle effleuré l’oreiller que je m’endors.
Je suis réveillé par un cri.
- Noooon ! Non !
C’est la voix de Maud. Pendant une fraction de seconde, je me demande si je n’ai pas rêvé.
- Lâche-moi ! LÂCHE-MOIII !!!
Cette fois-ci j’en suis sûr, elle crie. Je me redresse tellement vite que la tête me tourne. Je me rassois le temps de retrouver mon équilibre. Je regarde l’heure sept heures trente-deux. Mon père m’a prévenu qu’ils partiraient vers sept heures. Jamais il ne serait parti en laissant les portes ouvertes. Il ne peut donc y avoir personne avec elle. Mais dans le doute, je préfère vérifier. J'enfile un t-shirt, me lève et me dirige vers ma chambre d’où filtre une faible lumière.
Vide.
Maud n’est plus là.
Merde.
Je tends l’oreille. Je distingue le bruit caractéristique de notre lavabo à l’autre bout du couloir. Je m’y rends aussi vite que possible.
Elle est là. Elle ne porte qu’un t-shirt en coton noir, bien trop grand pour elle d’ailleurs. Elle se passe de l’eau sur le visage. Lorsqu’elle se redresse et croise mon regard dans la glace, elle se retourne précipitamment en gémissant. Elle lève ses mains comme pour se protéger d’un coup ou d’une attaque.
- Hey, hey, c’est moi, lui dis-je.
- Zed ?
Sa voix est faible. Très faible. Avant que je puisse m’inquiéter davantage, elle me saute dans les bras.
- Je suis désolée. J’ai eu peur. J’ai eu peur. Je ne voulais pas…. J’ai eu peur… Je suis désolée… Je voulais pas.
Elle pleure. Elle répète ces derniers mots en boucle. Je ne l’avais jamais vue comme ça. Ses bras m’enserrent comme un étau. De tous les scénarios que j’ai imaginés pour nos retrouvailles gênantes, celui-là n’en faisait pas partie.
Je me rappelle soudain une soirée avec Nate. Nous venions de terminer une partie de Frontline 1942. Il a dit devoir aller se coucher pour veiller sur elle. “C'est régulièrement la nuit des morts-vivants ici !”, avait-il rit. Sur le moment je n'ai pas compris. Quand on passait plusieurs jours chez mes parents, je ne remarquais rien de particulier. Et puis, je n'ai pas cherché à comprendre. Je pensais qu’il plaisantait. Qu'il cherchait juste une excuse pour aller batifoler avec elle.
Je me trompais. Je n’aurais jamais imaginé qu’elle allait jusqu’à hurler comme ça. Je lui rends son étreinte. Je tente de la calmer.
- Chut, chut. Tout va bien. Je te tiens. Ça va aller. Je suis là.
Il faut croire que ça marche, au moins un peu, car je sens ses bras se détendre. Elle s’écarte brusquement.
- Attend, mais… Qu’est-ce que tu fais là ? me demande-t-elle.
- Bonjour à toi aussi. Et pour répondre à ta question, jusqu’à preuve du contraire, ici, c’est chez mes parents…
- Ha ha, tente-t-elle de rire malgré ses yeux rougis par les larmes. Je ne savais pas que tu rentrais.
- En fait, y a que mon père qui savait. Je voulais faire la surprise à maman pour son anniversaire. Elle ne sait toujours pas que je suis là. Je suis arrivé il y a quoi… Deux heures ?
- Dis-moi que tu ne dormais pas…
Je grimace. Je ne veux pas qu’elle se sente coupable mais je ne veux pas lui mentir.
- Oh merde, tu veux dire que je t’ai réveillé ? Je suis désolée. Je voulais pas. Mais j’ai eu peur. C’était un rêve… Mais… J’étais sûre que c’était vrai. Et j’arrivais pas à l’arrêter. Et j’ai eu peur.
Elle flanche de nouveau. Je pose mes mains sur ses épaules.
- Tout va bien. Oui tu m’as réveillé. Mais vu l’état dans lequel tu es, c’est peut-être pas plus mal.
- Je suis désolée, répète-t-elle.
- Le sois pas.
Durant quelques secondes, aucun de nous ne prononce un mot. Le regard ancré au sol, elle essaie de respirer lentement et sèche ses larmes. Je ne sais pas ce qui l’a mise dans cet état, mais ça me fait l’effet d’un coup de poing dans le ventre.
- Tu veux en parler ?
Elle secoue la tête. Ok. Je n’insiste pas.
- Quelle heure il est ? demande-t-elle.
- Sept heures trente-deux quand j’ai sauté de mon lit, je plaisante pour détendre l’atmosphère.
- Si tôt ? Oh merde. On devrait peut-être retourner dormir. Tu dois être fatigué. Je suis désolée.
- Arrête de répéter ça. Retourne te coucher. Ça ira mieux quand tu te seras reposée, je reprends doucement.
