Le service tourne à plein régime. J’enchaîne les verres sans y penser. Mes mains vont plus vite que ma tête. Heureusement. Parce que dans ma tête, c’est le bordel. Le genre de bordel silencieux et rampant. Celui qui ne fait pas exploser, mais qui use, ronge, fissure.

Derrière le bar, tout est fluide. Je gère les commandes. Les étudiants affluent, les playlists tournent bien, les serveuses circulent à vive allure. Je me force à rester dans le rythme. J’ai besoin de garder les mains occupées pour empêcher mes pensées de revenir sur cette foutue image. Celle de Maud. Chez lui. Peut-être qu’elle est repartie chez moi, qu’elle a mangé ce que j’ai laissé au frigo, qu’elle est allée s’allonger sur mon lit. Ou peut-être qu’elle est toujours chez lui. J’essaie de pas y penser. Mais bien sûr, j’y pense. J’essaie de respirer normalement. De rester droit.

Je termine un énième cocktail lorsqu’un groupe entre dans le bar. Parmi eux, je distingue Jona, une jeune femme à son bras. Je mets quelques secondes à reconnaître Maud.

Comme dans un mauvais film romantique, je la vois avancer dans le bar au ralenti, appuyée contre mon collègue. Je ne l'avais jamais vue comme ça. Elle est maquillée. Fard à paupière, eyeliner, rouge à lèvres. La totale. C'est dingue comme ça lui va bien. Chaque nuance met en valeur la finesse de ses traits. Ses lèvres rouge vif me donnent encore plus envie de les manger que d’habitude. Le maquillage de ses yeux est intense, presque noir. Mais ça ne fait qu'accentuer son regard. L'effet général est saisissant. Ça lui donne une allure à la fois envoûtante et mystérieuse.

Mais surtout, elle porte une robe rouge hyper moulante, s’arrêtant à mi-cuisses, avec un décolleté vertigineux. Le tissu semble se fondre avec sa peau faisant ressortir ostensiblement toutes ses formes.

• Fiouuuu, siffle Daphnée en s’accoudant au bar. Sexy l’ex future belle-soeur.

Je la fusille du regard et elle repart en salle avec un sourire en coin. Mais elle a raison : Maud est sexy. Plus je la regarde et plus je réalise qu'elle est sans aucun doute la plus belle femme que j'ai jamais vue. J’ai souvent pensé qu'elle pourrait facilement se mettre plus en valeur. Aujourd'hui je regrette de la voir aussi belle.

Je me suis toujours attendu à la perdre pour mon frère. Mais ce soir elle n’est pas avec lui. Et, comme je l’avais prédit, elle n’est pas avec moi pour autant. Je me rappelle de ses mots : “En l’état actuel des choses, je ne vais pas épouser Nate.”, “Je ne suis pas avec Nate.”, "A tes yeux. Mais pas au mien.". Je n’avais pas anticipé qu’il pourrait y avoir d’autres mecs dans la course. Ni même qu’elle pouvait sortir le grand jeu et inciter encore plus de prétendants à participer.

Ils s’installent tous les deux à une table réservée. Petite, dans un coin un peu à l’écart. Parfait pour discuter. Mais aussi pour flirter tranquille, sans les cris, sans les bières renversées autour.

Ils sont vite rejoints par Daphnée qui se charge de prendre leurs commandes. Maud ne cesse de sourire. Jona lui sourit en retour à pleines dents. Le même genre de sourire que je l’ai vu sortir à des dizaines de coups d’un soir. Je me sens trahi. C’est pas comme si il savait à quel point je la veux. Mais il sait qu’elle compte. Et il l’a quand même dans son viseur, l’enfoiré.

Lorsqu’il se penche à son oreille et pose une main sur le haut de son genou, mon sang bout. Je m’attends à ce qu’elle le repousse. Qu'elle menace de lui broyer les couilles s’il ne retire pas sa main. Mais non. Elle pose une main sur son épaule et dépose un baiser chaste sur sa joue. Elle rayonne. Je sens mes mains trembler.

Et puis je le vois décaler une mèche de ses cheveux à elle. Et l’embrasser. Ni sur la joue, ni sur les lèvres. A mi-chemin entre les deux. Ma vision se brouille.

• Tu m’écoutes ?
• Quoi ? dis-je, de retour à la réalité.
• Trois rails de shots rhum/sirop surprise, une bière et une piña colada sans menthe, énonce Daphnée. C’est bon pour toi ?
• Ouais, ouais… Je te prépare ça, je marmonne alors qu’elle repart.

La piña colada est pour Maud. J’en mettrai ma main à couper. Je prépare le cocktail avec application et agacement. Comme l'autre jour, j'ai envie de rajouter quelque chose pour qu’elle sache que c’est moi qui l’ai préparé. Que je l’ai fait en premier parce que malgré la tension en ce moment, elle passe toujours en premier. Mais je n’en fais rien.

Je sors les bières et m’attèle aux shots. D’ordinaire, Maud ne boit pas. Mais dans le doute, je sélectionne nos sirops les plus sucrés car je sais qu’elle ne tolère pas l’alcool amer. C’est la première à dire qu’elle a le palais d’une enfant de 4 ans. Même si à la voir ce soir, elle n’a rien d’une enfant. J'active ensuite le vibreur de Daphnée pour lui signifier que les commandes sont prêtes.

Je lui tends les verres sans un mot. Elle hoche la tête, s’éloigne vers leur table, zigzaguant entre les groupes. Elle dépose les boissons, échange quelques mots avec eux et repart. Jona réorganise la table avec les différents verres. Puis il dit quelque chose, et je le vois lui tendre un shot, en riant. Maud secoue doucement la tête, esquisse un sourire.

Elle hésite une demi-seconde. Peut-être deux. Elle le prend. Le porte à ses lèvres. Le retire aussitôt. Elle essaie de boire ça comme un jus. C’est pas la bonne technique. Elle refait une tentative, cul sec cette fois. Elle tousse, grimace, pince les lèvres et prend une gorgée de piña pour faire passer.

Sauf que le passage du shot fait toujours effet. Ça la brûle et la glace en même temps. Je le vois rien qu’à la façon dont elle frotte sa gorge.

Je m’occupe. Je nettoie un coin déjà propre, je découpe des fruits alors que j’en ai en stock, je vérifie trois fois les niveaux de sirop. Tout pour éviter de regarder. Mais évidemment, j’y reviens toujours. Comme un con. Sur son sourire. Sur cette robe beaucoup trop révélatrice.