Chapitre 30 - Partie 1

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L’air du soir est épais, collant. J’avance en essayant de ne pas me poser trop de questions. Maud me suit de près. Plus on approche, plus l’ambiance du bar m’accroche. La chaleur, les rires, les odeurs…

Je file direct vers le comptoir où Jona bosse déjà. Il m'aperçoit, puis Maud et s’écrie :

  • Principessa ! Prête pour ce soir ?

Elle acquiesce et grimpe sur un tabouret. Moi, je passe derrière lui pour prendre ma place et souffle juste assez fort pour que lui seul m’entende :

  • Je te botterai le cul plus tard pour l’avoir invitée à la soirée sans même m’en parler avant. Mais c’était une bonne idée. Merci.

J’attrape deux verres, sans lui laisser le temps de répondre et m’attèle aux commandes en attente.

  • Je te sers quelque chose ? demande-t-il à Maud. On va manger sur la plage tout à l’heure mais tu peux prendre un petit truc pour ne pas mourir de faim d’ici là.

Elle hésite un instant puis se décide :

  • Un thé glacé serait parfait. Oh ! Et s’il reste du fondant au chocolat, j’en veux bien une part, ajoute-t-elle en avisant le tableau avec le dessert du jour.
  • Parfait ! J’envoie la commande en cuisine. Je t’enlèverai la menthe.

Il lui envoie un clin d’oeil, mais elle fronce les sourcils, un peu perdue.

  • Merci.
  • Pas de souci. Vu ta réaction de l’autre jour, j’ai cru comprendre que c’était pas ton truc, explique-t-il.

C’est à mon tour d’être intrigué.

  • Quelle réaction ?

Jona éclate de rire et lance :

  • Elle a écrasé cette pauvre plante comme si elle allait la manger, elle.

Maud se ratatine sur son siège. Trop pour que ça soit une simple question de goût. Je lui tends son thé.

  • C’est quoi le problème avec la menthe ?
  • Oh… Euh… Mon… Mon frère en faisait pousser dans sa chambre, marmonne-t-elle.

Je ne l’ai jamais entendue parler de sa famille. Je réalise à quel point je la connais peu. Je ne savais même pas qu'elle avait un frère. Elle continue :

  • Du coup…
  • Ooooh, un frère ! intervient Jona. J’ai peut-être une chance de faire un jour partie de ta famille, gattino !
  • Probablement pas, réplique-t-elle. On est… en froid. Et puis, t’as pas les attributs qu’il faut.
  • Che sfiga ! D’autres frères ou sœurs avec un cœur à prendre ?

Son regard se perd dans le vide quelques secondes. Elle déglutit, puis lève à nouveau les yeux vers Jona.

  • Non, souffle-t-elle avec une moue contrite et moqueuse. Mais j’ai quelques cousines…
  • Aaaah ! Merci ! Prends exemple sur elle, me lance-t-il. Elle au moins, elle pense à mon petit cœur.
  • Ton coeur ? je rigole. T’es un baiseur en série ! Moi, je suis lucide sur tes intentions.

Il prend un air dramatique, main sur la poitrine, et déclame :

  • Mes intentions sont toujours honorables. Est-ce ma faute si les autres ne veulent que du sexe ?
  • Ça t’arrange bien, avoue ! je ris.
  • Je ne vais quand même pas leur refuser ce plaisir, réplique-t-il avec un sourire bien trop grand pour être sincère. Ce serait impoli.

Là-dessus, il part en cuisine lancer la commande de Maud. Je secoue la tête en soupirant. Elle est toujours un peu crispée derrière son verre. Je cherche son regard, mais elle m’esquive sans même chercher à s’en cacher.

  • Du coup…? je la relance.

Ses yeux papillonnent sur mon visage. Elle me scrute, la bouche ouverte. Aucun mot ne sort. Elle s’éclaircit la gorge et finit par me répondre :

  • Il embaumait la menthe. Je pense qu’à force de le sentir, ça m’a dégouté.

Je n’y crois qu’à moitié, mais je n’insiste pas. Elle respecte mes silences. À moi de respecter les siens. J’attrape sa main, y dépose un baiser léger. Et je lance une connerie, un peu vraie, pour détendre l’atmosphère :

  • Heureusement que c’est pas un indispensable en cuisine… Sinon j’aurais jamais pu te mettre le grappin dessus.
  • Bien sûr que si, rétorque-t-elle, un sourire timide aux lèvres. Je craquais pour toi bien avant de connaître ton talent.

Cette phrase me percute plus fort que prévu. Pas parce que je doute qu’elle soit sincère, mais parce que je ne comprends toujours pas ce qu’elle voit. Ses explications à la plage l’autre jour ne m’ont pas du tout éclairé. Il n’y a pas grand-chose en moi qui justifie son intérêt. J’hésite à la cuisiner davantage.

C’est pile à ce moment que Jona réapparaît, plateau en main, le tenant au-dessus de sa tête comme une offrande. Il s’incline avec emphase :

  • Fondant au chocolat, sans aucune trace de verdure suspecte.

Maud éclate de rire, lève son verre pour saluer sa prestation - pas moyen d’appeler ça autrement - et son regard redevient enfin normal. Elle plonge illico dans son livre, sans même toucher au gâteau ou à sa boisson.

