Chapitre 30 - Partie 2
Le bar s’éteint peu à peu. Les derniers clients finissent leurs verres et s’éclipsent, un par un, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que Maud, toujours perchée sur son tabouret, la tête plongée dans son bouquin comme si rien d’autre n’existait.
Autour, la mécanique de fin de service s’enclenche. Matteo et Jona parlent déjà gyros et répartissent qui sortira les commandes. Deux collègues filent dans la réserve pour récupérer les packs de bières, qu’ils entassent dans une glacière avec de gros sacs de glaçons. D’autres sortent de leurs sacs quelques bouteilles plus corsées, apportées exprès pour l’after. J’évite de m’attarder dessus, mais une pensée me traverse malgré moi : si parmi elles, il y a du gin, je suis foutu.
Tout le monde s’active : chaises rentrées, balais qui raclent le sol, tables essuyées dans un ballet rapide et rodé.
Quand tout est prêt, Matteo fait son petit tour de salle, un regard à gauche, un autre à droite, pour s’assurer que personne n’a oublié quoi que ce soit. Il hoche la tête, satisfait. Tout est bon. Enfin… presque.
Il manque Maud.
Toujours absorbée par ses pages, elle n’a rien vu, rien entendu. Alors je contourne le comptoir et vais vers elle.
Je reste un instant immobile, à la regarder. Fasciné par cette concentration féroce qui efface le monde autour d’elle. Puis je fais glisser doucement mes mains le long de ses bras, jusqu’à ses poignets. Je me penche, assez près pour que ma bouche frôle son oreille.
- Reviens parmi nous, il va être temps d’y aller.
Elle cligne deux ou trois fois des yeux et jette un œil autour. C’est comme si elle sortait d’un rêve. Après un sourire timide, elle le range avec précaution. A l’autre bout de la salle, j'aperçois Jona qui nous observe, l’air taquin. Ça m’agace, mais je laisse couler.
J’aide Maud à descendre et enfonce mes poings dans mes poches. En plus de Jona, il va maintenant y avoir Daphnée. Hors de question de leur donner de quoi se foutre de nous.
On sort, Matteo abaisse le rideau de fer dans un claquement sec. Le bar disparaît derrière nous, avalé par la nuit. On descend en groupe vers la plage, sacs sur l’épaule et éclats de voix déjà dans l’air. J’ai les mains dans les poches, le pas tranquille.
Un gars à ma gauche s’avance vers moi. Grand, carrure solide, mais un peu réservé. Il bosse pas au bar, je l’aurais reconnu. Pas l’air trop en décalage pour autant. Avec un sourire un peu complice.
- Hi ! You okay ? lance-t-il avec un accent très marqué.
- Hey. Yeah. You’re with us ? je demande.
Il se tourne vers moi, souriant avec un mélange de fierté et de timidité.
- Yes… yes. I am Kostas. I am with Alexis.
- With Alexis? Didn’t know he was gay.
Il secoue vivement la tête.
- No, no, rit-il. Alexis… friend. Big friend. We… same house.
- Oh ! You’re roomates ?
- Yes! Two years. He cook, I… hum… wash. We… like brother. Not blood, yes? But… brother.
Sa chaleur est contagieuse. Je hoche la tête, amusé. Mais je ressens un truc bizarre dans la poitrine. Je n’ai jamais cherché à en savoir plus sur la vie d’Alexis. Ni aucun de mes collègues. Sur personne en fait. Sauf Maud.
Elle marche d’un pas tranquille à côté de moi. Elle observe, silencieuse, attentive à nous mais pas vraiment impliquée. En tout cas, pas encore.