Elle opine mais semble peu convaincue. Nous remontons le couloir, en silence. Arrivée devant la porte de ma chambre, elle s’arrête net. Comme si elle hésitait à me rendre mon lit.
- Ça va aller, ne t’en fais pas, la rassuré-je en posant ma main sur son épaule. Tu peux retourner dormir là. J'ai déjà déplié le clic-clac de toute façon, j'explique en pointant la porte du pouce.
Je n'ai fait qu'un pas en arrière lorsque je l'entends gémir :
- Attends…
Je me retourne.
- Tu… Tu crois que… Que tu pourrais dormir avec moi ? geint-elle.
Alors ça, je l’ai pas vu venir. Je reste interloqué quelques secondes.
- Enfin… Enfin, c’était parce que… je veux pas… Enfin, je sais pas si je pourrais me rendormir toute seule, me confie-t-elle. Je.. J’ai besoin d’avoir quelqu’un avec moi. Mais euh… je veux pas te forcer.
Je n’ai pas besoin qu’elle m’en dise plus. Je reviens immédiatement près d’elle.
- Y a pas de souci. Je me sens pas forcé, je réponds. Et puis, ça nous permettra peut-être de ne pas nous re-réveiller dans les mêmes conditions, je plaisante.
Elle émet un son étrange que j’identifie comme une tentative de rire et nous entrons dans la pièce.
Putain, je suis dans ma chambre avec Maud. Je vais aller dans mon lit avec Maud. J’ai peur qu’elle croie que je profite de la situation. Je n’ose pas bouger. Je tente de briser la glace
- Euh… Tu dors de quel côté ? je demande en me passant une main sur la nuque.
- Euh… à droite. C’est plus facile pour les câlins, répond-elle.
- Ah… Ok.
Je ne sais pas quoi faire de cette information. Je n’arrive pas à me décider à entrer dans le lit en premier. Elle fait finalement le premier pas et se glisse sous la couette.
- Je suis désolée de te déranger et de te mettre mal à l’aise…, dit-elle les yeux fuyants. C’était pas mon intention. Je me sens vraiment nulle…, soupire-t-elle. Si tu préfères retourner dans l’autre chambre, ou reprendre ton lit et que j’aille ailleurs, je ne t’en voudrais pas, murmure-t-elle, la voix tremblante.
Il n’en est pas question !
Je fais le tour du lit et m’y glisse à mon tour.
- Arrête de dire des bêtises. Je ne vais certainement pas te laisser seule dans cet état.
- Merci. Bonne nuit.
- Bonne nuit.
J’éteins la lampe de chevet, mais je suis incapable de fermer l’œil. Maud est dans mon lit. Je ne suis même pas excité sexuellement tellement je suis paumé. Je tente de remettre de l’ordre dans mes pensées quand j’entends un petit bruit de son côté du lit.
- Tu pleures ? je lui demande.
- Un peu, gémit-elle.
Je laisse de côté notre dilemme. Là, il faut que j’assure le moment présent. On gèrera les problèmes de cœur plus tard. J’inspire à fond avant de l’attirer dans mes bras.
- Viens là.
Une fois contre moi, je la sens fondre en larmes. Elle s’accroche à mon t-shirt comme si sa vie en dépendait. Je ne l’ai jamais vue dans cet état. Et je me retrouve comme un con.
- Je suis pas très doué pour réconforter les gens ou même parler d’une manière générale…, je commence. Mais je t’ai dit que j’étais là pour toi si tu avais besoin. Et là, clairement, tu as besoin. La situation a pas changé de ce point de vue-là, je lui confie en caressant ses cheveux.
Comme elle ne se détend toujours pas, je continue :
- Et si, et je dis bien si, effectivement tu refais un cauchemar – elle se crispe dans mes bras et me serre encore plus -, je serai là.
Je pose ma tête sur la sienne afin de l’envelopper totalement.
- Maintenant, dors, je conclus.
Je la sens se détendre imperceptiblement, mais je ne relâche pas mon étreinte pour autant. Il n’y a qu’en la serrant que j’ai réussi à la calmer. Je continue de la bercer, de lui caresser les cheveux, et je la sens devenir de plus en plus lourde. Et de plus en plus chaude, aussi. Un vrai four.
Je n’ose pas vraiment bouger, mais j’étouffe. Lorsque je suis sûr qu’elle dort, je me faufile hors du lit pour enlever mon t-shirt. Je réalise alors que je pourrais retourner dormir dans la chambre de Thomas. Ce serait sûrement plus sage que de me recoucher à ses côtés, quasi à poil…
Mais je ne peux pas. D’abord parce que je ne veux pas qu’elle pense que je l’ai abandonnée ; et ensuite parce que, si je peux me réveiller juste une fois près d’elle, ça vaut bien que je me fasse un peu de mal.
Je me re-glisse tant bien que mal dans le lit, en priant pour ne pas la réveiller, et je la reprends dans mes bras. Au bout de quelques minutes, je me sens partir, et sombrer moi aussi.
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