Chapitre 28 - Partie 1
Il est presque trois heures du matin. Maud dort. Son souffle régulier effleure l’oreiller. Paisible. Moi, je suis toujours en vrac. Incapable de dormir. Ou de respirer normalement.
Je me déteste. Je n’arrive pas à rester là. A la serrer, à moitié nue, dans mes bras. A faire comme si rien ne s’était passé.
Je me redresse sans un bruit. Son bras glisse de mon torse, comme une tentative inconsciente de me retenir. Ça me broie. Mais je me lève quand même. À reculons. Comme un voleur.
Le salon est noir. Silencieux. Je n’allume pas. Je ne déplie même pas le canapé. Pas envie de confort. Je ne veux rien. Juste… être ailleurs. Je m’y affale, en chien de fusil.
Je revois ses yeux. Son visage qui se crispe. Sa voix qui me rassure. Je serre les dents. Enfonce mes ongles dans ma paume. J’ai envie de hurler. De rage. De honte. De me cogner la tête contre le mur. De me flanquer dehors. Et de boire.
Parce que mon esprit veut fuir. Comme d’habitude. Et l’alcool... c’est le seul refuge que je connaisse.
Je me relève. Je fais les cent pas dans le salon. Je vais devenir fou si je reste sans rien faire. Alors je déterre mes affaires de sport de la machine à laver. Roulées en boule. Encore trempées de sueur après notre séance, l’autre jour. Je les enfile quand même. Plutôt ça que de retourner dans la chambre en chercher d’autres.
Je chope une paire de chaussettes dans la salle de bain. Je mets mes chaussures. Je sors. Pas de portable. Pas de clé. Juste mes jambes, mes nerfs et mes fautes.
Dehors, l’air me gifle. Ça ne suffit pas. J’ai besoin de plus. Je marche vite. Puis je cours. Je traverse les rues désertes, les pavés humides, les réverbères qui grésillent. Je descends jusqu’à la mer.
Les vagues sont là. Noires. Hypnotisantes. Je retire mes fringues sans réfléchir. Je garde juste le boxer. Et je plonge.
Le choc thermique me fracasse. L’eau est gelée. Elle me coupe le souffle, me brûle la peau, me vide la tête. Je nage. Fort. Sans but. Juste pour que ça cesse. Pour que la culpabilité s’étiole un peu. Pour m’épuiser. Pour m’anesthésier.
J’ai fait mal à Maud. Pas intentionnellement. Mais quand même. Je l’ai blessée.
Je plonge à nouveau. Je retiens ma respiration jusqu’à ce que mes poumons crient. Quand je remonte, l’eau salée me pique les yeux. Je m’en fous. Je suis juste… en train de me perdre. J’ai encore envie de boire. De ne plus ressentir. Alors je continue, je lutte contre les vagues, jusqu’à ce que mes bras soient lourds. Jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien. Que du froid. Et du vide.
Je flotte. Épuisé. Le ressac apaise un peu le tumulte dans ma tête. Un souvenir doux-amer remonte à la surface.
Un autre après-midi à la plage, en vacances avec toute la famille. On était sortis avec les plus petits pour profiter du vent et lancer des cerf-volants. Maud tenait fièrement le sien, un papillon en plastique cheap aux couleurs criardes — un cadeau de Nate. Elle n’en avait jamais fait avant. Elle le tripotait comme si c’était un truc précieux. Presque trop émerveillée.
Thibaut, mon petit cousin, s’est approché sans un mot. Il a commencé à tirer sur le t-shirt de Maud, une main grande ouverte tendue vers la ficelle du cerf-volant. Ce môme tout timide… c’était une grande ouverture pour lui. Ça voulait clairement dire “Donne-le-moi, s’il te plaît”.
Je m’attendais à ce que Maud soit attendrie. Qu’elle lui donne le fil avec ce regard maternel et bienveillant qu’elle a pour tous. Mais pas du tout. Elle a écarquillé les yeux et s’est écrié :
- Au secours, mon cerf-volant !
Et elle s’est mise à courir. Pas loin. Juste de quoi laisser Thibaut un peu perdu. Il a foncé vers elle et elle a recommencé. En deux secondes, c’était devenu un jeu.
