J’arrive au bar un peu en avance, mais l’endroit est déjà sous tension. Je reconnais cette ambiance particulière du jeudi soir. Le moment charnière où les verres commencent à s’aligner, où on peut identifier les clients lambda de ceux venus en soirée étudiante. Ça va danser, crier, draguer, et finir soit dans un lit, soit dans le vomi. Peut-être même les deux.

• Ah, Cedric ! Right on time.

Matteo me fait signe depuis le comptoir, où il classe des factures à moitié froissées. Il a les cheveux tirés en arrière et la chemise entrouverte, comme d’hab.

• Hey, je réponds en me rapprochant.
• Just so you know, il commence, en tapotant un bordereau. We’ve got new suppliers. One for the juices, one for the spirits. I’m done coping with the shit the others put us through.

Je hoche la tête, pas surpris. Matteo a cette manie de faire confiance jusqu’à ce qu’il explose. Entre les commandes foireuses, les chiottes bouchées et la descente des flics… il commence à reprendre les choses en main.

• You’ll see how they go next week. Just keep an eye on the first deliveries. I want feedback, okay?
• Sure.

Il me claque l’épaule et disparaît vers la cuisine, déjà en train de briefer un membre de l’équipe.

Puis Daphnée arrive, un plateau sous le bras, l’air de m’attendre depuis une demi-heure.

• Tu tires une de ces tronches.
• Bonsoir à toi aussi.
• T’es sûr que ça va ?
• Ouais, ouais… J’ai juste…

Besoin d’oublier que, bordel de merde, Maud est nue chez Jona !

• Besoin de dormir parce que tu te fais des noeuds au cerveau ? soupire-t-elle. Tu sais… Parfois faut savoir lâcher prise.

Est-ce qu’elle m’incite à tourner le dos à Maud ou à foncer ? Ou aucun des deux. Je ne sais pas. Je ne sais plus.

• Faut que je me mette à bosser, je dis.

Elle secoue la tête mais n’insiste pas. Elle sait que ça sert à rien de creuser quand je suis comme ça. Je me demande si elle est consciente que son petit commentaire est planté dans mon crâne pour la soirée.

Je commence à essuyer les verres, à ranger les bouteilles. La musique monte. Les premiers groupes d’étudiants arrivent, bruyants, excités, affamés d’alcool bon marché et de validation sociale. Le bar va bientôt devenir une jungle.

Et moi, je suis là, avec la voix de Daphnée qui me tourne dans la tête et cette image qui refuse de me lâcher : Maud. Chez lui. Sous sa douche. Peut-être même… dans ses draps.

Je serre les dents. Le shaker en main. Je ne peux pas me disperser. La soirée ne fait que commencer.