Chapitre 20 - Partie 2
Les heures passent. Ils parlent. Ils rient. Je n’entends rien, mais je vois tout. Les gestes. Les regards. Maud se penche vers lui, à un moment, une main posée sur son verre, l’autre sur sa cuisse, très légèrement. Rien de trop. Juste assez pour que ça crève les yeux. Elle rit, la tête rejetée en arrière, puis attrape sa paille pour aspirer le fond de son cocktail. Elle a les joues un peu rouges. L’alcool, sûrement. Peut-être Jona. Peut-être les deux.
Jona, lui, joue sa partition à la perfection. Le sourire facile. Le regard qui accroche. Les épaules détendues, l’écoute attentive. Il parle, mais pas trop. Il l’observe. Il temporise. Il attend. C’est un charmeur né.
De mon angle, je peux tout capter. Et ça me laisse un goût métallique dans la bouche. Parce que plus les minutes passent, plus leurs chaises se rapprochent. Pas d’un coup. Pas brusquement. Non. Par petites touches. Comme une danse millimétrée. Une jambe qui glisse dans la direction de l’autre. Un coude posé plus près. Une épaule qui frôle. Et puis soudain, ils ne sont plus en face l’un de l’autre. Mais presque côte à côte.
Jona vient de dire quelque chose — sûrement une connerie bien dosée — et Maud rigole de nouveau. Mais cette fois, il n’y a pas que le rire. Il y a sa main. Posée sur son torse. Pas une caresse. Pas un geste déplacé. Juste une main, à plat, contre la chemise de Jona. Assez douce pour avoir l’air intime. Assez visible pour me donner envie de foutre mon poing dans le mur derrière moi.
Il se lève, l’invite à faire de même. Je la vois se redresser un peu, vaciller à peine. Elle rit, mais c’est plus hésitant. Je commence à me demander si elle sait encore ce qu’elle fait. Et c’est là que l’inquiétude me rattrape. La peur. La vraie. Parce qu’elle n’aime pas l’alcool. Parce qu’elle ne boit pas. Et qu’elle n’a sûrement aucune idée de quand s’arrêter.
Ils s’engagent sur la piste de danse. Collés aux autres clients. Mais surtout collés l'un à l'autre. Lui dans sa tenue du dimanche. Et Maud dans cette chose qui tient plus du bodypaint que du tissu.
Elle sourit. Comme je ne l'ai pas vu faire depuis… l'anniversaire de ma mère. Depuis notre danse ensemble.
- Elle est en feu, Maud. Je t'avoue que quand je les ai vu débarquer, j'avais peur que tu pètes les plombs, me lance Daphnée par-dessus le comptoir. Mais t'as l'air de bien gérer. Je suis fière de toi.
Je gère rien du tout. Je me contrôle à peine. Il n'y a pas de commandes en attente pour m'occuper. Je fais semblant de laver le même verre depuis dix minutes.
Et puis je le vois, lui, poser ses mains dans son dos, presque sur ses fesses. Il lui murmure quelque chose à l'oreille. Elle se colle à lui, glisse une main dans ses cheveux, comme si elle voulait le recoiffer. Ou juste s'approcher encore. Après un baise main, il se penche à nouveau sur elle. Elle sourit, pose un nouveau baiser délicat sur sa joue. Et lui pose les siennes contre son cou. Mon sang se glace.
Quand il se redresse, je vois les yeux de Maud pétiller. Une jalousie viscérale remonte le long de mon dos. Je n’ai jamais ressenti ça quand elle regardait Nate. Si ce n’était pas lui, ça aurait dû être moi.
Je me concentre sur la commande suivante : mojito menthe-sans-sucre. Je tends la main vers le shaker, attrape la bouteille. Je débouche, je verse… Et je fronce les sourcils. L’odeur n’est pas la bonne. Je regarde l’étiquette. Gin.
Évidemment…
Mon cerveau a pigé avant moi que je commençais à dérailler. Et comme d’hab, il a activé le vieux réflexe : anesthésier. Et pour ça, rien de mieux que le Gin.
J’ai envie de me foutre des claques. Je déteste gâcher, mais je ne peux pas servir ça. Je jette le cocktail, recommence. Je serre un peu trop le shaker. Je cogne la tranche de citron contre la planche à découper. J’ai la mâchoire crispée, les tempes qui battent. Il faut que la soirée s’arrête. Vite. Parce que je ne tiendrai pas longtemps comme ça.
Ils quittent la piste et je les perds un instant de vue derrière un groupe d’étudiants. J’essaie de ne pas chercher des yeux.
Quand je les revois, Maud a l’air un peu floue. Elle dit quelque chose à Jona, qui lui attrape doucement le bras et la dirige par ici. Enfin, j’imagine, parce que je ne la vois pas. Il est pile entre elle et moi, comme un mur. Impossible de savoir si elle titube, si elle pleure, si elle… Une idée horrible germe dans ma tête :
Putain… est-ce qu’il l’emmène aux toilettes pour vomir ?