La plupart des membres de la famille regardaient ça en riant. J’avais envie de lui courir après, moi aussi. Mais ça aurait pas été très discret. Alors j’ai regardé les autres gamins et j’ai gueulé :
- Allez ! Maud veut pas prêter. On va lui piquer son cerf-volant ! C’est la guerre !
Les enfants ont hurlé de joie. Une horde miniature s’est ruée vers elle. Maud a esquivé les premiers en riant, bras levé pour garder le cerf-volant hors de portée et haut dans les airs. Elle zigzaguait dans le sable, les pieds nus, la poignée en main, les cheveux fous dans le vent.
Et elle venait droit vers moi. Je me suis planté un peu plus loin, bras ouverts, bien campé. En mode “mur humain”.
- Pousse-toi ! Pousse-toi ! m’a-t-elle crié.
J’ai pas bougé. Elle allait faire demi-tour, forcément.
- Je ne m’arrêterai pas ! a-t-elle prévenu en arrivant à toute vitesse.
J’ai maintenu ma position. Un sourire aux lèvres. Je pensais qu’elle bluffait. Erreur. Elle s’est recroquevillée, a fermé les yeux et m’a foncé dedans.
Elle m’a percuté de plein fouet. J’ai vaguement entendu le “ouuuuuuh” moqueur des adultes autour de nous au moment de l’impact. Le choc m’a coupé le souffle. Pas assez fort pour faire mal, mais assez pour qu’on perde l’équilibre. On a basculé ensemble dans le sable.
Elle a atterri de travers contre moi, son front au creux de mon épaule, sa main encore crispée sur la poignée du cerf-volant. Elle n’a pas bougé tout de suite. Moi non plus. Le fil passait au-dessus de nous, toujours tendu, l’engin voletant dans le ciel comme si rien ne s’était passé.
Elle a redressé la tête d’un coup, les cheveux plein de sable, les joues rouges. Nos regards se sont croisés une demi-seconde. Pas de gêne. Pas encore. Juste ce truc, ce battement bizarre dans le ventre.
- Merde… Aïe, a-t-elle soufflé dans un demi rire. Ça va ? Mais pourquoi t’as pas bougé, espèce d’idiot ?
- Je pensais pas que t’allais te la jouer Richie McCaw !
Elle a posé son front contre mon torse, le souffle encore court. Les bras en croix sur le sol, je ne sais pas pourquoi j’ai marmonné :
- Si j’avais su qu’avec toi le rentre-dedans est littéral, je m’y serais pris autrement.
Elle s’est figée une demi-seconde. Pas un vrai silence, mais un flottement. Et puis elle a levé la tête, a cherché mon regard.
- Quoi ?
- Rien, j’ai répliqué, les yeux toujours ancrés sur le ciel. Je fais une hémorragie interne, je délire. Fais pas attention.
Le tumulte des rires et des cris s’est rapproché. Les enfants, toujours pleins d’énergie, ont déboulé, suivis de Nate, visage sérieux. On s’est relevé. Il l’a regardé de haut en bas, l’époussetant, cherchant le moindre signe de blessure.
- Tu vas bien ? a-t-il demandé, posant une main ferme sur son épaule.
Elle a hoché la tête, encore un peu rose, les yeux pétillants malgré tout.
- Oui, ça va. Rien de cassé.
Je suis resté figé un instant, réalisant soudain que je n’avais rien demandé sur son état. Rien. Pas une question, pas un geste pour l’aider à se relever. J’étais trop occupé à ne pas perdre la face. A me cacher derrière des mots à double sens. Derrière des blagues pourries.
Elle a tendu le cerf-volant à Thibaut, qui l’a attrapé avec un sourire. Nate, lui, a posé un bras autour de ses épaules, le regard tranquille, calme, protecteur. Ils sont remontés vers le rivage.
Aujourd’hui, ce souvenir me hante. Pas la chute. Pas le cerf-volant “volé”. Mais le fait que je ne lui aie jamais demandé si elle allait bien.
Ce jour-là, comme ce soir, j’ai pensé à moi avant elle.
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