On débouche sur la plage, les sacs se posent dans le sable. Matteo et Jona bricolent le brasero, les flammes prennent vite. La musique est lancée, les plus extravertis se mettent même à danser. J’abandonne Maud un instant pour filer un coup de main. On distribue la bouffe et vient le moment où on me tend une bière. La première gorgée est… insipide. Insatisfaisante. Insuffisante. Mais je bois quand même. Et puis je m’autorise à jeter un œil vers Maud. J’ai peur de ce que je verrai dans ses yeux. Sauf qu’elle ne me regarde pas. Elle discute avec Daphnée. Mon radar à emmerdes s’allume aussitôt.
Ça a l’air d’aller mieux entre elle. Mais Daphnée reste Daphnée. Elle n’a pas de mauvaises intentions, mais elle parle trop. Sans réfléchir. Et dans ses bavardages, il suffit d’un mot de travers pour que Maud commence à se poser des questions. Ou qu’elle comprenne tout.
Je me pointe, essaie d’avoir une voix neutre.
- Tout va bien ?
Elle m’assure que oui d’un bref signe de tête. Ça libère le souffle que je retenais sans m’en rendre compte. Pas de gaffe. Rien. Juste elles deux, à papoter. Je lui propose de nous installer.
Cette fois, ce n’est pas une excuse pour l’éloigner. Bon un peu. Mais j’ai surtout envie qu’elle soit à l’aise. Qu’elle profite de la soirée. On s’installe près du feu, avec la chaleur sur nos visages et les rires autour de nous.
Je m'assois, jambes étendues, ma bière en main. Maud s’appuie contre moi. Un truc qu’on faisait parfois même avec ma famille à côté. Juste assez pour être près, sans que ça me mette mal à l’aise. Elle se freine. Consciente de ce que je supporte ou pas. Ça me fait toujours drôle qu’elle comprenne sans que je dise quoi que ce soit. Ça me touche. Assez pour que je prenne un risque.
Je glisse ma main dans la sienne, la tourne paume vers moi et embrasse le bout de ses doigts. C’est court, discret, mais à l’intérieur ça fait l’effet d’un saut dans le vide. Je lâche aussitôt, comme si de rien n’était, et je reprends la conversation qui roule d’un bout à l’autre du cercle. Ça parle, ça rit, ça chante. Dans toutes les langues.
Maud, elle, reste silencieuse. Attentive. Ses yeux suivent les gestes des autres, les éclats de rire. Elle prend la température du groupe. Se demande sûrement si elle va plonger ou se mettre en retrait.
Et puis un gars s’amène. S’assoit juste à côté d’elle. Comme si je n’existais pas. J’ai une seconde envie de lui faucher les genoux. Qu’il s’éclate le cul par terre. Je pourrais aussi embarquer Maud sur mon dos et filer. Il percuterait qu’elle est à moi. Que personne me la reprendra.
Redescends Cédric !
Je respire. J'essaie de me calmer. Ils ont le droit de parler. Mais je me redresse. Je me rapproche. Pour rappeler qu’elle n’est pas libre.
J’écoute sans en avoir l’air. C’est le copain de Sofia. Ça me rassure pas plus que ça. Rien ne dit qu’ils sont exclusifs. Et même dans ces conditions, rien ne dit qu’il ne tentera pas un truc bizarre. Elle est gentille Sofia, mais un peu effacée. Un peu comme Maud parfois.
Le feu crépite. L’odeur du bois se mélange encore à celle du gras des gyros. Les bières circulent de main en main. Le cercle est moins serré qu’au début. Certains s’allongent, d’autres se rapprochent du brasero, les jambes repliées contre leur poitrine.
- Okay, Best Of time ! annonce soudain Anna.
Elle tape dans ses mains, son sourire éclairé par les flammes.
- Best of ? me chuchote Maud.
- Ouais… En gros, y a une catégorie. Chacun raconte sa meilleure anecdote, et le groupe vote. Le gagnant choisit la musique pour les trente prochaines minutes. Et aussi la catégorie Best of pour la prochaine soirée.
- Alexis, you’re the last winner, lance Matteo. What’s your category ?
- Πιο Περίεργη Έκπληξη.
- Okay, Strangest Surprise. Let’s go.
