Chapitre 28 - Partie 2
Je reste encore un moment dans l’eau. Mes bras peinent, mes jambes tirent, mais je continue. Pas pour aller quelque part. Pour garder les pensées sombres à distance. Je nage jusqu’à ce que les premières lueurs bleu pâle du matin s’infiltrent entre les nuages. Puis je regagne la plage, enfin. Je remets mes vêtements, trempé jusqu’aux os. Et je rentre. Gelé. Lessivé.
L’appartement est toujours silencieux. Je referme la porte sans bruit. Pas question de me recoucher et de déranger Maud. L’odeur de sel me colle à la peau. Le sable entre mes orteils m’agace. Je file vers la salle de bain, me fous sous la douche.
L’eau chaude explose sur mes épaules, sur ma nuque. Je m’adosse contre le carrelage. Puis je me laisse glisser jusqu’à m’asseoir, dos au mur, genoux repliés, bras posés dessus, tête basse.
Les carreaux sont froids contre mes omoplates. L’eau coule sans relâche. Elle ruisselle sur mes bras, sur mes tempes, sur mes paupières closes. Elle ne me réchauffe même pas. Mais je ne bouge pas. Comme si elle pouvait laver plus que les restes de ma virée nocturne. Comme si elle pouvait emporter aussi la honte, la colère, les regrets.
Je ne sais pas combien de temps passe. Mais l’eau devient tiède, presque froide, alors je me redresse, les muscles raides, les gestes engourdis. J’attrape une serviette, m’essuie à peine. J’enfile un boxer propre. Le tissu colle à ma peau encore humide. Puis je retourne dans le salon.
Il fait presque jour. Je me traîne jusqu’au canapé, récupère mon téléphone sur la table basse. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ouvre Spotify. Je clique sur une des playlists de Maud, déjà dans mes favoris.
Je fixe un instant le titre à la fois sobre et pourtant éloquent : “Zed”.
Elle m’envoie les morceaux qu’elle y ajoute depuis des mois. Au début, il n’y avait qu’une reprise de Enchanted - celle sur laquelle on a dansé à l’anniversaire de ma mère. Puis, peu à peu, d’autres titres ont enrichi la liste.
Une chanson qui lui fait penser à moi. Une autre pour transmettre ce qu’elle n’oserait pas dire à voix haute. Elle ne l’a jamais clairement avoué, et je n’ai jamais cherché à confirmer. Mais je le sais. Cette playlist, c’est autant de petits messages secrets, de confessions tabous passées en contrebande.
J’écoute tout ce qu’elle choisit pour moi. Même quand je fais semblant que ça ne me touche pas.
Je lance la playlist en sourdine. La mélodie est douce, un peu mélancolique.
Every time you walk away or run away
You take a piece of me with you there
Je ferme les yeux. Je me rappelle très bien quand elle l’a envoyé. C’était il y a deux ans, après un passage éclair chez mes parents, entre deux contrats. J’étais parti pour une mission en Australie. On galérait à communiquer avec le décalage horaire. Même si on échangeait des SMS, on ne s’était pas parlé depuis quatre jours. Une éternité pour nous à l’époque. Et puis un jour, son message contenait un lien vers ce morceau. Rien d’autre.
Are you ever going to see everything you mean to me?
I'm trying really hard to believe
Je l’ai écouté en boucle pendant une heure. Et je n'ai rien répondu. Pas par indifférence. J’avais juste rien trouvé à dire. Trop lâche, ou trop perturbé. Peut-être les deux.
Je laisse les morceaux défiler, le regard perdu sur le plafond, les bras croisés sur le ventre. Les morceaux s’enchaînent, chacun une sorte de micro-message, un souvenir, un frisson resté coincé entre nous. Un rappel que les choses ont dérapé à une vitesse folle. Et qu’on avait des putains d'œillères pour être restés aussi longtemps dans le déni.
Vers dix heures, je me redresse enfin. La faim me rattrape et Maud ne va pas tarder à se réveiller. Alors je me lève. Je glisse une tête dans la chambre. Elle dort encore. Je récupère un t-shirt et un short noir et je file.
Dans la cuisine, je sors les lentilles vertes du placard. Une échalote, une gousse d’ail. Quelques champignons un peu fripés mais encore bons. Deux œufs. Je coupe un oignon rouge au couteau bien aiguisé. Les gestes m’ancrent, me ramènent là, maintenant. J’allume le feu. Le beurre grésille dans la poêle.
Les oignons caramélisent, bruns, presque confits, dégageant une odeur sucrée. Les champignons grillent, relevés d’un filet de vinaigre balsamique. Je fais cuire les œufs. Six minutes. Pas une de plus. Je les retire du feu et remplace l’eau deux fois, jusqu’à ce qu’elle soit bien froide, pour stopper net la cuisson.
Pendant que les œufs refroidissent, je verse les lentilles encore tièdes dans une assiette creuse. Je râpe de fins copeaux de parmesan au-dessus. J’écale les œufs, que je dépose près des lentilles.
