Chapitre 14 - Partie 2
La musique bat son plein, les verres s’entrechoquent, les voix se mélangent dans un bruit de fond indistinct. Les touristes et les étudiants affluent. Attirés par les performances plus ou moins réussies des autres clients.
Je n’y fais pas attention. Je suis à l’aise en cuisine, mais derrière le bar, je suis sur mon territoire. Ici, tout a une place, un rythme, une mécanique bien huilée. L’alignement des alcools, la pression des commandes qui s’enchaînent, le claquement du shaker entre mes doigts… J’assemble les saveurs d’instinct, sans y réfléchir. Les gestes sont automatiques, fluides. Doser, verser, ajuster, diluer, shaker, envoyer, rincer, recommencer. Ça me vide la tête. Ça m’évite de penser. A Maud, entre autres.
J’entends à peine les rires, les applaudissements de la salle, le karaoké qui continue en fond. Le jeudi, c'est toujours la folie. Je lève la tête rapidement, le temps d’observer si Jona tient la cadence ou s’il a besoin que je le décharge en partie. A priori c’est bon.
Entre deux commandes, je m’autorise à jeter un oeil vers une silhouette assise au comptoir que je reconnaîtrais entre mille. Maud. Je l’ai remarquée depuis un moment, mais je ne suis pas allé vers elle. Pas encore. Elle a cet air pensif, absorbé, celui qu’elle prend quand elle est ailleurs, dans son monde.
Mes mains tremblent légèrement quand j’envoie ma dernière commande. Le manque ou le stress de la savoir ici ? Une seule façon de le savoir. Je me décide à aller vers elle. Arrivé à sa hauteur, je pose la main sur le bois du comptoir.
- Quitte à être au comptoir, tu veux boire quelque chose ?
Elle sursaute légèrement, me regarde. Il y a toujours quelque chose dans ses yeux, un éclat que je n’arrive pas à ignorer. Elle prend la carte, réfléchit. Je la vois hésiter, faire cette moue adorable d’enfant qui me donne envie de la protéger de tout.
- Pina Colada, mais pas beaucoup d’alcool, tranche-t-elle en refermant la carte.
Je bois tout le temps. Elle jamais. L’ironie m’arrache un sourire triste. Encore un signe que la vie se fout de ma gueule.
- Et surtout, pas de feuilles de menthe en déco, ajoute-t-elle.
Je hausse un sourcil.
- On n’aime pas les plantes ?
- On adore les plantes. Mais pas celle-là. Ça me donne envie de vomir.
Je secoue la tête, amusé, et attrape le shaker. Je connais la recette par cœur. Pourtant, mon esprit s’attarde. Pas sur les proportions. Sur elle. Je refuse toujours de lui parler. Et ça la contrarie. Beaucoup. Pas au point de me faire changer d’avis mais je voudrais faire quelque chose pour me rattraper. Pour lui faire comprendre que je reste là malgré tout. Que notre relation n’a pas vraiment changé.
Après une infime hésitation, j’effleure une bouteille de vanille. Ce n’est pas dans la recette. Pas vraiment. Mais je sais qu’elle aime les saveurs douces, sucrées. Sans réfléchir, j’en ajoute une touche. Juste ce qu’il faut. Je porte le verre à mon nez. Tout est bien équilibré.
Je pose le verre devant elle.
- Sans menthe, comme madame l’a demandé. Je t’ai mis un doigt ou deux de vanille. Ça rajoute un peu de sucré.
Elle joue avec le verre avant de goûter. Je guette ses réactions. J’ai confiance dans mon mélange. Mais j’espère que ça va lui plaire. Quand elle relève la tête, elle sourit légèrement.
- Ces doigts font vraiment des merveilles.
Sa main effleure la mienne. Un contact léger mais volontaire. Je reste immobile, troublé. Je ne sais pas si le sous-entendu, lui, était volontaire. Est-ce qu’elle joue avec les limites, comme avant ? Je n’ai pas le temps d’y penser davantage. Elle retire sa main et je sens alors qu’une autre se pose sur mon épaule. Jona.
- Take 5, souffle-t-il à mon oreille. I’ll cover for you.
- Alright. Thanks, man, je réponds un peu surpris.
Je me détourne et reporte mon attention sur Maud.
- Il semblerait que je sois autorisé à prendre une petite pause de cinq minutes. Jona gère.
Je l’observe, juste un instant de trop. Elle va dire quelque chose, je le sens. A propos de la conversation à laquelle je n’ai pas envie de faire face. Mais au lieu de parler, elle esquisse un sourire.
