Chapitre 31 - Partie 5

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Je tire une chemise noire — faut que je fasse tourner une machine en rentrant —, enfile un pantalon.

À la quinzième gorgée, j’ai cette impulsion débile : me lever, dévaler les escaliers, la rattraper, lui dire que j’ai menti, que je veux qu’elle reste… Alors je glisse du canapé au sol, en me disant que comme ça, je pourrai pas foncer dehors. Que ça lui laisse une chance de partir pour de bon. C’est con, mais ça marche.

Allongé sur le parquet, je continue de boire par petites lampées. Mon regard se perd sur le mur, vide. Je voudrais tout effacer. Son odeur. Sa voix. Ses mots. Tout ce qui me retourne encore.

Je respire, je bois encore, juste assez pour que la colère et le vide se mélangent en quelque chose de supportable. Chaque gorgée est un compromis entre l’oubli et la nécessité de tenir.

Je ferme les yeux. Et mon esprit s’égare sur son appel. Le déclencheur… Le souvenir est intact. Cruel de clarté.

Elle m’avait envoyé un texto. Elle avait "besoin de moi". Rien qu’en voyant ces mots sur l’écran, j’avais pas cherché plus loin : j’avais appelé, prêt à l’aider. Sa voix était toujours douce, familière, mais aussi un peu tremblante. Quand elle est rentrée dans le vif du sujet, j’ai compris pourquoi.

  • C’est à propos d’un gars. Depuis un moment, entre nous, c’est… bizarre, a-t-elle avoué.
  • Comment ça, bizarre ?
  • On a accroché super facilement, super vite. Mais plus ça va, plus j’ai l’impression qu’il y a des sous-entendus dans ce qu’il me dit, qu’il me regarde différemment.

Mon premier réflexe a été de rationaliser. Un mec qui tentait sa chance avec elle ? Belle, intelligente, drôle… Ouais, classique. Pas de quoi fouetter un chat. Et en même temps ça m’a agacé. Pourquoi est-ce qu’elle avait autant de prétendants quand moi je ne pouvais pas participer à la compétition ?

  • Zed, l’autre jour, je suis presque sûre qu’il m’a embrassée dans le cou !

Ça, ça m’a fait tiquer. Parce que moi aussi je l’avais embrassée comme ça. Je me suis rassuré en me rappelant qu’elle n’avait pas réagi. Ni à ça ni à aucun autre geste ambigu. Elle parlait forcément d’un autre. Un collègue. Ou un ancien ami de la fac. Normal. Rien à voir avec moi.

Je me suis convaincu que mes signaux étaient trop subtils pour être percés à jour — Tu parles… Ça se voyait comme un éléphant dans un couloir —, que je l’intéressais si peu qu’elle ne captait même pas.

Je suis resté calme, faussement désintéressé :

  • Haha, tu te fais draguer ? Attention, Nate va être jaloux.
  • Pour ça, il faudrait qu’il puisse être témoin de ce qui se passe. Mais avec le gars, on se parle, mais on se voit rarement physiquement… Et puis, c’est tellement subtil que, même moi, je suis sûre de rien. Peut-être que j’interprète mal… Le problème, c’est que plus il agit comme ça, plus je…plus je ressens quelque chose.

Ça c’était problématique. Elle était fiancée, mais le gars s’acharnait sur elle au point de lui retourner la tête. C’était normal qu’elle soit gênée. Et pour le coup, ça m’a vraiment énervé. Qu’elle reste avec Nate, ça me bouffait, mais au moins elle restait dans ma vie. S’ils se séparaient, je la perdais pour toujours.

  • Tu veux dire que tu pourrais craquer ?
  • Je crois que j’ai déjà un peu craqué. Et ça me terrifie. Parce que si je me trompe, ça veut dire que je vois des choses inappropriées sans raison. Et si j’ai raison… Je t’avoue que je ne sais pas jusqu’où ça pourrait aller.
  • Tu ne sauras pas si tu ne dis rien. Franchement, arrête de te prendre la tête toute seule. Tu le prends entre quatre yeux et tu parles de tout ça.

J’en revenais pas d’avoir cette conversation avec elle. De la pousser potentiellement dans les bras d’un autre. Et puis elle a lâché cette bombe :

  • C’est ce que je fais. Je te parle…

J’ai du mettre 15 secondes à percuter. Elle parlait bien de moi. Et surtout : elle ressentait quelque chose pour moi. Mon cœur a commencé à taper comme un fou. Le fantasme prenait une autre dimension. En deux secondes ça a été la panique. Je ne trouvais même plus mes mots. De toute façon, qu’est-ce que j’étais censé dire ? Qu’est-ce que j’étais censé faire ?

Elle était toujours à l’autre bout du fil, à attendre une réponse de ma part. J’aurais pu feindre l’indifférence. Encore. Mais j’ai pensé à ce que son aveu voulait dire. A ce “nous” qui aurait pu exister sans Nate. Et j’ai été franc. Parce que je ne pouvais plus mentir. Ni à elle ni à moi. S’il n’y avait pas eu Nate, il aurait pu se passer quelque chose. Sauf que Nate existait. Qu’il l’aimait. Qu’ils étaient fiancés. Je me suis forcé à respirer. A parler calmement alors que je faisais les cents pas dans mon salon. A rester loyal. A rationaliser. A dire ce que j’aurais dit à quelqu’un d’autre. Ce que j’aurais conseillé si ça ne nous concernait pas.

J’ai fait ce qu’il fallait pour ne pas détruire leur bonheur. Exactement comme tout à l’heure. Et une fois que j’ai raccroché, j’ai bu. Beaucoup. Exactement comme maintenant.

Je reste là des heures, à même le sol, la bouteille calée contre ma cuisse. J’alterne entre boire et fixer le plafond. À chaque fois que je sens les souvenirs revenir, j’en reprends une gorgée. C’est devenu une sorte de réflexe. Un coup pour étouffer l’écho de sa voix. Un autre pour noyer l’image de son regard quand je lui ai menti.

Je me dis que c’est juste un délire de plus. Une illusion comme les autres. J’ai déjà confondu mes rêves et la réalité plus d’une fois, surtout après quelques verres. Peut-être que tout ça n’a jamais vraiment existé. Que je me suis juste encore raconté une histoire.

Quand la sonnerie de l’alarme vrille l’air, je sursaute. Ma gorge brûle. La bouteille est presque vide. Il est l’heure de faire semblant.

Je me lève, un peu trop vite, vacillant une seconde avant de retrouver mon équilibre. Je vais dans ma chambre. J’ouvre la porte de l’armoire, vois l’étagère que je lui avais laissée. Un espace blanc, nu, qui hurle son absence.

Je sens ma poitrine se serrer. Je reste planté là, incapable de bouger. Puis je me force à inspirer. Le taf n’attend pas. J’ai pas le temps pour ça.

Je tire une chemise noire — faut que je fasse tourner une machine en rentrant —, enfile un pantalon. Chaque geste me donne l’impression d’enfiler un déguisement. Je passe la main dans mes cheveux sans conviction, attrape ma saccoche.

Je traverse l’appartement en silence. Tout paraît trop grand, trop vide. Dans la salle de bain, je passe un peu d’eau sur mon visage. Mes yeux sont rouges, gonflés. Pas grave. Ça ira. Il faut que ça aille.

Je reste une seconde à me regarder dans le miroir, sans me reconnaître vraiment. Puis je me détourne. Je ferme la porte de l’appartement sans même vérifier si j’ai mes clés.

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