Je continue de remuer mon mélange oignons-champignons. Je me demande si ce petit geste peut contribuer à réparer mes conneries de la veille. Si elle continuera de me regarder comme avant. Si elle sera debout avant mon départ.
Cette fois, je lui demanderai comment elle va.
Et puis quelque chose de froid se glisse le long de mes côtes. Les mains de Maud. Elle me serre contre elle, comme hier. Moi, je n’arrive pas à agir comme je le voudrais. Prendre ses mains dans les miennes pour les réchauffer. Ou les embrasser…
- Salut, murmure-t-elle contre mon dos.
J’éteins le feu, me détourne de la gazinière et lui fais face.
- Salut.
Ma voix est basse. Contenue. Je me force à sourire. Je ne sais pas trop quel contact je peux me permettre, alors je garde une main sur sa taille et passe l’autre dans ses cheveux.
- Je n’ai pas voulu te réveiller… Ça va ? Comment tu te sens ?
Sa réponse fuse.
- Ça va.
Ça sonne faux. Un réflexe pour me rassurer, pour éviter de me heurter... Je me tends aussitôt. Et elle le sent. Elle pose ses mains sur mes abdos, plante son regard dans le mien.
- Plus aucune douleur. Je vais bien, assure-t-elle.
J’inspire un grand coup, la serre dans mes bras et ferme les yeux. Je me raccroche à ces mots. À l’idée que peut-être, c’est vrai. Elle a promis que si ça n’allait pas elle le dirait. Qu’elle essaierait.
- Je me suis dit que tu aurais peut-être faim en te levant, je dis pour changer de sujet. Je… Je dois filer au taf bientôt mais je reviens à 14h30.
Je l’embrasse au sommet du crâne, faute de mieux. Je garde les mains sur ses hanches. Légères. Prudentes.
Elle plisse à peine les yeux puis fronce les sourcils. Elle se détourne et je crois un instant qu’elle va mettre de la distance. Mais à la place, elle plaque ses mains sur le plan de travail en face, pose un genou dessus.
- Qu’est-ce que tu fabriques ? je demande, à moitié intrigué, à moitié amusé.
- T’es un peu trop loin ce matin. Je me mets à ta hauteur pour te ramener à moi.
Je la regarde, perdu, et elle tend bras et jambes vers moi. Comme une invitation. Mon cœur se serre. Je secoue la tête. Je veux lui dire qu’elle est folle. Presque ridicule de tendresse. Mais je n’ai pas la force de refuser. J’ai trop besoin de la sentir plus près.
Elle me serre avec tout ce qu’elle a : ses cuisses, ses bras. Elle m’engloutit, me câline. Je suis happé par la chaleur de son corps, la froideur de ses mains dans ma nuque. Emporté par son odeur et sa présence. Mes mains ne savent plus où se poser. J’ai peur de la brusquer. Sa voix claque, légère mais ferme :
- Et maintenant, embrasse-moi !
J’obéis. Bien sûr que j’obéis. Mes lèvres trouvent les siennes, d’abord réservées, comme si j’avais oublié comment on faisait. Puis, lentement, elle me guide. Sa langue frôle la mienne, l’épouse et je suis à deux doigts de la supplier à nouveau de me pardonner. Mais elle murmure :
- Je suis bien avec toi. J’ai toujours envie de toi. Hier, ça ne change rien. Alors ne change pas.
Ma gorge se noue. “Hier, ça ne change rien.”. Je veux y croire. Alors je me laisse aller. Mes mains se posent sur ses hanches, la serrent un peu plus. Ce n’est pas du désir brut. C’est du besoin. Une reconnexion. Une ancre.
Elle caresse mon dos en descendant jusque dans mon short pour palper mes fesses. Ça, c’est vraiment elle. Pas un truc pour que je me sente mieux. Elle me veut toujours. Ça libère le poids qui restait sur ma poitrine. Mes doigts explorent son dos, frôlent sa peau, cherchent à la garder contre moi.
Nos baisers s’intensifient. J’oublie presque que je dois travailler. Jusqu’à ce que mon téléphone vibre. Je maudis l’appareil à voix basse. Puis je murmure :
- Il faut que je parte.
Elle hoche la tête, sans un mot. Ses pupilles sont dilatées, et je sais qu’elle me pardonne vraiment. Je pose un baiser rapide sur ses lèvres et je file chercher mes papiers. Mes gestes sont plus fluides en enfilant mes chaussures. Je sens l’air revenir dans mes poumons, je respire mieux.
Je reviens vers elle. Je ne veux pas partir sans un dernier contact. Je prends ses mains dans les miennes. Je ne me contente pas d’un seul baise-main, il m’en faut une bonne dizaine avant de m’autoriser à m’éloigner.
- A tout à l’heure, je souffle.
Je sors de l’appartement, encore un peu secoué par la veille, mais plus serein. Tout ira bien. Elle va bien. Je n’ai pas tout bousillé. Je ne l’ai pas encore fait fuir.
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