Chapitre 28 - Partie 3

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Quand j’arrive, le bar est déjà vivant. Parasols ouverts, verres qui tintent, vaisselle en fond sonore. Il est presque onze heures. J’ai un léger goût de Maud sur les lèvres.

Jona est derrière le comptoir. Il me lance un regard complice en me voyant approcher. Il ne dit rien. Mais ça ne va pas durer. Anna s’affaire avec son carnet, en train de négocier avec un groupe de touristes allemands. Daphnée est accoudée au comptoir, en train de noter quelque chose sur le planning. Elle a attaché ses cheveux, son chemisier est déjà froissé. Un café à moitié bu traine à côté d’elle.

Je passe derrière le bar, récupère un torchon, comme si j’étais déjà dans le mouvement.

  • Je peux rester prévisible ou je dois encore innover aujourd’hui ? badine Jona.

Je lève les yeux vers lui.

  • Quoi ?
  • Tu m’autorises “Allora” ? demande-t-il, tout sourire.
  • Tant que t’espères pas de réponse, autorises-toi ce que tu veux, mec.

Il rit dans sa barbe inexistante. Daphnée ne bouge pas, mais elle sourit aussi. Elle glisse son portable dans sa poche arrière et se redresse.

  • Au fait, boss, c’est toujours bon pour toi que je commence un peu plus tard demain ? Vers 11h plutôt que 9h ?
  • Sí. Gère tes affaires et viens après. Je couvrirai ton quart.
  • Ça va ? je m’inquiète.
  • Ouais… Tu sais, je t’ai dit que je venais aussi pour des affaires perso. Ça y est, ça bouge enfin. Apparemment, un gars est mort récemment. Je suis pas sûre de comprendre ce que j’ai à voir là-dedans, mais bon. Tout ce que je sais c’est que je suis sur son testament. Je suis convoquée demain matin pour la lecture avec les héritiers…
  • Oh. Héritage en perspective ?

Elle hausse les épaules et sirote une gorgée de café.

  • Peut-être. Ou une dette. Je sais pas. Si ça se trouve y a erreur sur la personne, ajoute-t-elle en s’éloignant pour aller aider Anna sur la terrasse.

Elle disparaît sur la terrasse, carnet en main, concentrée. J’essuie quelques verres sans me presser. Jona, lui, ne bouge pas. Je sens son regard qui me scanne. Il patiente, mais les questions lui brûlent déjà la langue.

  • Tu vas vraiment rien me dire sur ton road-trip mystère avec Maud ? se plaint-il après quelques minutes de silence.

Je lève à peine les yeux. Je sais très bien ce qu’il fait.

  • C’était bien.
  • “Bien” ? crache-t-il. C’est tout ? Allez, quoi ! Maintenant que je vous ai réuni, je suis mis de côté…

Il chouine de façon excessive. Je secoue la tête en souriant malgré moi. Il continue, inarrêtable :

  • Je veux pas forcément de détails gênants, hein. Après, si t’es chaud pour me dire que vous avez baisé comme des fous dans une crique romantique, je prends aussi.
  • C’était pas une crique.
  • Ha ! Donc, y a bien eu une partie de jambes en l’air dans un décor romantique. Je suis si fier de toi !

Je le fixe. Mon regard oscille entre ironie et exaspération.

  • Pardon, glisse-t-il en levant les mains. Je me laisse emporter.
  • Je sais. T’es pardonné.

Il penche un peu la tête, son sourire se fait plus discret. Il me regarde, vraiment. Pas comme le pote qui veut des détails croustillants. Plutôt comme celui qui s’est inquiété en silence et qui veut se rassurer lui-même.

  • Elle te fait du bien. Ne la lâche pas.
  • T’inquiète pas pour ça. C’est pas du tout au programme, je souffle.

Des clients approchent pour régler leur note.

  • Voilà ! Là, on sent l’implication émotionnelle ! dit-il en attrapant le TPE. Pas comme le "bien" moisi que tu m’as balancé au début.

Il se redresse et retrouve son sérieux. Fini la comedia del arte. Il s’éloigne déjà, mais en passant derrière moi, il lance :

  • Je suis sincèrement heureux pour toi. Pour vous.

Je commence mon service. Préparer deux cafés, trois cocktails sans alcool. Déclencher le beeper de Daphnée ou d’Anna. Remplir, laver, envoyer. Verser une bière pour la table 3. Récupérer un pourboire sur le comptoir. Je reprends mon rythme de croisière.

Je me sers un verre d’eau. Je reste un moment appuyé contre le comptoir, les mains posées à plat. Le bar continue de vivre autour de moi, mais tout semble un peu plus lointain.

Ne la lâche pas.

Comme si c’était juste entre mes mains. Mais si elle découvre vraiment qui je suis… ce que je suis… Elle pourrait très bien, elle, me lâcher.

Daphnée revient au bar, réclame deux verres de vin pour la table des habitués. Ça me remet en pilote automatique. Tranquille mais constant.