Les histoires s’enchaînent. Les gens parlent fort, se marrent, s’agitent. Je capte des bribes, mais pas tout. Je suis trop concentré sur Maud. Je ne la regarde pas tout le temps mais je guette les signes. Comment elle tient son verre, est-ce qu’elle est tendue ou plutôt relâchée, ses rires discrets… Elle a l’air de s’amuser.
Je me laisse captiver. Ça m’occupe l’esprit. Ça m’évite de penser à ma bouteille vide dans mes mains. A l’envie de me lever et d’aller en chercher une autre.
- You remember that, Cedric ?
- What ? je demande prit de court.
- The guy who wanted a cocktail without alcohol but who still wanted rhum !
- Oh… Yeah. Didn’t really bother with the incoming headache. I just did the fucking cocktail as usual. He even left a good tip.
Comme quoi, parfois l’alcool ça règle des problèmes…
Tout le monde rigole et le jeu continue. Chacun balance son histoire. Je laisse filer, je commente pas. Jusqu’à ce que ça soit mon tour. Je jette un oeil à Maud.
Ma plus grosse surprise ces deux dernières semaines… ? Trop de possibilités. Découvrir que Maud ressent quelque chose pour moi. Qu’elle m’ait rendu mon baiser dans la réserve. Ce qu’on a fait dans la douche chez mes parents. Quand j’ai ouvert la porte de chez moi et qu’elle était là. Tout ce qui s’est passé depuis son arrivée…
Y a pas moyen que je raconte aucun de ces trucs.
Je réfléchis encore quelques secondes. Et puis je trouve la parade parfaite :
- Easy ! I came to work here to meet new people. And a few days ago, she came out of nowhere ! je lance en pointant Daphnée. We worked together three years ago. Ski resort. Worst part is : we had already seen each others at my mom’s birthday like 4 days before. I thought she was stalking me !
- Such a pleasure to deal with you ! Wouldn’t miss it ! renchérit-elle.
Des exclamations de surprise et d’amusement s’élèvent. Je suis pas le seul à trouver la coïncidence dingue. Certains collègues abondent dans mon sens et Daphnée se fait charrier quelques secondes.
Les anecdotes se poursuivent dans cette ambiance un peu complice, un peu vache. Jusqu’au dernier membre du cercle : Jona.
- One night, out of nowhere, a little lady came asking for a guy, commence-t-il. Straight up insulted me when I didn’t obey. I ended up helping her get the man of her dreams. She became a good friend in less than a week.
Je pige direct. Il parle de Maud. Et je sens à sa façon de se recroqueviller qu’elle l’a très bien compris, elle aussi.
Autour du feu, la majorité des gens le chambre. L’accuse d’inventer.
- Well, ask her then, se défend-il. She’ll tell you what’s what.
Et là, il la désigne. Ses doigts se crispent autour de son verre. Je n’ai même pas besoin de la regarder. Elle est mal à l’aise. Je ne peux pas rester sans rien faire. Alors j’interviens.
- As soon as you knew she came for me, you were in ! je me force à rire. Always trying to fuck with me ! Bastard.
J’essaie de détourner l’attention. De ne pas la laisser dans la fosse aux lions seule. Jona m’envoie un baiser et reprend :
- Always. But it’s no longer my job. Unless you’re willing to share…, propose-t-il en fixant Maud.
Je n’ai pas le temps de répliquer. Maud s’en charge.
- Never ! It took me long enough.
Je sais pas pourquoi mais ça me fait quelque chose. Cette idée qu’elle a souhaité ça pendant longtemps. Je le sais. Mais qu’elle le dise, tout haut, c’est pas pareil.
Sans réfléchir, je me penche vers elle et je dépose mes lèvres sur son front. Pas une caresse en cachette. Juste… un geste clair. Visible. Pour elle. Pour tout le monde. Elle ferme les yeux une fraction de seconde et ça suffit à tout dire.
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