- Je crois que je vais aller tenter ma chance, dit-elle en regardant la scène.
- Tu veux aller chanter ?
- Quelque chose comme ça, ouais.
Elle descend du tabouret et se dirige vers la scène. Je ne la lâche pas des yeux, amusé et impressionné de son audace. Je la vois approcher ses lèvres de l'oreille du gars à qui on a loué le matériel.
Il acquiesce, elle lui sourit, monte sur scène et empoigne le micro tandis que la musique se lance. Les paroles apparaissent à l’écran. Maud se tourne brusquement vers moi. Elle me regarde droit dans les yeux alors qu'elle commence à chanter.
So scared of breaking it
That you won't let it bend.
You run and hide your truth,
Still wanting to pretend.
You know our troubles
Are much deeper than they seem
You'd rather cover up
I'd rather let them bleed
So talk to me
And you'll set us free, oh-yeah
Je connais cette chanson. Et ce ne sont pas les bonnes paroles. Même pour le refrain. C’est censé être adressé à une fille. Mais elle adapte les paroles du refrain comme si elle parlait à un homme. Je veux détourner le regard, mais je n’y arrive pas. J’ai peur de comprendre. Je me crispe légèrement, m'efforçant de respirer comme si de rien n’était. Je ne sais pas si je veux entendre la suite.
Your tender lips and how
They collided with mine
The thrill of becoming
Completely intertwined
I know deep down you care
But that you’ll never show
I know deep down you feel
You can never let me go.
Just talk to me and you'll set us free.
Elle a pris possession de la chanson. Les paroles n’ont presque plus rien à voir avec l’original. Quelques clients échangent des regards surpris. Certains scannent la salle, à la recherche du destinataire de cette étrange variante.
Moi je sais. Elle fait référence à nos baisers, à nos corps sous la douche chez mes parents. Elle chante pour moi. Elle chante pour que je l'écoute. Parce que je refuse de le faire quand on est que tous les deux. Elle sait que devant tout le monde, je ne peux pas la stopper. Qui plus est quand je suis au taf. Je croise les bras et m’appuie sur les étagères du fond du bar, histoire de donner le change.
Why do you do what you do to me? Yeah
Why won't you answer me, answer me? Yeah
Why do you do what you do to me? Yeah
Why won't you answer me, answer me? Yeah
Je comprends. C'est une négociation. Elle n’a pas arrêté de me confier des choses très intimes alors que moi je fuis en permanence sa demande de mettre les choses à plat. C’est injuste. Je la retiens prisonnière ici d'une certaine façon. Elle refuse de partir mais c'est parce que moi je ne veux pas parler. Je l'empêche d'aller de l'avant.
Je n’ai plus le droit de fuir. Je soupire, me passe une main sur le visage. Je la regarde droit dans les yeux et je hoche la tête.
Tu as gagné.
Je sais que le message est passé. Elle m'offre un sourire contrit pendant qu’elle poursuit la chanson. Elle sait combien ça me coûte. Mais c'est ce qu'il faut faire. Je reprends mon poste et prépare les commandes d’autres clients. Presque un réflexe. C’est ce que j’aime dans ce boulot : il ne me demande pas de réfléchir. La fin de sa prestation est accueillie par des applaudissements et même quelques sifflets.
Entre deux coups de shaker, je remarque qu’elle a repris sa place au comptoir. Elle fuit mon regard et gesticule sur sa chaise. J’envoie les consommations, me tourne maladroitement vers elle et lui demande sans la regarder :
- Tu veux boire autre chose ?
J’ose lever les yeux vers elle. Son visage est tout rose. Ses yeux brillent. Un client la félicite encore. Elle le remercie en rougissant et se mord les lèvres. J’ai envie de sauter par-dessus le comptoir et de les dévorer. De montrer à ce con que c’est chasse gardée. Je serre les poings. Je n’ai en aucun cas le droit de faire ça.
- Du coup ? Tu veux boire autre chose ?
- Non, c’est gentil, dit-elle en faisant papillonner ses yeux sur moi. Je vais rentrer. Je t’ai assez dérangé comme ça.
- Ok. Je rentre dans à peu près 3h. On parlera à ce moment-là. Promis.
Comme un instinct naturel repoussé trop longtemps, je porte sa main à mes lèvres et l’embrasse rapidement. Je vois la surprise et le plaisir dans ses yeux. Ses lèvres forment un “Merci” à peine audible, puis elle descend de son siège et disparaît dans la foule.
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