Chapitre 31 - Partie 6

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J’entre dans le bar. Mon cerveau est engourdi par le Gin, mais ça va passer. Je sais pas si c’est bien ou mal. J’ai pas envie de de me remettre à penser. J’ai pas envie qu’on sache à quel point je suis bourré. Faut que je puisse continuer de bosser. Peu importe combien de verres je me suis envoyé.

Jona encaisse des clients. Il m’a repéré mais fait son taf avant tout. Je contourne le bar pour prendre mon poste. Les gestes viennent seuls, mécaniques : préparer le comptoir, aligner les verres, laver ceux dans l’évier.

Du coin de l’oeil, je vois les clients sortir. Jona se rapproche et met une main sur mon épaule.

  • Cédric…

Pour une fois, il ne me taquine pas, ne me balance pas un surnom ridicule. Mais je sais quand même que ce qu’il va dire va me faire chier. Je me dégage sèchement.

  • Elle est partie.

Il fronce les sourcils, ouvre la bouche.

  • Elle est partie, je répète. Et on en parlera pas. On en parlera jamais. C’est clair ?

Je ne sais pas vraiment de quoi j’ai l’air. Pour être honnête je m’en fous. Ce qui compte c’est que le message passe. Et ça a l’air d’être le cas puisqu’il recule d’un ou deux pas avant de marmonner :

  • Ok…

Il reste un instant là, immobile, puis resserre légèrement sa main sur mon épaule avant de se détourner. Pas un mot de plus. Juste ce geste.

Et c’est con, mais ça me touche. Ça me serre quelque part sous les côtes. Un truc que j’ai pas envie de sentir. Alors je ravale, je me remets à essuyer le plan de travail, plus fort, plus vite. Comme si je pouvais faire disparaître ça aussi.

L’eau coule, les verres s’entrechoquent, la routine reprend le dessus. Un automatisme qui me sauve encore une fois. Je m’y accroche. Préparer, envoyer, laver, essuyer, recommencer. La salle se remplit peu à peu. Les rires, les verres qui s’entrechoquent, la musique trop forte — tout ça couvre le reste. Tout ce que j’essaie d’oublier. Ça fait presque illusion.

Puis Daphnée apparaît au bout de la salle et me fixe. Même de là, je vois qu’elle a capté que je suis pas sobre. Pourtant elle ne vient pas tout de suite, comme je m’y attendais. Elle débarrasse les tables de son quart. Et puis elle finit par s’approcher, contourne le bar et se plante à côté de moi, sévère.

  • Cédric… faut qu’on parle.

Je ne lève même pas les yeux, je continue d’essuyer les verres, les mains précises, le regard droit.

  • Pas maintenant.
  • Cédric, je…
  • J’ai dit “pas maintenant”.

Le ton claque, sec, sans appel. Mais trop aigu.

Je la fusille du regard. Elle reste un instant figée, son expression change. Et je sais exactement ce qu’elle voit : une réplique de moi, il y a trois ans. En pire. Elle connaît le monstre planqué en dessous. Et comprend illico la bombe à retardement que je suis pour moi-même.

Son air inquiet me saoule encore plus que celui de Jona, alors je me détourne. Elle lève un bras, le rabaisse aussitôt. Elle cherche mon regard encore quelques instants, mais je lui en laisse pas l’occasion. Je range les verres, j’en prends d’autres, comme si elle n’existait pas. Après quelques secondes, j’entends juste un souffle court et le bruit de ses pas qui s’éloignent.

Je me redresse, attrape un torchon, essuie le comptoir une dernière fois. Tout va bien. Tout doit aller bien.

Je m’en sortais avant Maud. Je m’en sortirai aussi après.


Vers 23h, le bar se calme. La musique est encore là, mais moins oppressante. Les verres tintent encore, les rires sont plus espacés. L’alcool commence à se répartir dans mon système. Je ne me sens plus ivre, mais chaque geste reste lourd. Mes émotions, elles, sont plus présentes que jamais. Alors je continue mes gestes mécaniques : essuyer, ranger, aligner les verres. Mes yeux restent rivés sur le comptoir, en pilotage automatique.

