Chapitre 10 - Partie 4
Au fur et à mesure que l’après-midi avance, d’autres véhicules se garent et le parking se remplit. Je continue de jouer sur mon téléphone. L’heure d’ouverture passe. Personne ne vient.
Finalement, vers 14h, quelqu’un vient rouvrir l’accueil. Je relève à peine les yeux, un peu fatigué de cette attente inutile. “Thierry”, les autres clients et moi entrons, sans un mot. On nous fait patienter sur des chaises, comme si on avait que ça à faire de notre journée : attendre.
C'est lent. Les employés se trainent. Je regarde Thierry, toujours aussi implacable, ses gestes calculés. Le genre qui en profite sans honte. Quand enfin on s’occupe de moi, Thierry réclame que quelqu’un vienne gérer sa commande en priorité. Une petite dame dans la quarantaine arrive, souriante mais froide. Elle prend en charge Thierry, sans même se retourner vers moi.
Il me passe devant, comme le gros connard qu’il est. Je serre les dents et retourne sur ma chaise. Je croise les bras et j’attends. Encore.
Finalement, c’est mon tour. Je tends mon bon de commande, sans faire d’histoire. L'employé me hoche la tête, me fait signe de le suivre dans la partie hangar. Comme toujours, ça sent la poussière et le bois des palettes. Cette odeur froide, presque humide, de renfermé.
Le gars revient avec un chariot plein. Il me tend une facture. Pas un mot de plus. Pas que je le comprendrais, mais ça lui arracherait pas la gueule de me sourire.
- Mind if I check ? je demande.
On a déjà eu des problèmes avec eux. Alors c’est devenu une habitude : quand ils amènent les caisses, je recompte. Toujours. Je ne signe jamais rien avant. Je vérifie la commande : des bouteilles de jus, des packs de sodas, de l’eau, de l’alcool. Et là, je vois que le rhum manque. Je fronce les sourcils et retourne voir le gars qui m’a servi.
- Sorry. Something’s missing, je dis.
Il me regarde, un peu étonné.
- Two crates of rhum are missing, j’explique en montrant le bon de commande.
Il prend le papier, s’approche de la voiture, compare ce qu’il a sous les yeux à ce qui est inscrit. Il me sort un truc en grec. Évidemment, j’y comprends rien. Il soupire, me claque un “Stay” - comme si j’étais son chien - puis disparaît au fond de l’entrepôt avec ma fiche. Je roule des yeux, agacé.
Putain mais pourquoi on continue à me refiler la gestion de l’inventaire alors que je ne parle pas la langue ?
Le gars revient avec un collègue, qui, lui, parle anglais. Je réexplique le problème. Même manège. Il inspecte la voiture, comme si j’avais un double fond planqué dans le coffre. Je lève les yeux au ciel, me forçant à garder mon calme.
- See. There should be two crates of rhum, je répète quand il a fini son petit numéro.
- I see. Let me check the backroom.
C’est ça, va voir à l’arrière. De toute façon, je ne bougerai pas d’ici sans.
J'ai besoin que tout soit en ordre. Je suis suffisamment tendu sans avoir à gérer ce genre de conneries. Il s’éloigne, retourne dans la pièce d’où il est sorti.
Il faut vraiment que Jona et Matteo arrêtent de bosser avec ces incapables.
Le temps passe. J’attends, sans rien toucher. Je traîne encore sur mon téléphone. Ma batterie tiendra jamais jusqu’à ce soir. Le gars revient finalement avec le rhum. Il me tend les caisses, et je soupire de soulagement. C’est bon, tout est réglé. Pour l’instant. Mais je me sens vidé. Pas physiquement, mais mentalement.
Ça a pris plus de temps que prévu, mais au moins j’ai récupéré et chargé toute la commande. Je ramène le chariot, grimpe dans la voiture et claque la portière. Le moteur démarre, et je laisse la route s’étirer devant moi.
Je jette un œil à l’autoradio. 17h. Maud doit avoir décollé. Elle est peut-être même déjà arrivée en France. Ou dans les bras de Nate. Comme ça doit être. Je serre le volant sans m'en rendre compte.
C’est mieux pour tout le monde, non ?
