Chapitre 15
Il est presque une heure. Et j’ai l’impression qu’il s’est passé trois jours entiers.
D’ici deux heures, je retrouve Maud. Rien que d’y penser, j’ai le cœur qui tape comme un fou. Je sais pas ce que je vais dire. Ni comment elle va réagir. J’ai jamais eu aussi peur de merder. Alors, je bosse. Je me planque derrière les bouteilles, les verres sales, le brouhaha de la foule. Tout ce qui fait assez de vacarme pour couvrir mes pensées.
Depuis une heure, c’est la folie. Jona et moi on fait ce qu’on peut pour tenir le rythme. La chaleur colle à ma nuque. La sueur perle entre mes omoplates. Mais c’est ça que j’adore.
Sur la petite scène en bois, un type massacre Bohemian Rhapsody. Le micro sature. Une nana filme en criant son prénom. Elle a des paillettes dans les cheveux et clairement trop d’alcool dans le sang. Tout le monde s’en fout. Le public chante faux avec lui.
Anna et Sofia nous donnent les commandes par-dessus la musique et on envoie. Un verre de soda. Deux cocktails. Trois bières.
- Everything ok ? nous demande Matteo.
- Yes. Well… We’ll run out of tequila in a few…
- ‘Kay, I’ll get a new bottle.
Ce mec m’impressionnera toujours. Il a l’oeil partout. Il gère tout à la fois. Il revient avec de la tequila et une bouteille de rhum blanc. Puis il s’éloigne vers l’autre bout de la salle pour gérer une table un peu trop festive.
Matteo, c’est le genre de mec qui sait tout faire : réparer une tireuse en plein rush, désamorcer une embrouille en trois mots, calmer un client ivre sans hausser le ton. Il voit tout, entend tout, avant même que ça devienne un problème. Il a une mémoire flippante pour les visages et les commandes. Un type revient trois mois après, il se souvient qu’il prenait de la tequila sans sel.
Il peut tenir une conversation avec toi en te regardant droit dans les yeux tout en notant qu’il manque une caisse de verres propres à l’autre bout du bar. Et avant même que tu bouges, il a déjà envoyé quelqu’un s’en occuper.
C’est le genre de mec que je respecte. C’est peut-être pour ça que je bosse comme un taré à chaque shift. J’ai envie qu’il sache qu’il peut compter sur moi. Qu’il a pas fait une connerie en m’embauchant.
Et puis un groupe arrive. Trois silhouettes sombres, visiblement pas là pour profiter de l’ambiance. Des uniformes. Des flics. Je me fige. Donne un coup bref sur l’épaule de Jona.
- Καλησπέρα. Αστυνομία. Έχουμε μια καταγγελία για πώληση αλκοόλ χωρίς άδεια.
- Πλάκα κάνετε; Έχουμε όλα τα χαρτιά σε τάξη, réponds Jona.
Je ne comprends rien. Jona me glisse un coup d’oeil. Et ça je comprends tout de suite : il gère les emmerdes, je gère les commandes.
Matteo surgit de nulle part, comme à son habitude. Calme. Il s’approche des agents sans perdre un instant son aplomb.
- Όλα τα έγγραφα είναι εντάξει. Ας δούμε.
Les deux policiers entament un échange rapide en grec. Leur ton est professionnel mais tendu. Jona se penche vers moi, discret :
- Ils ont reçu une dénonciation anonyme. Comme quoi on n'aurait pas le droit de vendre de l’alcool. Mais c’est des conneries, on a tous les papiers. C'est moi qui m'en suis chargé !
Je hoche la tête. Dénonciation anonyme. Mon cul. Ça c’est Thierry. Il n’a pas perdu de temps. Je n’ai pas parlé de ses menaces à Matteo. Je pensais qu’il bluffait. Qu’il n’aurait pas les couilles de se lancer dans des trucs illégaux. Je n’avais pas pensé aux voies légales.
Une table se lève en chuchotant, d’autres commencent à rassembler leurs affaires. Jona s’esquive quelques instants pour donner des instructions aux serveuses : garder le TPE sur elle pour faciliter les paiements et éviter les “resto-baskets” paniqués.
Matteo continue à parler avec les flics en grec, donnant les papiers et expliquant le fonctionnement du bar, tandis que Jona me donne les infos essentielles, gardant un œil sur les clients et les commandes.
Je vois une fille filer vers la sortie sans un mot, son verre à moitié plein oublié sur la table. Un gars près du comptoir hésite, regarde autour de lui, puis s’en va en jetant un coup d’œil furtif à la caisse. Pas de paiement.
Matteo le voit aussi et serre les dents. Il jette un œil à Jona qui fait un signe discret aux autres pour qu’ils restent vigilants.
Les policiers finissent par partir, mais leur passage a laissé un froid dans l’air. Les rires se font plus discrets, les regards se détournent. Le brouhaha reprend lentement, mais la soirée a perdu un peu de sa chaleur. Tout le monde sait que la moindre erreur peut coûter cher.
Je reste dans mon rôle. J’enchaîne les commandes sans ralentir, m’efforçant de garder un sourire. On est pas du genre à se laisser intimider.
***
Le bar vient de fermer. Pour les clients en tout cas. Il nous reste encore du boulot. Jona passe un coup de serpillère dans la salle. Sofia fait le tour des tables pour jeter les restes. Anna vérifie la caisse avec Matteo. Et moi, je range le bar. Je nettoie les verres, je trie les bouteilles.
- Cavolo, stasera è stata tosta ! s’exclame Matteo. Okay, debrief time. Jona, please translate for Sofia. So, those cops showing up… it really killed the vibe.
Il grimace et nous regarde tous un part un.
- But, I want to thank you all. We lost a bit with people walking out without paying, but it could have been much worse. So thank you for your reactiveness.
- Anytime, boss, sourit Jona.
Matteo lève les yeux au ciel, un sourire tout aussi complice aux lèvres.
- Non chiamarmi così, cretino, rit-il en le bousculant légèrement.
Pendant un instant, l’ambiance se détend franchement. Ces deux-là se connaissent par cœur, et ça se voit. J’hésite un instant à parler de Thierry. Je sais que ça va remettre un froid. Mais c’est important, alors je me lance :
- You know, I think I know who sent that complaint. The owner of the night club.
- What do you mean ?
- He was loud and clear when he came for the order at the warehouse the other day. Threatened us, and now it’s showing.
Matteo me fixe un instant, puis hausse les épaules.
- Could be. Either way, we need to stay sharp. No way we let them get to us. We’re back at it tomorrow. But tonight, let’s breathe a little. Have a good night everyone.
La tension de la soirée se dissipe. Pour tout le monde. Sauf moi. Un autre problème m’attend chez moi. Beaucoup plus dangereux.
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