Je reprends le service, enchaîne les commandes, les verres qui tintent, la mousse qui déborde, les cocktails qui s’alignent. Mes mains bossent, mais mes yeux se tournent toujours vers Maud. Elle grignote par à-coups, entre deux pages, comme si manger n’était qu’un réflexe secondaire. Quand elle attrape son verre, c’est le même automatisme. Une inspiration, une gorgée, et elle replonge. Tout ce qui compte, c’est son roman. Je remplis une pinte, essuie un verre, replace une bouteille à sa place, mais je reviens toujours sur elle.

Parfois, ses sourcils se froncent, et je me demande quelle merde est en train d’arriver à ses personnages. L’instant d’après, elle étouffe un rire, seule dans son coin, et ça me tire un sourire malgré moi. Elle vit chaque ligne. A chaque réaction, j’ai l’impression d’assister à un spectacle rien que pour moi.

  • Arrête de la surveiller comme ça, personne ne va la manger, plaisante tout à coup Jona à côté de moi.

Je ne prends même pas la peine de répondre à la provocation. Il ne se laisse pas démonter et continue de me chambrer :

  • Allora ? Bain de minuit prévu avec ta chérie ce soir ? Ne me remercie pas.
  • Va chier. On va sûrement même pas se baigner. C’est pas son truc les grands rassemblements comme ça.
  • Ah ? Elle n’a rien dit.

Bien sûr que non. Même si elle est mal à l’aise, Maud voudra s’intégrer. Elle va se forcer mais finir en retrait, comme toujours.

  • Bof, avec deux ou trois shots dans le ventre, elle se déridera tu verras, rit-il. Je cherches pas à remuer le couteau dans la plaie, mais Maud bourrée c’est assez drôle.

Un flash de ses éclats de rire et de sa danse contre lui me revient en mémoire. L’agacement passe vite, remplacé par notre camaraderie vache habituelle.

  • Si t’arrives à la convaincre, je plonge à poil dans l’eau, je parie.
  • Aaaaah ! Enfin les choses sérieuses ! s’esclaffe-t-il.

Je secoue la tête et retourne à mes coktails, mes mains qui s’activent sans réfléchir. Les verres tintent, les glaçons sautent, la musique couvre presque les voix des clients. Je jette un œil vers Maud. Elle est toujours dans son monde.

Les heures défilent, la musique se fait plus forte, les clients plus bruyants. Un groupe tape sur les tables en rythme, d’autres improvisent une chorale bancale. Je reste derrière le comptoir, à mélanger, servir, nettoyer, recommencer.

Je profite d’un moment pour remplir un verre de thé glacé et je le pose devant elle sans un mot. Elle est tellement absorbée par son bouquin qu’elle ne le remarque pas tout de suite. Alors, du bout des doigts, je frôle sa main pour la prévenir. Elle relève les yeux, souffle un « merci » du bout des lèvres. J’emprisonne ses doigts entre les miens. Juste assez pour que ça compte, sans attirer l’attention. Puis je repars aussitôt sur une commande, comme si de rien n’était.

A un moment, j’aperçois une jeune femme s’approcher du bar. Je me redresse, prêt à écouter sa commande. Mais elle ne dit rien. Elle me fixe et glisse un petit papier sur le comptoir en catimini avant de partir. Intrigué, je le ramasse et jette un œil rapide. Le texte est écrit en grec, incompréhensible pour moi. Mais tout en bas, un numéro de téléphone me saute aux yeux.

Je reste un instant figé, le sourcil à peine levé. Ça faisait un moment que ça n’était pas arrivé. Je plie la note en deux, la glisse sur le plan de travail. J’attends que la fille ait quitté le bar pour la jeter.

  • Tu sais que tu pourrais avoir un tableau de chasse plus impressionnant que le mien, si tu le voulais ? balance Jona derrière moi.
  • Si je le voulais.
  • Je vais te broder un t-shirt “mon coeur est pris, ma bite aussi”, continue-t-il, hilare.

Pas si con…

En soi, je m’en fous que ces filles tentent un truc. Mais avec Maud ici, j’ai aucune envie qu’elle assiste à ce genre de scène. Qu’elle interprète mal. Remarque… ça la ferait peut-être marrer, qui sait ? Elle n’a même pas l’air d’avoir remarqué. Toute son attention est sur son roman.

Je reporte la mienne sur le service. Tantôt speed, tantôt tranquille. Plus la soirée avance, moins il y a de monde. Les voix s’estompent. La musique baisse. La tension redescend pour tout le monde. Sauf moi.

L’after me file déjà des sueurs froides. Ça fait des jours que je traîne mes tremblements, mes démangeaisons fantômes, cette irritabilité qui colle à la peau. J’en suis presque à transférer mon addiction dans le sexe…

Sur la plage, ce soir, il y aura de l’alcool partout. Facile, à portée de main. Et il faudra au moins que je prenne une bière pour ne pas attirer l’attention. J’essaie de me convaincre que ça suffira. Que je tiendrai avec ça. Mais au fond, je sais que c’est des conneries.

Ça n’étouffera pas le manque. Ça va juste l’attiser.

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