Chapitre 13 - Partie 2

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Je reviens dans la pièce principale. Pas parce que ça va mieux. Mais parce qu’à force de l’éviter, je tourne en rond. Elle est de nouveau assise au comptoir de la cuisine, à travailler. Concentrée. Ou en train de faire semblant, peut-être. Je m’arrête une seconde dans l’encadrement de la porte, puis je lance, sans vraiment réfléchir :

  • T’as faim ? Je t’ai dit que je cuisinerai ce soir… Et il faut que je parte au bar d’ici une heure. Il faudrait que je commence à préparer tout maintenant.

Elle se tourne vers moi. Elle hésite une seconde, puis hoche la tête.

  • Ok. Tu as besoin d’aide ?
  • Non, c’est gentil. Je gère.

J’ai besoin de me recentrer. Sur quelque chose que je maîtrise. Quelque chose qui ne demande ni explication ni aveu. Juste des gestes, des odeurs, du feu.

Elle referme doucement son ordinateur, le pousse sur le côté. Je traverse la pièce pendant qu’elle se lève pour le ranger dans son sac. Puis, elle revient s’asseoir à sa place. Bras croisés sur le bois, menton posé dessus. Présente. Discrète.

Moi, je suis déjà devant le frigo, à faire l’inventaire du bordel qu’elle a acheté. Je réfléchis à ce que je peux faire avec tout ça et ce qu’on a ramené de la cueillette. Ça sera pas du grand art, mais ça suffira. Je sors les ingrédients, installe mon plan de travail.

Je sens son regard sur moi. Ça me fout un peu la pression, au début. Mais dès que je commence à éplucher les carottes, je me concentre sur la cuisine. L’odeur verte et sucrée de la courgette fraîche. Celle plus sèche, râpeuse, de la peau d’oignon. Mes gestes s'enchaînent. Automatiques, précis. J’épluche, je tranche, je taille.

Je chauffe l’huile dans la poêle. J’ajoute l’ail — écrasé, pas haché. L’arôme monte. Je ferme les yeux une seconde. Le thym entre dans la danse. Je fais revenir les légumes un par un, laisse les parfums se mélanger, me guider. Quand je suis là-dedans, plus rien n’existe. Même elle, je l’oublie presque.

Le poulet arrive en dernier. Découpé finement, je le saisis dans une deuxième poêle. J’y ajoute un fond de moutarde, un peu de poivre. Et puis vient le moment fatidique : la crème. Enfin, si on peut appeler ça comme ça. Je jette un coup d’œil à la barquette.

  • Tu sais que c’est une insulte à la cuisine, ton truc ?

Elle hausse les épaules.

  • C’était la moins chère.

Je lève les yeux au ciel et vide quand même le pot. L’odeur s’adoucit, se lie aux sucs, c’est pas si mal. Pas transcendant, mais ça passe. Je goûte, ajuste. Puis je me tourne et tends une cuillère vers elle, à l'affût de sa réaction. Elle se penche, goûte, relève les yeux vers moi.

  • C’est… super bon, dit-elle.

Je souris.

  • Je sais.

Je laisse un blanc, puis ajoute sans me priver :

  • Imagine ce que je peux faire avec de la vraie crème.

Elle fait la moue et me tire la langue. Je remue encore une fois la poêle, puis lance, presque distrait :

  • Tu peux mettre la table ? Mais laisse les assiettes ici. Je vais faire un dressage.

Elle obéit sans discuter. Je prends mon temps. Dispose les légumes avec un peu de hauteur, le filet de poulet coupé en biais par-dessus. J’ajoute une petite louche de sauce, un brin de persil. Rien de fou, mais visuellement ça claque. Et ça me plaît bien de lui sortir le grand jeu.

Je lui tends son assiette, puis prends la mienne et vais m’installer au bout de l’îlot, à deux sièges d’elle. Pas trop loin. Mais pas collé non plus. Juste à portée.

Je l’observe discrètement pendant qu’elle goûte. Juste assez longtemps pour capter les petits signes qu’elle aime mon plat. Et ouais, ça me fait quelque chose. Comme si chaque bouchée me faisait marquer un point dans une compétition où je ne suis même pas censé être inscrit. A laquelle je ne devrais pas essayer de participer. Mais c’est plus fort que moi.

Je sais ce que je vaux en cuisine. Si j’avais été un vrai prétendant, ça aurait clairement pu jouer dans la balance. Nate, il est peut-être gentil, fiable, stable — le package parfait. Mais je sais faire ça. Cuisiner. Deviner ce qui va marcher. Jouer sur les textures, les odeurs. Trouver l’équilibre juste. Ça aurait pu peser, si les cartes avaient été distribuées autrement. Et je veux que ça pèse. Même maintenant. Même dans nos circonstances.

On mange sans vraiment parler. Le silence n’est pas lourd, pas cette fois. Plutôt un genre de trêve silencieuse. Juste les bruits des couverts, des verres, et de temps en temps, son petit soupir satisfait. J’enregistre chacun d’eux comme une victoire.

Quand on a fini, je commence à me lever pour débarrasser.

  • Je m’occupe de ranger, dit-elle aussitôt, en attrapant mon assiette. Tu as déjà fait à manger. Je peux au moins faire ça. Va te préparer pour le travail.

Je reste figé un instant. C’est pas grand-chose. Juste une phrase simple. Mais dans sa voix, y a ce truc. Ce truc qui me serre un peu la poitrine. Ce truc qui sonne… normal. Mais un normal intime. Comme si on vivait ensemble. Comme si tout ça était possible.

Je hoche la tête, sans rien dire, et me dirige vers la salle de bain. J’enfile un t-shirt propre, passe un coup d’eau sur mon visage. J’essaie de repousser tout ce que je ressens. De me mettre dans le rôle du beau-frère détaché. Ce rôle que je n'ai jamais su tenir. Qu’elle ne me laissera jamais tenir. Parce qu’elle voit tout ce qui passe dans mon regard. Elle lit à travers mes gestes, mes silences. Elle sent ce que je ne dis pas.

Quand je reviens, elle a fini de remplir le lave-vaisselle. Elle nettoie notre table improvisée. Les cheveux noués à la va-vite. C’est une image que j’aurais aimé photographier pour la garder. Une image bien plus dangereuse que toutes les autres, mais belle.

Je chope mon sac.

  • Je file. Je te laisse les clés, au cas où tu as besoin de sortir.

Elle se retourne, essuie ses mains sur un torchon.

  • Ok. A tout à l’heure, dit-elle.

Je hoche la tête, pousse la porte.

  • Zed ?

Je me fige.

  • Merci pour le repas. C’était… incroyable, conclut-elle.

Je me contente d’un signe de tête, incapable de répondre. Et je pars. Parce que rester plus longtemps, c’est m’exposer encore.

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