Jona s’est rapproché de moi, oscille entre préparation des commandes et encaissement des clients. Mais il la ferme et c’est tout ce que je demande. Enfin, il la ferme… Il est en train de draguer. Et de toutes les personnes possibles, il drague Daphnée. Courageux, suicidaire ou juste vraiment en manque.

  • Ah, Daphnée ! soupire-t-il, théâtral alors qu’elle est appuyée au comptoir. Tu es un vrai rayon de soleil dans cette nuit maussade. Mon appart manque cruellement de lumière ces derniers temps… Tu veux pas venir y faire un tour après le travail ?

Daphnée glousse, levant les yeux au ciel.

  • T’es incorrigible.
  • Je sais. C’est ce qui fait mon charme. Au fait… je t’ai même pas demandé, ça a été ce matin ?
  • Oh ! Incroyable ! souffle-t-elle, retrouvant son sérieux. Le gars mort, c’était mon grand-père. Je suis le produit d’une relation de jeunesse non assumée. Avant de mourir, il a appris mon existence et je sais pas, s’il a voulu se racheter ou quoi, mais je suis effectivement sur son testament.
  • Ça fait toujours bizarre de se dire que les petits vieux aussi ont eu une vie sexuelle…, grimace Jona.
  • Attends, y a plus bizarre. Le vieux… C’est le père de Thierry.

Ça me tire de ma torpeur imposée :

  • Thierry ? Comme le patron de la discothèque ?
  • Lui-même.

Je réprime un petit rire abasourdi.

  • Tu déconnes ?
  • Même pas. C’est mon “oncle”. Et si tout va bien, il va vite arrêter de nous emmerder. Le vieux nous a légué le business à tous les deux. J’ai un moyen de pression de fou.

Jona siffle entre ses dents, impressionné :

  • Wow sérieux ?

Elle hoche la tête.

  • Ouais enfin, c’est un peu galère. Le Thierry était pas hyper content… Il a gueulé qu’il gère la boite depuis des années, que je sortais de nulle part, que si ça se trouvait j’étais pas vraiment sa petite fille ou je sais pas quoi… Il a réclamé un test ADN.
  • Ça m’étonne même pas.
  • Il m’a gonflé. En soit je m’en fiche de la discothèque, donc son test, là, rien à foutre non plus. Mais il était tellement lourd que j’ai réclamé qu’il en fasse un aussi. Je l’ai regardé droit dans les yeux et j’ai dit : “On est toujours sûr de la mère, mais pas du père”. Vous l’auriez vu devenir tout violet, rit-elle. Rien que pour ça, ça valait le coup.

Jona s’appuie un peu plus sur le comptoir pour se pencher vers Daphnée. Il passe deux doigts le long de son épaule.

  • Wow… Patronne de discothèque… Tu sais que ça te rend encore plus sexy ?
  • Méfie-toi je vais aller me plaindre à la direction, réplique-t-elle en ôtant ses doigts, comme elle écarterait une poussière.
  • Oh, mais quelle coïncidence… La direction, c’est moi ! renchérit-il avec un sourire de défi.

Je laisse passer leurs échanges, amusé par la taquinerie de Jona et la répartie vive de Daphnée.

  • Désolée, mais la vraie direction, c’est pas toi.
  • Ouais, mais heureusement pour moi, je suis dans ses bonnes grâces.
  • Hum… Pas autant que moi.
  • Comment ça ? demande-t-il.
  • Disons qu’on s’amuse comme vous ne le ferez jamais.

Un ange passe. Si elle sous-entend ce que je pense, c’est dingue. Et Jona pense pareil.

  • Non, attends ? T’as… ? Avec Matteo ? bredouille-t-il.
  • Je ne confirmerai rien. Mais dis-toi que c’est pas pour tes beaux yeux que je reviens tous les ans, ajoute-t-elle en glissant un doigt sous son menton.

