Chapitre 27 - Partie 2
Je fais mariner le poulet dans citron, huile d’olive, origan. Sel, poivre. Je lance le riz. Je coupe les courgettes, les aubergines. Je les balance à la poêle avec de l’ail. Je prépare un genre de tzatziki, à ma façon. Yaourt, concombre, menthe, un peu de citron. J’écrase de l’ail dans un coin du plan de travail. L’odeur est forte. Ça va être top.
Je ne dis rien, je me concentre. Chaque geste est précis, presque rituel. Ce repas, ce n’est pas juste pour remplir nos estomacs. C’est une façon de soulager nos muscles. Et en cuisinant, je calme mes tempêtes intérieures. Le poulet grésille doucement, son crépitement se mêle à l’odeur chaude qui emplit la pièce. Je peux faire ça les yeux fermés, en pilote automatique. Ça m’apaise.
L’eau de la douche cesse de tomber, la porte s’ouvre et j’entends le pas félin de Maud dans le salon. Je sais qu’elle cherche ses affaires. Et qu’elle va percuter en deux secondes.
Je mélange les légumes dans la poêle, concentré sur les gestes, sur le bruit, sur l’odeur de l’ail qui dore. Mais la vérité, c’est que je tends l’oreille. Je l’entends bouger derrière moi.
Je fais comme si je m’en foutais. Comme si j’étais absorbé par la cuisson, par les épices, par le temps de cuisson du riz. Mais une partie de moi est en alerte. J’attends.
Je me demande si elle va voir ça comme juste mon besoin de netteté ou si elle verra que je veux prendre soin d’elle.
Ses pas approchent. Si léger qu’ils sont presque noyés sous le bruit des légumes qui cuisent. Et puis, je sens ses mains glacées frôler mes côtes. Ses bras m’enlacent par-derrière et ses lèvres se posent au milieu de mon dos.
- Merci. Pour l’armoire.
Je ferme les yeux une seconde. Ça me touche plus que je voudrais l’admettre. Je prends sa main, l’embrasse, et la ramène contre ma poitrine, là où ça s’emballe un peu trop.
Je ne réponds pas. J’ai pas les mots pour ça. Ou peut-être que j’ai peur de ce que je dirais si j’ouvrais vraiment la bouche. Mais ce qu’elle vient de faire — ce qu’elle vient de dire — c’est exactement ce que j’espérais. Ce que j’attendais sans le dire. Elle reste là, contre moi. Je sens sa respiration dans mon dos, son calme. Et ça m’apaise. Ça m’ancre.
Quand elle s’éloigne, ses doigts glissent dans mon dos, légers comme des points de suspension. Je rouvre les yeux, reprends la cuillère en bois. Le plat est presque prêt. Mais moi, je flotte encore.
Je l’entends ouvrir les placards. Elle sort deux assiettes, les pose doucement sur le comptoir. Je jette un œil par-dessus mon épaule.
- Prends plutôt des bols, je lance.
Elle s’arrête, tourne la tête vers moi sans répondre. Son regard accroche le mien, juste une seconde.
- Des bols ?
- Ouais, pour le riz et le reste. Ce sera plus pratique. Laisse-les sur le plan de travail. Je gère.
Elle repose les assiettes, ouvre le bon placard cette fois. Ses gestes sont précis, familiers. Et encore une fois, ça me plaît qu’elle sache où sont les choses. Qu’elle se soit fait une place ici.
Elle me tend les deux bols, un petit sourire en coin, les pose où je lui ai indiqué et file dans le salon installer le reste des couverts. Je reprends la cuisson, encore plus décidé à la scotcher.
- J’ai trouvé un film ! annonce-t-elle tout à coup. Promis, c’est pas une comédie romantique.
Un ricanement m’échappe, bref, amusé mais pas méchant. Vu son obsession pour Roméo et Juliette, j’avais vraiment peur qu’elle me trouve un autre bien dégoulinant de sentiments. Je flippe un peu, mais je suis curieux de voir ce qu’elle a choisi.
Je baisse le feu sous la poêle, mélange les légumes d’instinct. Je réalise ce qu’il se passe : je cuisine, elle met la table… Je lui fais de la place pour ses affaires, je vais même lui faire un double des clés dès que je peux.
Tout ça, c’est des trucs de couple établi. Je commence à vivre avec elle. Pas juste passer du temps. Vivre.
L’appart est petit, pas de vraie échappatoire, pas de pièce pour s’isoler, pour souffler. Ni pour cacher mon addiction... Mais, je pourrais me faire à ce genre de soirée. Même avec ses films douteux.
