Chapitre 32 - Partie 3
Le trajet se fait en silence. On s’arrête devant un bâtiment blanc, trop net pour le reste de la rue. Je sors, encore un peu cotonneux, mais assez stable pour prétendre que tout va bien. Pour faire ce pour quoi je suis venu.
Daphnée claque la portière, droite, impeccable, le menton relevé. J’ai vu des soldats avec moins d’aplombs qu’elle.
Le notaire a son cabinet au premier étage. Carrelage froid, odeur de citron et de vieux papier. On se présente à l’accueil, traverse quelques couloirs. Thierry est déjà là. Debout, les bras croisés. Son regard accroche celui de Daphnée. Avec l’expression amusée et cruelle d’un enfant qui s’apprête à piétiner un insecte, juste parce qu’il le peut.
- Ma petite dame, s’il vous faut un chaperon, vous n’avez pas les épaules pour gérer mon business, lance-t-il, en français. Le monde de la nuit, c’est pas un truc pour les gamines.
Il sait que personne d’autre ne comprendra. Sa voix dégouline de mépris. Ça m’aurait déjà fait péter les plombs. Mais Daphnée ? Elle le regarde avec un sourire “cause toujours, je t’emmerde” et le renvoie direct dans les cordes :
- La petite dame n’aurait pas besoin d’escorte si elle avait pu gérer cette histoire entre adultes.
Le sourire de Thierry retombe. L’amusement dans ses yeux disparaît. Ne reste que la cruauté. Je serre les poings dans mes poches. Un pas de travers et je l’envoie faire connaissance avec le sol.
Heureusement, la porte s’ouvre. Un homme petit, grisonnant, nous regarde tous tour à tour. Le notaire, visiblement. Daphnée s’adresse directement à lui et il hoche la tête, sourit poliment avant de nous faire signe d’entrer. J’imagine que je peux venir avec eux.
On s’assoit. L’homme commence à lire. Les mots glissent sur moi comme du chinois – du grec en fait. Je capte juste le nom de Daphnée, celui de Thierry et quelques mots que je reconnais vaguement. C’est long. Mais plutôt distrayant en fait.
Je regarde les visages : celui de Daphnée, concentré, patiente, et celui de Thierry, raide, suffisant. Puis le notaire sort une enveloppe, son ton change. Moins avenant, plus professionnel.
Quelque chose cloche. Je le vois à l’air effarée de Daphnée et à celui frustré de Thierry. Un mot tombe, un nom, celui de Thierry. Et là, le masque craque. Il se lève d’un bond, arrache presque les papiers des mains du notaire, blêmit.
Il roule les papiers en boule, les envoie à travers la pièce. Lance un flot de grec furieux, trop rapide pour que je suive, puis il finit par hurler un juron français avant de tourner les talons et claquer la porte.
Le silence retombe aussitôt. Le notaire soupire, récupère les papiers et tente de les aplanir à nouveau. Daphnée, elle, reste figée une seconde. Puis elle se redresse, reprend son calme, malgré sa surprise encore évidente. Ils échangent encore quelques phrases, elle signe plusieurs documents et on prend congés.
Quand on ressort dans la rue, la chaleur nous tombe dessus. Je marche à côté d’elle, les mains dans les poches, attendant qu’elle parle. Ses sourcils ne sont toujours pas retombés depuis tout à l’heure.
- Alors ? je demande à bout de nerf. Bon, vu comme il a explosé, j’imagine que c’est validé ? T’es héritière, félicitations.
- Moi oui. Thierry non.
- Quoi ?
- Il n’a pas de lien de parenté avec mon grand-père. C’est un enfant illégitime. Je suis la seule héritière, lâche-t-elle.
- Tu te fous de ma gueule ?
- Pas du tout, souffle-t-elle, entre incrédulité et amusement. Mon coup de bluff s’est transformé en bombe nucléaire. Je l’ai pulvérisé, ce petit bâtard.
Et là, elle éclate de rire. Pas un petit rire poli — non, un vrai. Franc, débridé.
- T’as compris ? couine-t-elle, pliée en deux, les yeux brillants. Parce que c’est pas le fils de son père…
Son fou rire monte encore, impossible à contenir. Elle se tient les côtes, se frappe la cuisse, respire à peine. Je ne l’ai jamais vue comme ça. Déchaînée. Comme si toute la tension qu’elle cachait jusqu’à maintenant venait de se fissurer d’un coup.
- T’es con…, je marmonne, le sourire coincé, incapable de rester sérieux.
Elle rit encore, et c’est contagieux.
- Bon allez, calme-toi, sinon je vais devoir conduire, je préviens.
Elle essaie de reprendre son souffle, essuie ses yeux, toujours hilare. Et après ces dernières semaines tendues, ça fait du bien de rire un peu.
La route du retour est presque aussi silencieuse que l’aller. Presque. Parce que cette fois, Daphnée a le sourire aux lèvres — des restes du fou rire qui refuse de partir. Moi, j’ai encore du mal à croire ce qu’on vient d’apprendre. Et surtout à réaliser qu’on va devoir l’annoncer aux autres.
Quand on approche du bar, je lance :
- Comment tu crois qu’ils vont réagir ?
Elle hausse une épaule, indifférente, mais lucide.
- Je pense que ça dépend de leur pari. La seule réaction qui m’intéresse c’est celle de Matteo. J’espère que le mini conflit d’intérêt va rien changer entre nous…
Quand on arrive dans la rue, le bar est déjà animé. Quelques clients traînent en terrasse, le nez dans leur café. À travers les arches, je vois une partie de l’équipe rassemblée près du comptoir. Jona est penché sur un petit carnet, essayant de suivre les instructions de tout le monde — les mises de dernière minute, visiblement.
Anna nous voit la première. Et c’est le branle-bas-de-combat. Elle court en cuisine, Sofia va chercher Matteo, qui sort en trombe, Jona sort sa calculatrice. C’est tellement le bordel que même les clients ont l’air de se demander ce qui se passe.
Dès qu’on entre, une dizaine de têtes se tournent vers nous, l’air mi-inquiet, mi-excité. Je me retiens de rire. On dirait un tribunal improvisé.
- SO ? lance Anna, l’air excédée.
Ça suffit pour que Daphnée reparte en fou rire.
- Dis-leur, parvient-elle à dire entre deux goulées d’air.
- You’re looking at the new boss of the club, j’annonce théatralement. Thierry’s out. Definitely. He’s an illegitimate child. So everything goes to Daphnee.
Anna pousse un cri de joie qui fait sursauter tout le monde. Et ça part en vrille. Matteo fonce sur Daphnée, la chope par la taille et la fait tournoyer comme un gosse. Elle rit, il rit, les autres applaudissent.
Quand il la repose, il lui dit un truc en grec et elle répond avec un clin d’oeil. Ça a l’air d’être la bonne réponse parce qu’il lui colle des baisers partout — les joues, le nez, le front — avant de finir par l’embrasser pour de vrai. Longtemps. Trop longtemps.
Je détourne le regard. Toute cette effusion, ça me serre un peu. Pas à cause d’eux, mais à cause de ce que ça réveille. Des souvenirs que j’avais rangés bien profond. Et qui vont exiger une sérieuse dose de gin pour pas remonter.

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