Il déglutit, pris de court. Elle en profite pour récupérer son plateau, puis s’éloigne, la démarche tranquille. Gagnante incontestable de leur petite joute. Je pince les lèvres pour ne pas rire devant le regard incrédule et la mâchoire pendante de Jona.

Il marmonne un truc en italien et me demande :

  • Tu savais ?
  • Non, je dis en haussant les épaules. De toute façon, je suis pas sa mère. Elle fait ce qu’elle veut.
  • Quand même… J’en reviens pas.

Je m’apprête à lui renvoyer une pique quand un éclat de voix m'interpelle. Une table du fond avec deux types — l’un grand et lourd, l’autre plus nerveux. Ils rient un peu trop fort pour que ça soit naturel. Malgré l’alcool, mon radar à emmerdes tourne à plein régime.

Daphnée s’approche pour emporter leurs verres vides, sourire pro. Le grand se penche et attrape son poignet. Pas une tape, un vrai maintien. Il tire et lui dit un truc. Daphnée ne bronche pas. Son visage ne change pas de registre — poli, sec — mais je vois sa mâchoire qui se serre. Elle répond et ça n’a pas l’air de plaire à son agresseur car il se lève et la colle encore plus à lui.

Le petit nerveux se lève, se frotte les mains, prêt à suivre l’exemple du frère. Daphnée n’attend pas. Sans crier, sans appeler à l’aide, elle lâche son plateau, avance vers celui qui tient toujours son poignet. Et lui enfonce son genou entre les jambes.

L’homme hurle, la lâche. Elle le repousse d’un coup de pied, suffisamment fort pour le faire tomber. Le second se jette sur elle et lui met une gifle. Jona et moi réagissons immédiatement. Lui pour maintenir l’ordre et les faire sortir, moi pour me défouler et protéger le peu qu’il me reste d’amie.

Je pousse le gars qui a giflé Daphnée. Pas de fioritures : un coup d’épaule, direct. Il vacille, essaye de m’attraper. Jona arrive par la droite et lui colle une clé de bras qui le fait couiner. Pas de coups inutiles, de la mise à distance. La salle se fige, quelques clients se lèvent, d’autres filment.

Super.

Jona souffle quelque chose à l’oreille du gars qu’il tient. Il le relâche en le repoussant. Il s’exécute sans un regard pour son pote toujours au sol. Jona le relève d’autorité et le lance à l’extérieur.

  • C’est quoi ce bordel ? Qu’est-ce qui s’est passé ? demande-t-il en revenant vers nous.

Daphnée souffle, essuie la commissure de sa lèvre d’un revers de main, le regard glacial.

  • Ce bordel, c’est mon cher tonton, crache-t-elle.
  • Quoi ? je lance.
  • La première phrase que l'ogre m’a dit c’est “Renonce à l’héritage.”. Putain, je vais me le faire au prochain rendez-vous chez le notaire, râle-t-elle en frottant son poignet.
  • Mais fallait le dire, je les aurais pas laissé partir ! s’écrie Jona.
  • C’est rien, marmonne-t-elle. De toute façon, les flics auraient rien fait. Le gars m’a juste un peu secouée.
  • Ouais… En attendant, on n’est plus dans la blague là. Tu viens chez moi, chez Cédric, t’appelles Matteo, je m’en fous : tu restes pas seule chez toi.

Elle plante ses poings sur ses hanches.

  • Je sais prendre soin de moi.
  • J’en doute pas. Mais c’est pas négociable.

Elle pousse un long soupire mais capitule. Elle envoie un texto à Matteo et file en arrière-salle chercher un balai, comme si son agression n’était qu’un incident mineur. Jona rassure les clients, aide à déblayer le bazar.

On reprend le rythme. Les verres tintent, la musique reprend de plus belle. Mais quelque chose a changé dans la salle, dans l’ambiance générale. Jusqu’à maintenant Thierry s’en prenait au matériel, aux commandes… Cette fois, c’est personnel. Il passe aux attaques physiques.

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