Chapitre 26 - Partie 4
On reste comme ça, l’un contre l’autre pendant un moment. Je n’ose pas bouger. Je ne sais pas vraiment comment la regarder après cette… bombe qu’elle a lancée. Et dont elle n’a probablement même pas conscience d’avoir dit.
Et puis soudain, je sens son ventre bouger sous le mien. Il gargouille. Fort. Je ne sais pas pourquoi, mais ça me détend d’un coup. Ça casse un peu le charme, mais c’est pas plus mal. Ça me ramène à un truc banal.
- Pas besoin de demander si t’as faim, je me moque.
Elle acquiesce, un peu gênée. Je me détache lentement de son corps, savourant le contraste entre ses mains glacées et sa peau brûlante. On se redresse, ramasse nos fringues éparpillées.
Pendant qu’elle finit de s'habiller, je sors ce que j’ai emmené pour le pique-nique. Soudain, elle lance :
- C’est marrant, y a jamais de bière avec toi.
Je la fixe, ahuri. Elle n’est quand même pas en train de me demander d’acheter ça ? Elle n’en a jamais bu depuis que je la connais. J’espère qu’elle ne fait pas ça pour essayer d’être plus proche de moi. Ça serait très con. Et inutile.
- Tu en voudrais ? je demande, par acquis de conscience.
- Non, beurk ! elle rigole. Mais, reconnais que dans ta famille, c’est un peu LA boisson… J’ai même entendu ton père dire un jour “La bière, c’est pas de l’alcool.”, alors excuse-moi de trouver bizarre qu’il n’y en ait pas chez toi.
Je souris, rassuré et continue de déballer les provisions.
- Je suis pas un grand fan, j’avoue. J’en bois avec eux, plus par habitude sociale que par envie. C’est assez insipide. Surtout celles qu’ils boivent...
Elle proteste gentiment :
- Je suis pas d’accord. Ça a du goût. C’est juste que c’est infâme.
Voilà, ça c’est Maud. Aucune demie-mesure. C’est toujours tout ou rien avec elle. Mais même avec son entêtement et son exubérance, elle a tort.
- Maud, je souffle en posant un doigt moqueur sur son nez, c’est pas avec ton expérience d’il y a deux jours au bar que tu peux rivaliser avec mon expertise en alcool.
- Je ne referais sûrement pas ça de si tôt, grimace-t-elle. Mais, c’était… incroyable. J’avais l’impression de ressentir tout en mille fois plus fort. Tu vois ce que je veux dire ?
- Je vois. Chez toi, c’est logique. Tu ressens tout beaucoup trop fort, je ris sans m’en cacher.
C’est encore un point sur lequel nous nous complétons. Ou sur lequel nous divergeons. Question de point de vue. Elle a des réactions excessives. Je reste le plus neutre possible.
- L’alcool, ça ne fait qu’exacerber les émotions, je continue. Franchement, toi, je te déconseille de boire quand tu es triste. Ça sera pas beau à voir.
Elle hausse les épaules, un peu blasée.
- Je bois déjà pas de base… Pourquoi je voudrais boire en étant triste ?
- Je sais que...
Je m’interromps. In extremis. Je fuis son regard.
Je sais que moi je bois aussi pour ça. Quand je ressens quelque chose de trop fort. En bien ou en mal.
Jamais je ne dirai ça tout haut. Et encore moins à elle.
- Y en a qui boivent pour oublier, je me reprends. Pour anesthésier. Y en a pour qui ça marche. Pas tout le temps. Pas longtemps.
C’est ça le problème : ça ne résout rien. Ça ne fait que remettre la merde à plus tard. Je me tais un instant. J’espère qu’elle ne sera jamais comme ça. Comme moi.
L’idée même d’une Maud autre qu’enjouée est si absurde que je souris. Je reprends, plus calme :
- Mais avec toi, y a aucune chance. Ça va juste amplifier le truc.
Jamais elle ne vivra ça. Mais bon, mieux vaut prévenir que guérir.