Je chasse le souvenir de ses yeux, de sa voix et de ses lèvres en secouant la tête. Je me redresse un peu dans mon siège, me sentant plus lourd que jamais. Je roule sans penser à rien. Bloqué dans les bouchons de la fin de journée. La chaleur me fait transpirer...
Je mets 1h30 à rentrer, putain. 1h30 ! Plus jamais. Quand j’arrive au bar, c’est déjà la folie. De la musique pop. Des étudiants partout. Des rires, de la drague. Je vois Matteo au bar et Jona en salle avec Sofia. Ils ne se débrouillent pas trop mal. Mais vivement que la nouvelle serveuse arrive. Je me traîne vers Matteo.
- Ok, I’m back.
- Jona told me about the closure. Everything else ok ?
- Not really. They tried to screw us out of two crates of rhum. I took care of it but still… If I were you, I’d find other suppliers…
- I know. I didn’t have time for that yet. But I will. Thanks. For everything, dit-il en me tapant sur l’épaule.
Je lui fais un signe de tête et lui tends les clés.
- By the way, Alexis is here. Go and grab something to eat, dit-il en me faisant un clin d'œil.
- Alright, let me unload the truck and I’ll do that.
Je tourne les talons et vais décharger la voiture. Plus lentement que ce que je voudrais. Trop fatigué pour aller plus vite. En cuisine, je croise effectivement Alexis. Un mec cool. Il ne parle pas un mot d’anglais ou de français. Mais on parle la même langue : la cuisine. Il me prépare un grilled cheese à tomber. Ça rattraperait presque cette journée de merde.
Je m’appuie contre le plan de travail et on “discute” du plat du jour. Tacos de poulet mariné avec une sauce yaourt-citron vert et des pickles de légumes. Je le regarde faire. Ça me démange de donner mon avis. C’est pas mon travail. Mais c’est plus fort que moi. Je désigne la sauce qu’il a préparé et pointe le cumin. Je mime un saupoudrage.
Ça pourrait rehausser ta viande. Donner un petit côté épicé sans en faire trop.
Il semble capter l’idée, super enthousiaste de cette proposition. Il attire mon attention vers un sachet d’amandes et fait mine de les faire sauter à la poele.
Amandes torréfiées.
Une super idée. L’amertume va casser l’acidité du citron. C’est pour ça que j’aime bien ce mec. C’est un vrai chef. Je me demande ce qu’il fout à bosser dans ce bar alors qu’il a une vraie fibre créative. Qu’il ne se braque pas quand je lui donne mon avis d’amateur.
On continue de partager nos idées pour les plats du lendemain pendant que je mange. Il intègre certaines de mes idées au menu de la semaine. Je ne vois pas le temps passer. Mon sandwich finit par être froid. Même comme ça il est bon. Peut-être même meilleur.
Au bout d’un moment, Alexis me montre l’horloge de la cuisine. L’heure du coup de feu approche. Je lui tape sur l’épaule, fais un signe de 0 avec mes doigts pour lui souhaiter bonne chance et le laisse à son travail.
Je m’apprête à rentrer quand Jona m’intercepte.
- Tu vas où, là ?
- Chez moi.
- Tu crois quand même pas que je vais te laisser partir comme ça.
- Comment ça ?
Il croise les bras, faussement sérieux.
- Tu ne m’as toujours rien dit sur ta visiteuse.
- Ça va rester comme ça, mon vieux.
Il claque la langue contre son palais.
- No, no, no… Pas moyen que tu bottes en touche. Elle débarque, te réclame au bar, te retrouve chez toi, et tu veux pas me raconter ? Pense à mon petit cœur.
- Y a rien à raconter.
- Bien sûr. Et moi j'ai fait vœu de chasteté
Ça, c'est pas près d'arriver.
Je secoue la tête en souriant et me remet en marche.
- Je vis en face de chez toi ! me rappelle-t-il. Tu ne pourras pas toujours te cacher, petit chat sauvage.
Je continue mon chemin, sans me retourner.
Petit chat sauvage.
Ce surnom surprise me donne une impression bizarre. C'est le genre de surnom que Maud pourrait trouver.
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