Entre deux commandes, mon regard dérive vers la place. Un couple traverse, main dans la main. Lui, grand, une démarche droite, posée, presque trop parfaite. Elle, silhouette fine, de jolies courbes, une robe d’été fluide, les cheveux attachés à la va-vite. Entre eux, un gamin de quatre ou cinq ans, qui trottine pour suivre.

Un nœud se forme quelque part sous mes côtes.

Ce n’est pas eux. Bien sûr que non. Mais l’image frappe fort. Nate. Maud. Ce que ça aurait pu être. Ce que lui pense encore que ça sera. Ce que ça pourrait être si elle change d’avis. Ce que je refuse d’imaginer.

Je n’arrive pas à détourner les yeux. Lorsqu’ils disparaissent dans la foule, je me force à bouger, à nettoyer un verre, à saisir un torchon.

Stop. Ça sert à rien de ruminer tout ça.

Maud et moi, ça marche. Je ne veux pas penser au reste. Je repousse l’image et les questions inutiles dans un coin de ma tête.

Daphnée passe derrière le bar, récupère un plateau et m’adresse un clin d’œil. Je réponds un petit sourire. Le bar tourne. Les verres s’enchaînent, sans pression - le midi, c’est pas comme le service du soir…

  • Au fait, il est où le big boss ? je demande à Jona.
  • Dans son bureau. Il boucle la déclaration pour l’assurance.

Je m’essuie les mains sur un torchon.

  • Vous vous en sortez ?
  • “Vous” ? Non, pour le coup “il”. J’ai pu trouver les formulaires mais c’est à lui de les remplir. Il est d’une humeur de chien depuis hier. Et quand il est comme ça… Il est pire que toi. Je préfère le laisser s’énerver tout seul que contre moi.
  • Tu penses qu’il accepterait que je l’aide ?

Il lève les yeux vers moi, un peu surpris. Mais il hoche la tête.

  • Je sais pas. Va le voir, il te dira. Mais je t’aurais prévenu… Ce sera comme te battre contre toi-même.

Je me bats tout le temps contre moi-même…

Je contourne le bar et me dirige vers la zone réservée au personnel. Matteo est assis derrière son bureau, une pile de documents devant lui. Il soupire en frottant ses tempes, entouré de photos des dégâts laissés par l’incendie de la veille. Rien de dramatique, mais assez pour faire chier tout le monde. Thierry n’a jamais été subtil. Mais là, il a monté les emmerdes d’un cran.

  • Hey. You holding up ? je demande en m’appuyant sur le chambranle.

Il sursaute un peu, lève les yeux. Ses cernes sont plus marqués que d’habitude.

  • Ah, Cedric. Yeah, kinda. Trying to deal with this crap. Feel like setting myself on fire.
  • Jona said you’re handling the whole claim ?
  • Of course. Everything’s under my name : property, insurance... They’ll only talk to me. But it’s chaos. These forms are a nightmare. I don’t know how Jona handled the alcohol licences without hanging himself with an Ethernet cable…
  • You need a hand?

Il hésite, puis pousse un soupir et me tend une pile.

  • If you can separate invoices from the contractor and any official-looking stuff... that’d help.

Je m’installe à côté, trie en silence. Rapides. Efficace. Pas de grands discours. Juste de quoi montrer que même si c’est la merde, on le laissera pas tomber. Avec l’équipe on fera tout pour garder leur bar à flot. Et pour moi, c’est aussi une façon de me raccrocher. De rester là où je suis censé être.

  • Thierry’s a fucking snake, je lâche tout à coup. But you’ll win in the end.
  • I better. I didn’t bust my ass for years to lose this bar over his bullshit.

Je termine la pile, la lui tends.

  • All sorted.
  • Thanks, man. I owe you a drink.

Je souris, me lève.

  • Back to the floor.
  • Thanks for your help. Appreciate it. Really.

Je retourne à mon poste. Jona me regarde depuis l’extrémité du comptoir.

  • Alors ?
  • Alors il est charmant, comme toujours. Comme moi. Finalement, c’est peut-être toi le problème, je le chambre.

Il rit sans retenue.

  • Peut-être. Tu sais… Matteo c’est comme mon frère, ajoute-t-il, les yeux dans le vague. C’est sûrement normal qu’il se lâche avec moi et qu’on se chamaille. Mais... Ce bar... C'est vraiment important pour lui. C'est un peu sa "Maud", tu vois ? Si on doit mettre la clé sous la porte, ça le brisera.
  • Tout ira bien, j’assure en posant une main sur son épaule. On se connait pas bien, tous, mais l’équipe laissera pas ça arriver.

Il me renvoie un sourire un peu triste et puis retrouve son énergie. Il part en salle vérifier que tout se passe bien pour les clients.

Le reste du service du midi se passe sans accroc. Quelques bières, des cafés, des thés, un verre cassé au moment du rush. Classique. Je reste à ma place derrière le comptoir, concentré, efficace. Pas besoin de parler plus que nécessaire. Je fais le job. On me laisse tranquille.

À 14h30, le calme revient. Je nettoie une dernière fois le plan de travail, remets les bouteilles en ordre, range les torchons. Je jette un regard à Jona. Il hoche la tête. Je lui réponds d’un signe, puis je rentre chez moi.

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