Tout est prêt. C’est le moment du dressage. Je commence par répartir le riz dans les bols, en formant un dôme bien net. Puis, je dépose un mini bol dans lequel je verse ma sauce tzatziki revisitée. J’ajoute les légumes sautés tout autour, en veillant à bien équilibrer les couleurs. Pour finir, j’ajoute le poulet grillé délicatement sur le dessus, comme une pièce maîtresse. Je prends un moment pour admirer le résultat. C’est parfait.
Je traverse la pièce, m’accroupis en posant les bols devant elle, encore chauds. Je visais pas un truc fou — je sais que je peux faire bien mieux — mais faut avouer, ça a de la gueule. Elle me regarde comme si j’avais cuisiné pour un resto. Alors, je rentre dans le jeu :
- Au menu ce soir, bowl crétois : poulet grillé mariné au citron et à l’origan, courgettes et aubergines sautées et riz complet. Dans les petits pots j’ai bricolé une sorte de tzatziki, ça ira super avec le poulet et les légumes, j’ajoute, moins dramatique.
Je vois direct dans ses yeux qu’elle est bluffée, encore une fois. Je me garde bien de lui dire que c’est quand même assez exceptionnel. J’adore cuisiner, mais je ne me donne pas tant de mal quand c’est pour moi. Je me fais des trucs super bons, mais je ne présente pas comme je l’ai fait, là.
- Méfie-toi, c’est un luxe auquel je pourrais très vite m’habituer, si c’est comme ça à chaque fois, marmonne-t-elle.
Le compliment voilé me fait sourire à moitié.
Oooh, mais habitue-toi ! C’est un peu ça, le plan.
Puis je tends la main, sans trop réfléchir. Mes doigts accrochent doucement son menton, comme pour l’embrasser. Ce serait facile. Naturel. A la place, mes yeux ancrés dans les siens, je souffle :
- Attends que je te fasse un dessert…
J’y pense vraiment. À lui faire un vrai dessert. Un truc chiadé, sucré, fondant, avec ses parfums préférés. Parce que, ça aussi, je sais faire. Et je peux y faire passer plus que dans n’importe quel mot.
- Tu ne voudras plus jamais manger autre chose que ma cuisine.
Je balance ça comme une vanne, une fausse menace, mais je suis sérieux. Je veux qu’elle associe ses repas à moi, à mes recettes. Qu’elle ait du mal à s’en passer. J’ai besoin de ça. De raisons pour la faire rester. De lui montrer ce que je peux lui offrir. Ma qualité indiscutable c’est la cuisine. C’est le truc qui pourrait la retenir.
Parce que même si je profite de ce qu’on a, que je vis au jour le jour en repoussant ça dans un coin de ma tête, ça me travaille cette histoire. Nate, Maud, moi… Le bordel que ça va créer. Elle m’a choisi. Elle l’a quitté. C’est officiel pour elle, mais lui ne sait rien. Il croit encore que c’est temporaire. Qu’elle va revenir. Et c’est normal. Il n’a jamais eu à prouver qu’il était digne d’elle. Il l’est, c’est tout.
Et moi, je suis là, avec cette zone d’ombre. Cette dépendance tapie dans un coin que je planque en priant pour qu’elle ne la découvre jamais. C’est pas grand-chose en vrai — si personne ne sait c’est parce que je gère malgré tout. Mais j’ai constaté cette semaine que le manque peut me rendre imprévisible. Impulsif. Et ça suffirait pour tout faire foirer.
Je relâche doucement son menton, laisse mes doigts glisser le long de sa joue, jusqu’à replacer une mèche de ses cheveux derrière son oreille. Elle retient à peine un souffle. Son regard, sa tension, ce frisson infime sous ma main — je sais exactement ce que ça veut dire. L’air se charge d’électricité. Son odeur change, confirmant ce que je sais déjà : rien qu’avec ce petit geste, avec ma voix, je l’ai chauffée.
Et merde, ça me fait quelque chose aussi. Je pourrais suivre. Me laisser happer, la prendre sur le canapé ou l’embarquer dans la chambre sans même me poser de questions. Tant pis pour le repas.
Mais je me retiens. Parce que c’est justement ça, le piège. Ce serait trop facile de tout noyer dans le sexe. Trop simple de ne parler que par le corps. Je veux que notre relation marche. Qu’elle ait du poids. Qu’elle existe autrement que juste à travers le sexe, même si c’est le feu. Je veux qu’on construise un truc qui ne s’effondrera pas dès que la fièvre sera retombée. Un truc tangible. Stable. Aussi évident, sinon mieux, que ce que Nate et Maud ont pu être.
Alors je me contente de son regard, de cette mèche déplacée, feins n’avoir rien remarqué et me détourne pour attraper mon bol. Je lui tends le sien et on s’installe, bols sur les genoux, prêts pour la séance.
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