Toujours invisible, je devine Maud qui se glisse derrière la porte des femmes.
Je jette un œil à l’heure : deux heures quinze. Elle a trop bu, trop vite. Je le savais. Elle n’a pas l’habitude de boire. Je serre les dents. J’espère qu’elle encaisse. Qu’elle ne pleure pas derrière la porte.
Jona en profite pour commander une assiette de frites et une carafe d’eau. J’imagine que c’est pour Maud. C’est bien. Il faut qu’elle éponge. Elle ne se rend pas compte de ce qui l’attend demain. Puis il bifurque vers le bar. Incapable de s’empêcher de venir m’emmerder, même sur son jour de congé.
- Ciao, gattino ! Alors ? Ça roule, le service ? Tu survis sans moi ? Pas trop dur d’enchaîner les commandes ?
Je relève la tête. Il me regarde avec une petite lueur dans les yeux. Je ne lui réponds même pas. Je le hais à cet instant précis. Pas juste parce qu’il passe la soirée avec Maud. Mais parce qu’il l’a fait boire à la rendre malade.
L’émotion est de courte durée. Maud ressort bien trop vite des toilettes. Elle n’a pas été malade. Juste une pause technique.
OK. Elle va bien. Pour ça, au moins.
J’aperçois son visage une fraction de seconde - ses cheveux, un bout de son nez - avant que Jona ne me la masque à nouveau. Il les ramène à leur table, tenant fermement le bras de Maud. Je ne la vois pas, cachée derrière son corps, mais je devine à la manière dont il la soutient qu’elle titube.
Daphnée arrive alors, posant devant eux l’assiette et la carafe demandée. Jona lui sert un verre et pousse l’assiette vers Maud. Elle attaque les frites, boit. Fini le plat et sa nouvelle boisson en quelques minutes. Et je respire un peu mieux. Ça va mettre un peu de temps à faire effet, mais son foie l’en remerciera.
Il se penche pour lui dire quelque chose et elle se lève d’un coup. Sauf qu’elle vacille aussitôt. Je sursaute presque. Mon corps se tend instinctivement, comme si je pouvais la rattraper à l’autre bout de la pièce.
Ils retournent danser. Mais c’est pire qu’avant. Elle attrape les mains de Jona et les plaque sur ses hanches. Vu ce qu’elle porte, elle pourrait aussi bien être nue. Jona baisse la tête, glisse quelque chose à son oreille, le nez plongé dans ses cheveux. Elle colle son dos contre son torse, passe les bras autour de sa nuque. Et elle commence à onduler, ses fesses calées contre son entrejambe. Ses doigts pianotent le long de ses cuisses et sur ses seins. Et il n’est pas en reste : il effleure ses côtes, ses hanches, comme pour l’inviter à se frotter plus.
Je le regarde faire, et j’ai envie de lui arracher les bras. Que mes yeux puissent le tuer sur place. C’est à moi qu’elle devrait faire ça. À moi qu’elle devrait s’accrocher. Je la désire à en crever. Et il est là, à la toucher. À l’avoir. Et puis elle rouvre les yeux. Et elle me regarde. Pas un sourire. Pas un clin d’œil. Rien qu’un regard droit dans le mien, chargé d’électricité, de feu, de défi. Ce n’est plus de la danse. C’est une provocation ouverte.
Qu’est-ce que tu cherches à prouver ? Que tu n’es plus avec Nate ? Merci, le message est passé. Arrête maintenant !
Comme si elle m’avait entendu, elle se retourne, face à Jona. Lui glisse quelque chose à l’oreille. Ils quittent la piste ensemble, repassent près de leur table, puis se dirigent vers la caisse. Il va régler et elle bifurque. Droit vers moi. Mon cœur s’arrête.
Elle s’avance presque derrière le comptoir, comme si elle avait le droit d’y être. Et quand elle se penche, son décolleté s’ouvre sous mes yeux. Indécent. Je suis incapable de bouger. Je maudis le créateur de cette foutue robe.
- C’est bientôt la fin de ton service, non ? demande-t-elle, mielleuse.
Elle fait tourner les clés autour de son index, puis ajoute :
- Ne tarde pas trop à rentrer. Faire autant la fête m’a un peu fatiguée.
Elle marque une pause. Elle me regarde, intense. Sérieuse. Et lâche cette bombe :
- J’ai hâte d’aller au lit.
Je me fige. Incapable de parler. Incapable de respirer. Chaque mot résonne dans ma tête comme un coup de massue.
Est-ce qu’elle parle du canapé ? De mon lit ? Ou du sien ? Est-ce qu’elle va coucher avec lui ? Chez lui ? Chez moi ?
Puis elle se redresse, tourne les talons. Rejoint Jona, qui l’attend à la caisse.
À cet instant précis, je suis incapable de penser à autre chose qu’à elle. A ce qu’elle vient de dire. Il faut que je rentre. Je regarde l’horloge : encore un quart d’heure. Il peut se passer beaucoup de choses en si peu de temps.
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