Chapitre 24 - Partie 1
Au bar, c’est tranquille. Et ça me va très bien. J’ai besoin d’un peu de vide, un peu de calme. De laisser retomber le bordel intérieur.
Il y a quelques clients, vendredi oblige, mais c’est toujours plus posé que les jeudis. Jona est accroupi derrière le comptoir, une caisse de bouteille à ses pieds. Lorsqu’il m’aperçoit, il se redresse, crayon sur l’oreille et me lance son traditionnel :
- Allora ?
- Oh, toi, ta gueule ! je réplique dans un sourire.
Il explose de rire, si fort que certains clients se retournent.
- Et moi qui pensait que tu me remercierais…
- Tu veux une médaille ?
- Gravée, s’il te plaît. Avec “Cupido 2.0”.
- Hé bah, je te laisse voir ça avec Maud.
Il part en réserve, toujours hilare. Heureusement, quand il revient, il me laisse tranquille. Le calme dure… allez, cinq minutes. Juste assez pour que Daphnée débarque. Un plateau vide sous le bras, son regard pétille déjà de sous-entendus.
- Comment ça s’est passé avec Maud ?
Je la fixe un instant, comprenant qu’elle était dans le coup, elle aussi.
- Ah, mais y a même pas de mise en bouche avec toi ! C’est direct les questions chiantes. Vous jouez à qui me cassera le plus les couilles avec Jona ?
- Non, moi je joue les garde-fous, réplique-t-elle. Et dieu sait que tu me facilites pas souvent la tâche.
Elle me regarde, son plateau calé sur la hanche. Elle attend une réponse. Que j’ai absolument pas envie de donner. Mais qu’elle ne lâchera pas.
- Maud et moi, ça va très bien.
- Très bien genre “Je refoule tant que je peux et je vais exploser prochainement.” ou très bien “Vous êtes enfin ensembles.” ? insiste-t-elle.
- Très bien comme “On en est pas encore à se donner des petits noms mais ça roule.”. Alors rentre les griffes maman-tigre !
- Et bah c’est pas trop tôt !
Elle se redresse, fait mine de vérifier son plateau vide, puis me lance un regard par-dessus l’épaule :
- Continue de faire attention à toi. Jusqu’à ce que vous en arriviez aux petits noms…
Daphnée, dans toute sa splendeur : un mix de coup de poing et de câlin mal déguisé. Je roule des yeux sans répondre et je la regarde repartir en salle.
Entre deux commandes, je fais tourner un verre dans mes mains. Mon téléphone vibre dans ma poche.
M : J’espère que le reste de l’omelette était pour moi parce qu’il n’en reste plus rien. xp En tout cas, c’était super bon. Il faut que tu m’apprennes à faire ça ! <3
Je relis le message deux fois. Un sourire un peu con me monte aux lèvres. Y’a du bruit autour de moi — la musique, le cliquetis des verres, les gens qui râlent ou rient à voix basse — mais ça me glisse dessus. J’aurais bien aimé être là pour voir ses réactions en mangeant. Mais avoir une réaction, même comme ça, ça me fait quelque chose.
Demain, je suis off. Pas de boulot, pas de courses à faire. Juste Maud, moi. Et tout le temps qu’on veut. J’ai envie de faire un truc avec elle. Autre chose que jouer en ligne et faire du sport - même si c’était chouette. Pas un truc chiant, genre un ciné, ni trop cliché, comme un dîner en bord de mer. Je pourrais prévoir de cuisiner avec elle. Mais ça la ferait pas vibrer comme moi. Je veux quelque chose qui lui parle vraiment.
Je repense à un couple passionné d’archéologie qui est venu il y a quelques semaines. Ils m’ont parlé d’un coin pas loin d’ici. Un site de ruines antiques, hors des sentiers battus.
Je m’y suis intéressé pour Maud. Quand elle parlait du mariage avec Nate, elle voulait un thème « Grèce antique ». J’ai jamais capté pourquoi, mais ça la fascine. Les vieilles pierres, les albums photos… Tous ces machins anciens et délaissés.
J’ai posé des questions aux randonneurs. Ils m’avaient décrit le lieu en détail, m’avaient envoyé des liens, des photos, et j’avais noté tout ça dans un dossier sur mon téléphone.
Au début, je comptais y aller tout seul, prendre quelques photos, lui envoyer un message genre « regarde ça, ça pourrait te plaire ». Mais là, avec elle ici, ça me tente vraiment de l’emmener.
Pas parce que je dois, ni parce que ça fait bien, mais parce que j’ai envie d’essayer. De sortir de ma routine conne, de faire autre chose que rester chez moi, devant un écran, ou à suer dans mon salon.
Je reprends mon téléphone, je cherche mes notes. C’est à une heure trente de route. A peu près. Ça pourrait le faire. Si je trouve un véhicule. La location, c’est mort. Un taxi, ça va être la galère. Et en transport, c’est même pas envisageable.
Une ampoule s’allume dans ma tête : je pourrais demander à Jona. Je me demande comment amener le projet sans qu’il ne recommence à me casser les couilles.
J’attends un petit moment - une heure ou deux. Le temps de faire mon taf, d'apprécier la sensation du shaker dans mes mains et du rythme des commandes. Et de me préparer à l’inévitable interrogatoire qu’il va tenter de me faire subir.
J’essuie un verre, l’air de rien. J’attends que Jona finisse d’encaisser les deux habitués, puis je m’approche.
- Dis-moi… Je peux emprunter la voiture demain ? Je voudrais faire un truc en dehors de la ville.
- Ooooh… Un truc en rapport avec ta petite brune sexy ? Genre plan romantique et tout ? Elle t’a dompté gattino…
Je soupire, plus agacé que ce que je pensais.
- Bon, je peux l’avoir ou pas ?
- Sí. A condition que tu remettes de l’essence.
Il se tourne, attrape les clés dans la boite et me les tend. Finalement, il se recule quand je vais pour les prendre et me dit avec un sourire chafouin :
- J’espère que vous penserez à moi comme parrain de vos enfants.
- Oh, mais bien sur, je raille en chopant le trousseau. On les appellera tous “Jona”. Même les filles.
- Perfetto ! J’ai toujours su que tu finirais par t’attacher.
Je lève les yeux au ciel, secoue la tête, sans un mot de plus. Et ça lui suffit pour sourire davantage.
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