On mange, à la romaine, si j’ose dire. Vautrés sur la nappe, se passant les aliments au fur et à mesure de nos envies. Il fait chaud, mais à l’ombre de l’arbre, c’est tenable.
Et puis je la vois sortir son téléphone et le braquer sur moi.
- Tu fais quoi, là ? je demande, tout en connaissant la réponse.
- Je veux un souvenir de ça. D’aujourd’hui. Et pas juste les ruines. Je veux une photo de nous.
Elle s’avance, toute contente, se pose entre mes jambes. J’ai pas le courage de la repousser.
Je hais les photos. J’adore la photographie mais je déteste être dessus. Les sourires forcés, les poses chiantes, les rassemblements de famille qui durent trois plombes pour que tout le monde soit dessus, en regardant l’objectif, avec la bonne tête etc… Très peu pour moi.
- Allez, fais au moins semblant d’apprécier, plaisante-t-elle.
Elle cadre à l’arrache, mais c’est pas si mal. Le premier cliché est moyen. La lumière est bonne. Les couleurs rendent bien. Mon sourire est crispé, mais le sien illumine tout.
- Embrasse-moi ! exige-t-elle.
Je la vois venir. La photo cliché du baiser romantique. Je joue le jeu, mais pas complètement. Dès qu’elle ferme les yeux, je tends mon majeur bien droit vers l’objectif, tout en posant mes lèvres sur les siennes.
Elle réclame une troisième photo et je propose de la prendre. Mes bras sont plus longs, ça rendra mieux. Et, truc que j’avais pas anticipé, ça lui offre l’occasion de s’avachir encore plus sur moi. On fait les cons sur celle-là. Synchro sans même se concerter.
Après cette séance improvisée, elle regarde le résultat. Je m’attends à me faire charrier pour la vanne du doigt d’honneur, mais non. Et, pour être honnête, elle est assez cool cette photo. Elle, romantique et sérieuse, avec sa main enroulée autour de mon avant-bras; et moi, désabusé et narquois.
On parle encore un peu, on finit la partie de 421. Que je perds, bien entendu.
Quand la lumière commence à baisser, on range tout. Je lui attrape la main alors qu’elle ferme son sac, je la tire vers moi.
- Selon l’heure à laquelle on rentre, on peut passer par la plage. Histoire que tu n’aies pas pris ton maillot pour rien.
- Pourquoi pas. On verra. On peut aussi commander à manger, se poser gentiment devant un film et ne rien faire.
- Ou je peux te faire enfin un plat décent pendant que tu choisis un film, je suggère.
Je vois ses yeux s’illuminer et je contre avant même qu’elle ne le propose :
- Mais pitié, pas Roméo et Juliette.
- Hum…, bougonne-t-elle avant de rire. Tu sais que tu n’y couperas pas ? Un jour ou l’autre, tu devras céder.
Est-ce qu’il y a vraiment quelque chose que je lui refuserais ? Sur lequel je ne cèderai pas de mon plein gré ? Je ne crois pas. Mais autant le lui laisser croire. Ça me laisse du répit avant de voir ce truc.
- Peut-être, mais pas ce soir, je conclus.
On reprend le sentier en sens inverse. Elle fait une dernière photo des ruines avec la lumière déclinante. On plaisante encore en repassant sous les arbres nains et les chemins tordus de l’aller. Et on arrive enfin à la voiture.
La chaleur est infernale à l’intérieur.
- Tu veux que je conduise ? Pour le coup, je sais où on va cette fois ! plaisante-t-elle.
- Sur le principe, je dirais bien “oui”. Mais niveau assurance, il vaut mieux pas. Je suis sur les conducteurs occasionnels. Pas toi. Mais merci.
Je l’embrasse furtivement sur le front et nous montons. Elle lance la radio et nous roulons sans un mot. Trop fatigué par la journée. Trop en phase pour briser notre silence par des mots superflus.
Annotations
Versions